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A propos de l'article de Desportes sur la technologie

Je vous avais mentionné, l'autre jour (voir billet sur les deux guerres), un article du Gal Desportes dans Politique Etrangère. Le général Gambotti qui l'a lu en tire un certain nombre de réflexions passionnantes, que je publie avec plaisir. Le débat technologique rebondit. O. Kempf

Réflexions du Général (2S) Gambotti sur, Armées : « technologisme » ou « juste technologie » ? de Vincent Desportes

Le débat que le général Desportes pose dans cet excellent article publié dans Politique étrangère (2.2009) est pour les armées de nature ontologique. Car sans crainte d’être démenti, on peut avancer que la course à la technologie date du premier outil de silex à destination létale que tout protagoniste de notre lignée homo n’a cessé de perfectionner dans le but d’imposer par la force et l’ingéniosité sa volonté à ses congénères/adversaires. Rechercher la victoire au moindre coût humain est l’un des invariants de la stratégie. Et sans la technologie le guerrier est nu. Par voie de conséquence l’appropriation du progrès technologique par le soldat est une exigence absolue. Mais si l’auteur dénonce avec raison l’excès de technologie, sa thèse elle-même pêche un peu par excès. L’opposition entre la démarche capacitaire et la démarche finalitaire appartient à la vieille problématique des modèles d’armées, qui consiste à adapter en permanence l’outil Défense à la menace future, par essence hypothétique. Ce problème ne ressortit pas à la simple extrapolation linéaire. Nous sommes dans la problématique du rendez-vous sur objectif mobile à double niveau de complexité : le format d’armée contemporain doit répondre à la menace contingente, tandis que le modèle d’armée de l’horizon considéré est destiné à répondre à la menace future, cet exercice funambulesque devant, en outre, tenir compte du fait que le modèle d’armée objectif et la trajectoire pour y parvenir, sont continument affectés par le progrès scientifique.

Considérant cette double complexité dans cette course à terme, je pense que l’on peut avancer que le technologisme taclé par le général Desportes est surtout une aberration du temps de paix. C’est d’évidence une maladie du temps long, car, les besoins n’étant pas immédiats, les systèmes d’armes ont tout le loisir de se goinfrer de technologies jusqu’en en devenir quelquefois obèses et contreproductifs. A contrario, mais c’est un poncif, les sauts technologiques majeurs dans les armements et les changements de paradigme dans les stratégies sont plutôt des produits de la guerre, période aigüe de mobilisation des intelligences au profit immédiat des opérations et période de rejet d’extravagances technologiques. Avec cette dualité temps de paix/temps de guerre, nous sommes dans la banale mécanique du progrès technologique, quelques fois « tiré » par l’innovation, d’autres fois « poussé » par les besoins.

Mais contrairement au général Desportes je ne pense pas que les guerres d’Irak et d’Afghanistan soient des exemples de l’échec d’un quelconque excès technologique et des stratégies afférentes. Et que ces exemples puissent étayer sa thèse. Pour moi ces deux guerres ont été des succès militaires sans précédent, menées avec des stratégies opérationnelles de nature et de style très différents, l’une et l’autre ayant démontré sans aucune ambigüité que la suprématie universelle des armées des Etats –Unis d’Amérique est le produit de cette hyper-technologie. Constatons que jamais le principe de foudroyance, autre principe de la guerre, n’a autant rimé avec sophistication, précision, puissance, vitesse et …succès, qu’à l’occasion des ces deux campagnes.

Dans ces deux cas le militaire a fait son job, mais l’hyper-technologie a tué le politique. Et si nous nous appuyons sur la formule de Foch (ou…de Clausewitz, le doute me prend !) « le but de la guerre n’est pas la victoire, c’est la paix », il est incontestable que le soldat a apporté la victoire, mais que le politique a failli dans sa bataille pour la paix et s’agite actuellement pour ne pas perdre la guerre. Si la célèbre saillie de Clémenceau sur la responsabilité de la conduite de la guerre a encore de la pertinence, la chienlit postérieure à la bataille sur ces deux théâtres d’opérations est une faute majeure du politique. Et à cette occasion je voudrais une nouvelle fois, très immodestement, appeler ceux qui traitent de la guerre et qui appartiennent au petit monde des « sachants », ceux là même qui sont lus et écoutés dans les cénacles influents, à inciter le politique à apprendre la guerre et subsidiairement à apprécier ses responsabilités dans la présente conjoncture. Sans pour autant exonérer totalement le militaire de ses erreurs dans la tragédie irakienne, je voudrais pour argumenter mon propos sur la défaite du politique, rappeler une nouvelle fois l’existence d’un texte visionnaire de quelques lignes (en annexe), l’introduction de « Seconde lettre sur l’Algérie (1837) », d’A. de Tocqueville. Je regrette infiniment que ce texte soit si peu connu, il renvoie les politiques à leur devoir, gagner la paix en sachant penser la guerre et au-delà de la guerre.

Enfin, mais c’est une idée très personnelle, plutôt une intuition, ce ne sont pas seulement la rapacité du complexe militaro-industriel et la dynamique du progrès scientifique qui produisent ce technologisme dénoncé par le général Desportes. Je pense que c’est aussi la peur de la mort. De notre mort d’abord, mais aussi celle qu’il faut donner pour vaincre. Après ce siècle de guerres conduites comme des tueries de masse, ce siècle monstrueux de par ces génocides rationnellement perpétrés, ce XXème siècle qui a vu ses scientifiques les plus brillants parvenir à casser l’atome pour produire la pluie noire d’Hiroshima, notre humanisme en ce nouveau siècle semble vouloir refuser la mortalité que la guerre exige. D’où ce tropisme du soldat pour la technologie, ses néo-cuirasses et ses systèmes d’armes de guerre des étoiles, qui vise à lui conférer la suprématie stratégique absolue, tout en rendant la mort moins prégnante et plus exceptionnelle pour l’un, réduisant le fatum, donc moins massive et plus sélective pour l’autre. Le « zéro mort » se substitue à « viva la muerte ». La technologie est, à mon sens, l’outil de ce changement de paradigme.

Jean-Pierre Gambotti

Pièce jointe Il est vraiment dommage pour le peuple irakien et…les Etats-unis d’Amérique, que les néoconservateurs américains n’aient connu de l’œuvre d’Alexis de Tocqueville que De la démocratie en Amérique. La lecture de la seule introduction de Seconde Lettre sur l’Algérie (1837) leur aurait permis, outre de vérifier la pertinence universelle de Clausewitz « l’intention politique est la fin,… la guerre est le moyen », de prendre conscience avec Tocqueville qu’ « il ne suffit pas pour pouvoir gouverner une nation de l’avoir vaincue ».

Citons : « Je suppose, Monsieur, pour un moment que l’Empereur de Chine, débarquant en France à la tête d’une puissante armée, se rende maître de nos plus grandes villes et de notre capitale. Et qu’après avoir anéanti tous les registres publics avant même de s’être donné la peine de les lire, détruit ou dispersé toutes les administrations sans s’être enquis de leurs attributions diverses, il s’empare enfin de tous les fonctionnaires depuis le chef de gouvernement jusqu’aux gardes-champêtres, des pairs, des députés et en général de toute classe dirigeante ; et qu’il les déporte tous à la fois dans quelque contrée lointaine. Ne pensez-vous pas que ce grand prince, malgré la puissance de son armée, ses forteresses et ses trésors, se trouvera bientôt fort embarrassé pour administrer le pays conquis ; que ses nouveaux sujets, privés, de tous ceux qui menaient ou pouvaient mener les affaires, seront incapables de se gouverner eux-mêmes, tandis que lui, qui, venant des antipodes ne connaît ni la religion, ni la langue, ni les lois, ni les habitudes, ni les usages administratifs du pays, et qui a pris soin d’éloigner tous ceux qui en auraient pu l’en instruire, sera hors d’état de les diriger. Vous n’aurez donc pas de peine à prévoir, Monsieur, que si les parties de la France qui sont matériellement occupées par le vainqueur lui obéiront, le reste du pays sera bientôt livré à une immense anarchie. Vous allez voir, Monsieur, que nous avons fait en Algérie précisément ce que je supposais que l’Empereur de Chine ferait en France »….

Et certain gouverneur américain en Irak.

Commentaires

1. Le jeudi 13 août 2009, 16:55 par

A / La technologie n’est pas une fin mais un moyen, nous sommes probablement tous d’accord là-dessus. Exceptés peut-être les fournisseurs. Je me souviens d'avoir attendu autrefois des matériels dont la mise au point était très longue : le VAB, le FAMAS, le LRAC89 en leur temps, étaient technologiquement une sorte de perfection pour leur époque mais ils nous ont longtemps manqué sur le terrain pour cause de mise au point délicate. Le LRAC89 n’a finalement jamais été au point et fut rapidement abandonné après avoir été en service pendant sept ans : il était seulement bon pour le champ de tir mais pas pour la guerre parce que ses roquettes antichars, trop sophistiquées, n'explosaient pas à l'impact. La course à la technologie est une réalité dont il faut s’écarter parce qu’elle résulte de décisions où les considérations opérationnelles ne sont pas prépondérantes. Je sais que les exemples que j'évoque sont un peu préhistoriques en comparaison de la technologie actuelle, mais le processus est le même.

A l’inverse il faut se méfier des raisonnements qui, à juste raison pourtant, déclarent que le matériel n’est pas tout. Ces raisonnements sont rapidement extrapolés sous l’effet de considérations financières et dérivent bientôt vers l’idée que le matériel n’a pas d’importance et empêcherait même les qualités humaines du combattant de s’épanouir. Il y a un siècle, l’on avait volontiers oublié que « le feu tue » et l’on y suppléait par « la volonté de vaincre ». Nous sommes trop coutumiers des théories intellectuellement satisfaisantes mais poussées jusqu’à l’absurde dans la pratique.

Alors bien sûr la technologie n’est pas la panacée. Mais chez nous cette constatation, qui est de bon sens au départ, risque de conduire vers l’excès inverse. L’on a trop souvent envoyé nos gars « à poil » dans des situations impossibles, comptant sur leur débrouillardise et leur aptitude à se passer de tout.

B / Un autre aspect de l’intervention du Général Gambotti ne concerne pas directement la technologie, mais attribue les échecs d’Irak et d’Afghanistan au fait que « l’hyper-technologie a tué le politique ». C’est une analyse également intéressante. J’y ajoute que le Politique n’a peut-être pas été victime de l’hyper-technologie mais que la tendance constante du Politique est d’esquiver ses responsabilités.

Revenant à la situation française, c’est-à-dire sans hyper-technologie, rappelons qu’en 2008 alors que le Tchad était victime d’un raid parti du Soudan l’on a encore fait un prétendu « soutien logistique à l’armée tchadienne » en envoyant des troupes d’assaut aguerries (3°RIMa et 1°REC) qui devaient donc, à la place du Politique, prendre la responsabilité d’ouvrir le feu.

Ce jeu du Politique, qui à la fois esquive ses responsabilités propres mais s’immisce volontiers dans le Commandement quand c’est sans risque, devient une pratique considérée comme normale par le Politique. Ce n’est pas vraiment nouveau : il faut relire, dans « Le Fil de l’épée » (1932), le chapitre intitulé « le Politique et le Soldat ».
Dans le cas américain, cette esquive a été permise par l’idée que l’hyper-technologie résoudrait tous les problèmes. Chez nous qui n’avons pas les mêmes moyens, l’esquive utilise d’autres méthodes : le Politique, chez nous, fait mine, à bon compte, de jouer son rôle en se substituant au Commandement dans les moments où c’est facile. Ce stratagème lui permet d’oublier que sa responsabilité politique est de préciser clairement la mission, c’est-à-dire le résultat qu’il veut obtenir par les armes. Peut-être aux Etats-Unis le Politique a-t-il été tué par l’hyper-technologie mais chez nous le Politique n’a même pas cette excuse pour esquiver sa responsabilité.
C’est pourquoi on le voit s’agiter volontiers dans des domaines qui ne sont pas les siens mais où il est tranquille, sûr que le Soldat saura réparer ou assumer sans rien dire les fautes du Politique.

Le stratagème est désormais connu et éventé. Il est de plus en plus souvent évoqué depuis environ un an et encore ces derniers temps sur les blogs et dans la presse spécialisés : il faut renvoyer le Politique à ses responsabilités… ou à ses études le moment venu. Je souligne à mon tour une si claire évidence en regrettant que ce ne soit pas encore évident pour le personnel politique.
La responsabilité politique est de préciser clairement la mission, c’est-à-dire le résultat qu’il veut obtenir par les armes. Lutter contre telle ou telle abstraction (par exemple contre le terrorisme, pour vigipirate comme en Afghanistan), ce n’est pas un résultat, ce n’est qu’une formule creuse.

Sans savoir, moi non plus, qui a dit « le but de la guerre n’est pas la victoire, c’est la paix », je sais qu’il incombe au Politique de définir le but de la guerre. Alexis de Tocqueville cité par Jean-Pierre Gambotti renvoie opportunément les politiques à leur devoir.

2. Le jeudi 13 août 2009, 16:55 par

Tout à fait d'accord avec Yves CADIOU pour ce qui concerne l'affaire irakienne. Le problème des politiques a été d'écarter toute responsabilité à leur niveau. Ainsi, on a produit:
PRIMO: un amas croissant de responsabilités de facto sur les épaules des militaires.
SECUNDO: une disjonction entre autorité et responsabilité (avec le cas extrême de la CPA de Paul BREMER en 2003/2004.) Il faut voir comment la complexité bureaucratique américaine a notamment produit une prise de conscience précoce des fautes et même des remèdes mais aussi le syndrome de la "patate chaude", le dernier de la chaîne étant systématiquement le militaire sur le terrain.
Bref, l'excessive confiance en la technologie me paraît surtout un symptôme plutôt qu'une cause. Dit plus simplement: la technologie doit rester un moyen et ne doit surtout pas empêcher de penser aux fins. Tous les problèmes ne se résolvent pas par des ajustements techniques, certains demandent aussi un changement d'objectifs voire une réflexion éthique. Sur ce dernier point, malheureusement Machiavel est passé par là....

3. Le jeudi 13 août 2009, 16:55 par arbarétier

Je suis tout à fait d'accord avec les remarques d'Olivier Kempf concernant notre propension à nous Français de substituer à nos déficiences matérielles un souci de mettre l'homme en avant et du coup d'oublier que la technologie a à la guerre, comme dans d'autres activités humaines, une importance capitale. Il faut bien que nos hommes politiques en soient persuadés !

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