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Jihad en terre d'islam ? Une guerre civile de religion, plutôt...

Jusqu’à présent, les succès jihadistes se situaient aux confins du monde musulman : ce furent les Talibans afghans dans les années 1990, les Shebabs somaliens dans les années 2000. Avec la percée de l’EIIL, voici la guerre au cœur des pays d’islam, au cœur du monde arabe.

source

Parler de jihad est bien sûr inexact, à proprement parler : en effet, même dans son acception radicale (c’est-à-dire ni religieuse, ni spirituelle mais politique), la « guerre sainte » est sensée opérer contre des infidèles. Or, elle a lieu en ce moment en terre d’islam, entre deux appréciations de l’islam, chiites et sunnites. C’est une guerre civile, bien sûr, mais une guerre civile musulmane, une guerre de religion.

Tout comme « les guerres de religion » suivirent, au XVI° siècle, le choc de modernité causé par la Renaissance, une guerre de religion suit, en terre d’islam, le choc de modernité causé par la domination occidentale (colonisation puis mondialisation).

Il reste que je fatigue un peu de l’éternel discours expliquant que les frontières tracées il y a cent ans l’ont été au mépris de la géographie et de la démographie. Pour la géographie, il n’y a pas de frontière naturelle. Pour la démographie, les choses varient dans le temps et la pureté ethnique ne favorise pas forcément l’unité politique. Les États-Unis ou la Suisse sont-ils purs ethniquement ? Le Yémen est homogène ethniquement (à peu près : il obéit en tout cas à une structure sociale tribale) et pourtant il ne cesse de se déchirer. Enfin, s’agissant de l’Irak et de la Syrie, l’histoire suggère qu’il y a bien deux pays, celui qui a Damas pour capitale et celui qui a Bagdad pour capitale. L’un tourné vers le Levant, l’autre centré autour de la Mésopotamie. Souvenez vous enfin : Saddam Hussein a réussi à tenir une guerre de huit ans contre l’Iran, lançant des troupes arabes chiites contre les chiites perses. Bref, méfions nous des grilles de lecture trop habituelles : « jihad », ethnie, etc. Elles sont des facteurs mais parmi d’autres.

Revenons à notre "jihad". Sur le modèle militaire de l’EIIL, ceci trouvé dans le JDD : « La base de l’EIIL c’est l’idéologie. Les soldats prêtent serinent (« bayât ») à l'émir (commandant), puis c'est une stratégie de coercition totale sur le même modèle que les maoïstes autrefois. Le soldat, c'est la prière et le combat. A l'inverse de l’armée classique, il n'y a aucun esprit de corps. Au contraire, les hommes tournent, ne restent jamais ensemble très longtemps. Ils doivent être mobiles et vivent dans l'opacité totale du système de commandement C'est la raison pour laquelle Baghdadi favorise la venue des étrangers: ils n'ont pas de famille, pas d'amis. Ils ne peuvent s'attacher qu’à une chose: le djihad. Beaucoup de cadres sont des ex-militaires éduqués ayant voyagé ailleurs qu'en Irak » (Par A. Quesnay, chercheur à l’IFPO).

Notons enfin l’origine du différend entre Al Bagdadhi, le leader de l‘EIIL et Al Zarkawi, le leader d’AQ canal historique : ce dernier préférait un jihad mondial quand le premier était obsédé par la lutte contre les chiites. Le moindre des paradoxes consiste à voir l’EIIL opter pour une stratégie en apparence internationaliste, car à cheval sur deux pays quand AQ soutient un front Al Nosra « national » car luttant seulement contre Assad. Bref, il faut faire très attention dans nos interprétations de ces différents « jihad ».

Autrement dit encore, un État qui joindrait les faubourgs d’Alep à ceux de Bagdad serait une première dans l’histoire. Un modernisme.

Bref, sous prétexte de "religion" et de jihad, l'EIIL a un programme furieusement internationaliste. En son genre, une sorte de communisme. Jihadistes de tous les pays, unissez-vous.

A. Le Chardon

Commentaires

1. Le vendredi 27 juin 2014, 10:45 par yves cadiou

Au-delà de ce faux jihad, il y a quelques observations générales à faire sur les guerres irrégulières et sur nos “grilles de lecture”.

La comparaison avec les guerres de religions du XVIe siècle chrétien n'est pas entièrement satisfaisante parce qu'en Islam le chiisme est antérieur au choc de la modernité : il date du VIIe siècle. En Europe la Réforme apparut seulement après les grandes découvertes.
Si l'on veut faire une analogie avec notre propre histoire, alors il faut se référer aux nombreuses périodes guerrières qui compromettaient la sécurité sur nos territoires. Ce fut le cas lors de presque toutes les guerres jusqu'à la fin du XIXe siècle, quand la soldatesque (et notamment ses déserteurs, livrés à eux-mêmes et agissant en bandes) vivait sur le pays, ce qui entraîna en France la création de la Gendarmerie. La guerre, si elle fut “en dentelle”, ne le fut pas pour tout le monde.
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Voici où je veux en venir dans un premier temps : aujourd'hui encore, la caractéristique de toutes les guerres c'est qu'elles s'accompagnent d'anarchie et de banditisme sur les territoires où elles sévissent.
“Bref, méfions-nous des grilles de lecture trop habituelles”, vous avez raison. Surtout n'oublions pas que dans les guerres dites irrégulières, le banditisme pur et simple se cache sous les étiquettes religieuses, politiques ou autres.

Notre personnel politico-médiatique n'aime guère parler de cet aspect des choses parce que ça jette la suspicion sur l'honnêteté des décisions d'intervenir militairement : en Afghanistan notre intervention a permis de multiplier par cinq la production de drogue (et donc son exportation vers nos contrées), activité criminelle contre laquelle le régime des Talibans s'était montré efficace. En Libye notre intervention a anéanti le plus fragile des Etats qui barraient la route vers l'Europe aux trafiquants de toutes sortes transitant par le Sahel (zone favorable aux transferts discrets de produits lucratifs venant de loin parce que la circulation, notamment aérienne, y est incontrôlée).

Certes, à chaque fois que possible nos décideurs diluent leur responsabilité au moyen de motions internationales. Mais ça ne suffit pas pour les exonérer : notamment pas la caution de l'ONU, où nombre d'ambassadeurs d'Etats faillis vendent leur vote au plus offrant.
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Et voilà où je veux en venir dans un deuxième temps : en France nous avons tort de donner tous les cinq ans le pouvoir absolu, sous prétexte d'un “domaine réservé” qui est pourtant anticonstitutionnel, à une seule personne. D'autant plus tort que ce personnage est présélectionné par les partis politiques.
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Le banditisme existe toujours en fond de tableau dans les guerres que l'on qualifie d'irrégulières. Pourtant le banditisme ne figure pas dans nos “grilles de lecture habituelles”. Il est temps de l'y intégrer et d'en tirer les conséquences chez nous quant au pouvoir que nous laissons aux partis politiques et à leur représentant d'intervenir en notre nom et à nos frais dans des guerres irrégulières.

2. Le mardi 8 juillet 2014, 00:43 par chrlorine melt

Hi,
Effectivement, la notion de jihad est tout sauf exacte puisque le jihad est autant initialement une discipline envers soi-même que plus tardivement (lors des réactions au 1eres croisades) un combat contre les mécréants.
Du glocal avant l'heure, à venir plaquer de l'idéologie sur la difficulté de légitimité territoriale par les potentats locaux peu reconnus, peu suivis, peu aimés, donc en concurrence avec, et en combat contre, les croisés...
Quant à la guerre civile, merci à vous de réinventer, sinon la poudre, au moins la fitna, la discorde. La localisation géographique (entre Shams et Bagdad) autant que le contexte contemporain (affrontement entre sunna et shiia) le commandent. Un peu d'histoire des religions rappelle simplement que les fitna successives entre califes, aspirants califes et maison du Prophète, sont une guerre civile... de religion. Ou plus précisément de recherche d'émergence de suprématie d'un courant religieux sur les autres sources de son temps.
C'est là que se retrouve la discussion sur les sources du pouvoir en islam : entre réformes à visées sociales (le volet moderne de la contestation d'un ordre établi jugé inique) et la légitimation divine d'un nouvel ordre, dans le contexte des oscillations aporétiques entre tentation dynastique et remise en cause cyclique de ce pouvoir (illustrée par son terme dawla en arabe).
Les héritages du découpage Sykes/Georges-Picot ne sont qu'un épiphénomène, tout au plus un catalyseur moderne. Des facteurs mais parmi d'autres dit votre invité.
Quant à l'internationalisation, choisissez-vous le terme comme l'idée que les volontaires sont d'origines diverses et internationales, ou en parfaite concordance avec les brigades de la guerre d'Espagne de 1936 ?
Parce que, si AQ est le komintern, si les bataillons de volontaires lui échappent, c'est donc le message d'adhésion qui prime sur la structuration... votre anecdote du turn-over opérationnel va dans ce sens. Guerre civile, mais pas de religion, de territorialisation d'un courant religieux. La déclaration du califat régional va dans ce sens.
Il faudrait approfondir le sens que vous donnez à guerre civile.
Par ailleurs, je ne trouve pas inintéressant d'interroger la notion foucaldienne de biopouvoir dans ce conflit de constitution d'un état, fût-il soi-disant islamique. La terreur sur les corps comme moyen de menacer et de montrer l'incapacité de l'adversaire à protéger ses administrés. La religion ne semble bien qu'un faux-nez rhétorique qui vise à annoncer son ancrage futur. Classique succession "guerre-territoire-Etat" puis administration, ici par la loi religieuse.
Merci d'un éventuel retour.

ALC : Bien sûr, la fitna a toujours existé. Et oui, le sens original de "jihad" est d'abord spirituel. Mon propos vise simplement à constater que même dans l'acception occidentale courante de "jihad" (pour simplifier  : guerrier islamiste) celui-ci est perçu contre "l'infidèle" et pas contre les autres musulmans. Les mêmes occidentaux ne savent pas, pour la plupart, ce qu'est la fitna.

Il reste qu'il y a une certaine différence, je crois (j'ai cru comprendre mais vous avez l'air beaucoup plus calé que moi) entre fitna et guerre civile. Là, mon approche est encore typiquement occidentale, utilisant des catégories "politiques" qui appartiennent au référent historique des Occidentaux. J'ai conscience du parti pris et l'assume.

Dès lors, je poursuis mes "analogies". Elles ne sont pas destinées à expliquer complètement un événement, mais à en saisir certaines caractéristiques. Dire que le "jihad" est une idéologie est ben évidemment réducteur, mais cela illustre un part certaine de la vérité. Évoquer les Brigades internationales est évidemment outré, mais permet de faire comprendre au lecteur les motivations de certains combattants (occidentaux mais pas seulement, loin de là, la majorité venant des pays d'islam) à rejoindre les islamistes en Syrie. Après, comparer AQ au Komintern, je ne suis pas allé jusque là mais filons l'analogie : il y avait plusieurs opposants à Franco : des communistes de stricte obédience, des anarcho-syndicalistes, des socialistes, peut-être même des trotskistes. Je connais mal l'histoire de la guerre d'Espagne mais crois me souvenir que tous ces groupes se chamaillaient sans arrêt, division qui permit, au moins en partie, à Franco de gagner. Vous avez dit Al Nusrah contre EIIL ?

Comparaison n'est pas raison, il reste que ces analogies permettent d'apercevoir des parts de vérité qui ne sont pas forcément explicités dans mainstream...

Quant à la territorialisation et Sykes Picot, très vaste sujet, essentiel mais qui nous entraînerait trop loin et risquerait de fatiguer le lecteur.... Au passage, je confesse ne pas connaître le biopouvoir de Foucault... D'un mot pourtant : oui, faux nez du religieux pour un projet qui est essentiellement politique. Je ne crois pas dire autre chose.

J'espère avoir répondu à une partie, au moins, de vos questions.

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