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Les maréchaux soviétiques parlent Présenté par Laurent Henninger

Voici un petit livre amusant, chef d’œuvre du "soft-power" soviétique dans les années 1950 : "Les maréchaux soviétiques parlent". Parce qu'à l'époque, bien sûr il y avait la propagande éhontée et lourdingue des communistes, mais il y avait aussi, en contrepoint, des manipulations plus subtiles : sous couvert de document et de témoignage, sous couvert d'histoire, on racontait des histoires. La version soviétique d'Hollywood, en quelque sorte. Hollywood demeure, pas les Soviétiques. Mais le curieux, l'historien, le raffiné regardera ce petit recueil passionnant et concis, présentée de façon concise par Laurent Henninger : la fiche de lecture est due à l'ami JD, brillant historien et esprit aussi subtil que bourru.

O. Kempf

Derrière ce titre, il n’y a pas les sombres révélations de maréchaux soviétiques passés à l’Ouest pendant la Guerre froide, mais le récit de rencontres à moitié fortuites, mais toujours pleines d’anecdotes, avec les principaux maréchaux soviétiques de la Seconde Guerre mondiale – à l’exception, bien sûr, de ceux dont il n’est plus politiquement correct de parler en 1950, seconde période de terreur d’un Staline virant à la paranoïa.

Ce sont les souvenirs d’un colonel d’état-major soviétique qui, dans ses pérégrinations avant, pendant et après la Seconde Guerre, rencontre un peu tout ce beau monde et en prend scrupuleusement note. Que l’on ne s’inquiète pas de l’omniprésence suspecte de ce colonel baladeur et opportuniste : Laurent Henninger nous avertit dès sa présentation qu’il s’agit d’un faux écrit par les services secrets de Moscou pour être diffusé à l’Ouest. Sur un fond de vérité, qui assoit la crédibilité de l’ouvrage, on brode donc des détails, des anecdotes, etc, mêlant la petite histoire à la grande. Je laisserai ainsi à Joukov ses doutes sur la mort de Hitler et à des lecteurs plus érudits que moi le soin de vérifier si le maréchal Timochenko s’est, oui ou non, fait proprement enguirlander par le lieutenant du train Vovk en parcourant le champ de bataille de Kharkov aux commandes d’un char lourd KV-2 (même pour se mouvoir en terrain accidenté, on peut d’ailleurs se demander pourquoi avoir choisi un tel mastodonte comme véhicule)...

L’objectif de cette mystification est apparemment de présenter sous un jour humain, voire bonhomme – quoique sans complaisance exagérée - les maréchaux de l’Union soviétique qui ne sont sinon connus à l’Ouest que sous l’angle marmoréen des vainqueurs de « l’hydre fasciste » durant la très officielle « Grande Guerre patriotique » ou par la rumeur venue des territoires de l’Est – et juste un peu entretenue par la propagande américaine - évoquant plutôt l’ogre bolchevik avançant un couteau sanglant entre les dents… Il s’agit donc de montrer des maréchaux simples, humains jusque dans leurs défauts, proches de leurs hommes, en passant naturellement discrètement sur le fait que les premiers ont envoyés les seconds par millions se faire hacher menu par la mitraille allemande, dans des conditions pas toujours très « nettes ». En bref, d’en faire des individus, sinon sympathiques, du moins fréquentables, donc moins sujets à l’instinct de défense. Cela me rappelle, dans le contexte d’une autre éruption de la Guerre froide, et probablement pour d’autres raisons, le chanteur Sting rappelant en 1985 que « the Russians love their children too ».

Voulant, par ailleurs corroborer sommairement le portrait de ces maréchaux, je suis allé chercher dans ma bibliothèque le livre du général Chtémenko sur l’état-major général soviétique en guerre (1941-45) qui retraçait, ici plutôt sur le plan militaire, l’action du haut commandement central et le comportement des principaux chefs de l’Armée rouge au combat. A défaut de trouver des éléments suffisamment précis pour une comparaison valable, j’ai quand même remarqué que mon livre, rédigé en français, avait été imprimé en Union soviétique par les Editions du Progrès à Moscou en 1971, encore pendant une période de résurgence de la Guerre froide. Tiens, tiens…

Tentative d’affaiblissement par l’affectif? Volonté surtout d’éviter l’irréparable ? Quelles qu’aient été les motivations profondes de ces velléités d’ouverture ou d’humanisation des adversaires du moment, il reste toujours utile de mettre un visage sur l’ennemi, que ce soit pour le jauger ou pour mieux le combattre. Y compris à un moment où, comme chacun sait, l’Empire du Bien est aux prises avec les forces du Mal sans visage…

Mais revenons-en à nos moutons – ou plus exactement à nos maréchaux… Laurent Henninger nous exhume ici un livre frais, enjoué et relativement court ; en quatre mots : « qui se lit bien ». Il s’adresse à tous les gens que la Seconde Guerre mondiale, ses suites immédiates et l’Armée rouge intéressent. Pour comprendre les étonnantes pérégrinations de notre colonel et la situation de ses augustes interlocuteurs, il pourra quand même être utile de se remettre en tête les grandes lignes de la guerre germano-soviétique (on relira par exemple la série des Paul Carell ou autre synthèse sur le sujet). En bref, un livre à mettre entre toutes les mains et, sincère ou manipulé, c’est maintenant sans grand danger car il semble bien que la Bête – du moins celle-là – est vraiment morte.

JD

Commentaires

1. Le vendredi 15 février 2013, 20:33 par

Un point de vue complémentaire: http://www.mapiledelivres.org/dotcl...

Le rapprochement avec Sting est bien trouvé: ce livre a exactement la même profondeur d'analyse et le même intérêt que la chanson mentionnée.

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