Smart cities, Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur (A. Picon)

Jean-François Soupizet m'a fait l'amitié de m'adresser cette fiche de lecture de l'ouvrage Smart cities, Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, publié par A. Picon. Nous reviendrons sur cette notion de ville intelligente, ou "cyberville". Nous y reviendrons, mais voici déjà quelques éléments pour susciter la réflexion. Merci à Jean-François. (NB : n'hésitez pas à m'adresser vos fiches de lecture) O. Kempf

Smart cities, Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur

  • Antoine Picon Editions B2 Collection actualités, Octobre 2013

Dans ce bref essai Antoine Picon, ingénieur, architecte et docteur en histoire questionne le concept de smart city ou ville intelligente dans sa traduction française.

Pour l’auteur c’est à la fois un concept mal défini et néanmoins opératoire puisque de nombreux projets dans le monde s’en réclament. En fait, dans un contexte mondial d’urbanisation massive, la smart city se présente comme la vision idéale d’une ville qui concilierait le développement durable et la qualité de la vie.

Cette smart city rompt avec l’urbanistique traditionnelle pour qui l’intelligence était extérieure à l’objet de son application, dans ce cas l’intelligence est intrinsèque à la ville grâce à l’embarquement des technologies de l’information et de la communication et à leur symbiose avec les infrastructures physiques liées aux fonctions essentielles de la ville.

De ce fait, la smart city apparaît aussi comme un système d’information capable de mesurer et d’enregistrer les activités et les consommations des citadins qui sont identifiés et situés automatiquement. La smart city est alors en mesure d’optimiser l’adéquation entre l’offre et la demande des ressources rares, de proposer des services innovants, voire de prodiguer conseils et assistance.

Prenant le qualificatif d’intelligent au sens littéral, signifiant en l’occurrence une capacité à apprendre, comprendre et raisonner, l’auteur montre que le concept de smart city dépasse les techniques disponibles et qu’il ne lui est pas réductible. C’est là la thèse centrale de l’essai. Cette smart city marque l’émergence d’un être composite doté d’une certaine forme d’intelligence et elle rapproche l’homme de la ville dans un rapport de plus en plus étroit, presque intime.

Et la smart city traite aussi en temps réel les informations sur les événements qui se déroulent en son sein. Elle peut en temps réel organiser la réponse appropriée, informer, s’alarmer ou compatir, bref, elle se confond avec ce qui arrive. Il s’opère une prise de conscience par la ville de l’état dans lequel elle se trouve et la voilà ainsi dotée d’une forme de sensibilité.

Antoine Picon souligne que les technologies numériques entretiennent un rapport particulier avec les attentes et les anticipations que les citoyens développent à leur propos et qu’en ce sens elles ont un caractère auto-réalisateur. Cette caractéristique s’étend à la smart city qui se développe en symbiose avec ces technologies.

D’ailleurs la smart city n’échappe pas à la vieille règle qui régit les rapports de l’homme et des techniques; celles-ci sont à la fois sources d’émancipation et d’aliénation. Cela nous conduit à une question fondamentale sur la gouvernance de la ville intelligente. La smart city s’abandonnera-t-elle à la tentation néo-cybernétique via l’émergence d’une intelligence artificielle, sera-t-elle confiée au pilotage des cyborgs, hybrides entre des systèmes technologiques complexes et des acteurs humains ou bien encore assisterons-nous à une utopie spontanéiste fruit d’une nouvelle forme de démocratie citoyenne ?

Pour l’auteur, l’individu déjoue les scénarios simplistes et il imagine une succession de niveaux d’interactions entre des entités aussi diverses que des infrastructures physiques, des logiciels, des algorithmes d’optimisation et des individus tour à tour distribués au sein de leur environnement et rassemblés en leur centre. Il en résulterait une intelligence à la fois répandue et focalisée.

Mais cet idéal a aussi ses limites en matière d’écologie, de durabilité, d’économie, de société et finalement de choix politiques. Le numérique est gourmand en énergie et ses déchets posent des problèmes de recyclage ardus. La smart city risque d’être vulnérable au vandalisme, aux cyber attaques et aux aléas techniques et naturels. La priorité implicite accordée à l’économie de la connaissance et le poids du numérique risquent de provoquer des fractures sociales et de générer des tensions. D’autres obstacles peuvent surgir liés à la contestation de la prédominance accordée à la « classe créative » ou au rejet des intrusions répétées dans la vie privée et à sa marchandisation. Et puis la mise en cause des procédures traditionnelles de la démocratie au profit de systèmes plus directs ne s’est pas jusqu’ici accompagnée d’une alternative crédible.

Malgré ces limites, la montée en puissance de la smart city constitue une véritable révolution en cours de réalisation. Nous vivons dans des villes rythmées par des événements de plus en plus nombreux que l’on peut suivre en temps réel, dans l’immédiat. L’histoire privée de sa perspective temporelle est suspendue à un éternel présent ou à un futur proche qui ne serait qu’une intensification de ce que nous connaissons. La smart city serait figée dans une jeunesse sans âge, à l’image de l’Internet.

Quel sens donner à cette révolution, comment réinventer la relation entre la ville et le territoire qui l’héberge, comment inscrire cette smart city dans l’histoire du territoire dans laquelle elle émerge, comment aborder les tensions inhérentes aux fractures qu’elle peut susciter ? Autant de questions qui plaident pour une réflexion prospective sur la smart city. L’apport principal de cet ouvrage réside dans ce questionnement qui prend ses distances avec l’angle technique sous lequel il est le plus souvent abordé.

Jean-François Soupizet

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