Smart cities, Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur
- Antoine Picon Editions B2 Collection actualités, Octobre 2013
Dans ce bref essai Antoine Picon, ingénieur, architecte et docteur en histoire questionne le concept de smart city ou ville intelligente dans sa traduction française.
Pour l’auteur c’est à la fois un concept mal défini et néanmoins opératoire puisque de nombreux projets dans le monde s’en réclament. En fait, dans un contexte mondial d’urbanisation massive, la smart city se présente comme la vision idéale d’une ville qui concilierait le développement durable et la qualité de la vie.
Cette smart city rompt avec l’urbanistique traditionnelle pour qui l’intelligence était extérieure à l’objet de son application, dans ce cas l’intelligence est intrinsèque à la ville grâce à l’embarquement des technologies de l’information et de la communication et à leur symbiose avec les infrastructures physiques liées aux fonctions essentielles de la ville.
De ce fait, la smart city apparaît aussi comme un système d’information capable de mesurer et d’enregistrer les activités et les consommations des citadins qui sont identifiés et situés automatiquement. La smart city est alors en mesure d’optimiser l’adéquation entre l’offre et la demande des ressources rares, de proposer des services innovants, voire de prodiguer conseils et assistance.
Prenant le qualificatif d’intelligent au sens littéral, signifiant en l’occurrence une capacité à apprendre, comprendre et raisonner, l’auteur montre que le concept de smart city dépasse les techniques disponibles et qu’il ne lui est pas réductible. C’est là la thèse centrale de l’essai. Cette smart city marque l’émergence d’un être composite doté d’une certaine forme d’intelligence et elle rapproche l’homme de la ville dans un rapport de plus en plus étroit, presque intime.
Et la smart city traite aussi en temps réel les informations sur les événements qui se déroulent en son sein. Elle peut en temps réel organiser la réponse appropriée, informer, s’alarmer ou compatir, bref, elle se confond avec ce qui arrive. Il s’opère une prise de conscience par la ville de l’état dans lequel elle se trouve et la voilà ainsi dotée d’une forme de sensibilité.
Antoine Picon souligne que les technologies numériques entretiennent un rapport particulier avec les attentes et les anticipations que les citoyens développent à leur propos et qu’en ce sens elles ont un caractère auto-réalisateur. Cette caractéristique s’étend à la smart city qui se développe en symbiose avec ces technologies.
D’ailleurs la smart city n’échappe pas à la vieille règle qui régit les rapports de l’homme et des techniques; celles-ci sont à la fois sources d’émancipation et d’aliénation. Cela nous conduit à une question fondamentale sur la gouvernance de la ville intelligente. La smart city s’abandonnera-t-elle à la tentation néo-cybernétique via l’émergence d’une intelligence artificielle, sera-t-elle confiée au pilotage des cyborgs, hybrides entre des systèmes technologiques complexes et des acteurs humains ou bien encore assisterons-nous à une utopie spontanéiste fruit d’une nouvelle forme de démocratie citoyenne ?
Pour l’auteur, l’individu déjoue les scénarios simplistes et il imagine une succession de niveaux d’interactions entre des entités aussi diverses que des infrastructures physiques, des logiciels, des algorithmes d’optimisation et des individus tour à tour distribués au sein de leur environnement et rassemblés en leur centre. Il en résulterait une intelligence à la fois répandue et focalisée.
Mais cet idéal a aussi ses limites en matière d’écologie, de durabilité, d’économie, de société et finalement de choix politiques. Le numérique est gourmand en énergie et ses déchets posent des problèmes de recyclage ardus. La smart city risque d’être vulnérable au vandalisme, aux cyber attaques et aux aléas techniques et naturels. La priorité implicite accordée à l’économie de la connaissance et le poids du numérique risquent de provoquer des fractures sociales et de générer des tensions. D’autres obstacles peuvent surgir liés à la contestation de la prédominance accordée à la « classe créative » ou au rejet des intrusions répétées dans la vie privée et à sa marchandisation. Et puis la mise en cause des procédures traditionnelles de la démocratie au profit de systèmes plus directs ne s’est pas jusqu’ici accompagnée d’une alternative crédible.
Malgré ces limites, la montée en puissance de la smart city constitue une véritable révolution en cours de réalisation. Nous vivons dans des villes rythmées par des événements de plus en plus nombreux que l’on peut suivre en temps réel, dans l’immédiat. L’histoire privée de sa perspective temporelle est suspendue à un éternel présent ou à un futur proche qui ne serait qu’une intensification de ce que nous connaissons. La smart city serait figée dans une jeunesse sans âge, à l’image de l’Internet.
Quel sens donner à cette révolution, comment réinventer la relation entre la ville et le territoire qui l’héberge, comment inscrire cette smart city dans l’histoire du territoire dans laquelle elle émerge, comment aborder les tensions inhérentes aux fractures qu’elle peut susciter ? Autant de questions qui plaident pour une réflexion prospective sur la smart city. L’apport principal de cet ouvrage réside dans ce questionnement qui prend ses distances avec l’angle technique sous lequel il est le plus souvent abordé.
Jean-François Soupizet
1 De Ph Davadie -
La ville dite intelligente me fait penser aux entreprises qui veulent tout gérer en flux tendu, car le stock coûte cher. Tout cela est bel et beau, sauf lorsqu'une crise d'approvisionnement arrive.
"De ce fait, la smart city apparaît aussi comme un système d’information capable de mesurer et d’enregistrer les activités et les consommations des citadins qui sont identifiés et situés automatiquement." Quelles répercussions pour les libertés individuelles et publiques, d'autant que "elle rapproche l’homme de la ville dans un rapport de plus en plus étroit, presque intime", intime comme celui de big brother avec les siens ?
Le problème de tout ce qui est présenté comme "intelligent", c'est que cela semble sous-entendre que le dispositif se suffit à lui-même et que seules les personnes totalement prévisibles seront de bons éléments, les autres étant déviants et donc passibles du goulag (heureusement que nous ne sommes pas très potes avec Poutine ;-)
"Mais cet idéal a aussi ses limites en matière d’écologie, de durabilité, d’économie, de société et finalement de choix politiques. Le numérique est gourmand en énergie et ses déchets posent des problèmes de recyclage ardus." A ce point du raisonnement, je suis d'accord avec François lorsqu'il réprouve la "culture du déchet", car encore un peu de temps, et le premier déchet à recycler sera celui qui ne se plie pas au comportement que tous les objets "intelligents" attendent de lui.
2 De Ph Davadie -
Suite à quelques lectures, je reste sceptique quant à ce "concept" de ville intelligente. Non parce qu'il ne pourrait être mis en œuvre, mais parce qu'il introduit des fragilités supplémentaires dans la vie quotidienne.
Ce type de ville fonctionne lorsque tout va bien, mais les crises (rupture d'approvisionnement) ou simplement les difficultés (panne de durée moyenne) risquent d'en révéler de manière particulièrement crue les faiblesses sans que les solutions dégradées aient été envisagées. Voyons déjà les conséquences des pannes informatiques sur les transports entièrement automatisés : http://www1.rfi.fr/actufr/articles/...
Selon certains, cf. http://pro.01net.com/editorial/6196... Rio peut être considéré comme un prototype de la "smart city". Cette mise en œuvre peut susciter quelques interrogations, notamment sur le vocabulaire employé. Simple détail ? Pas si sûr, car le vocabulaire finit par formater la pensée. Pourquoi appeler la salle de supervision "war room". Quels sont donc les ennemis ?
"Enfin, dans une ville malheureusement connue pour être l’une des plus dangereuses du monde, les quelque mille caméras de vidéosurveillance constituent autant de capteurs pour prendre le pouls de Rio." quel beau sens de la litote...
Et on voit dans cet article que les incantations habituelles telles que "il faut que l'humain soit au cœur du cyber" sont des paroles creuses puisque "Google a dû, en 2011, sous la pression du maire, retirer le mot « favela » de ses cartes et les 1,4 millions d’âmes qui y vivent". Quelle est donc la prochaine étape ?
Je retire de tous ces articles technidolâtres un certain malaise. Leurs auteurs ne cessent de proclamer qu'il faudra être vigilant, mais sans proposer le moindre début de commencement de piste de réflexion sur cette vigilance.
Cela prouve à la fois leur manque d'imagination (ou leur cynisme) et laisse penser que le seul mode de contestation possible sera la contestation violente. Car on ne peut se bercer éternellement de bonnes paroles, et il arrive un moment où les personnes demandent à être considérées pour ce qu'elles sont et non pour ce que l'intelligentsia voudrait qu'elles soient.
3 De J.F. Soupizet -
Quelques remarques à ces commentaires :
Quelques chiffres pour situer le contexte. L’urbanisation est une réalité. Elle concerne environ 50% de la population mondiale et les estimations à horizon 2050 portent ce chiffre à 70 %, c’est à dire 6,5 milliards d’individus. Or les villes représentent 75% de la consommation d’énergie, 80% de celle des ressources naturelles et seraient responsable de 80% de l’effet de serre.
Les attentes des citadins (transports, déchets, éclairage, qualité de l’air, niveau de bruit, sécurité, etc.) interviennent dans un contexte de complexité croissante. Elles se sont étendues à des domaines nouveaux comme l’attrait pour les investissements et la création d’emplois ou encore à l’environnement. Et puis elles s’accompagnent d’une exigence de réactivité, n’échappant pas en cela au rythme imposé par les médias. Ces demandes des citadins sont clairement ressenties par les responsables politiques des grandes villes.
En outre, une action qui va dans le sens d’une baisse de ces consommations est a priori susceptible d’avoir un impact fort sur l’environnement.
Or un faisceau de technologies dont l’émergence est récente – smart grids (réseaux intelligents), données de masse (big data), données ouvertes (open data), internet des objets notamment ont créé une opportunité dont se sont saisie les grands industriels du numérique.
La notion de villes intelligentes répond à la fois à des besoins techniques et économiques, à une attente des citoyens et elle s’inscrit dans le contexte plus large d’une évolution de l’économie vers une consommation plus économe des ressources.
Je rejoins tout à fait le questionnement sur la vulnérabilité que l’application de ces technologies risque d’entraîner, mais c’est davantage leur mise en œuvre et la capacité à les gérer qui fait problème que les technologies elles même. C’est la raison pour laquelle la gouvernance des villes intelligente me paraît un aspect fondamental et qu’elle soulève en particulier la question des limites d’une gestion technocratique. Mais je suis persuadé qu’au delà des effets de mode la confluence des applications de ces technologies provoquera un phénomène de résurgence des villes en renforçant d’ailleurs l’hégémonie qu’elles exercent déjà sur le territoire.
Concernant le cas de Rio, la ville s’est dotée d’un système de gestion des crises liées aux inondations avec un centre de crise, plus récemment cette technologie (détection, analyse étayée par des informations de différentes sources, scénarios d’évolution, organisation de la réaction, information des niveaux de décision, synthèse graphique et suivi vidéo de la situation en temps réel, etc.) a été étendu à la sécurité. Les services de la ville applique les technologies mentionnées ci-dessus à des domaines spécifiques, pour autant je serais plus prudent avant d’affirmer que Rio est une « ville intelligente ».
Enfin, laissez moi reprendre les mots d’Antoine Picon, les villes intelligentes n’échappent pas à la vieille règle qui régit les rapports de l’homme et des techniques ; celles-ci sont à la fois source d’émancipation et d’aliénation.
J.F. Soupizet