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Les réseaux de connivence

L'IRIS m'a demandé de participer à son quatrième dossier sur "le virus du faux" (j'avis déjà écrit dans le numéro 2 sur l'autorité scientifique disparue). Le thème du mois portait sur les réseaux sociaux (voir [ici : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2021/01/Dossier-4-Le-virus-du-faux-ok.pdf]). J'ai proposé le texte suivant intitutlé des réseaux de connivence. Vous pouvez le télécharger sur le site de l'IRIS ou le lire ci-dessous.

https://www.iris-france.org/wp-content/themes/iris-th/images/observatoire-desinformation-geopolitique-au-temps-du-covid-19.jpg

Olivier Kempf

Des réseaux de connivence

 

Les réseaux sociaux font l’objet de toutes les accusations : ils seraient antidémocratiques, propagateurs d’infox, prêcheraient la haine en ligne, au point que l’observateur se demande comment on peut encore les tolérer. Dès qu’un gouvernement fait face à un mouvement d’opinion, un mouvement d’humeur ou un mouvement de masse, aussitôt un responsable accuse les réseaux sociaux de toutes les turpitudes et appelle bien sûr à l’édiction d’une loi. Le même observateur se demande d’ailleurs pourquoi les textes régissant la liberté d’expression et donc la censure ne suffisent pas et pourquoi on délègue autant ces fonctions (en bon franglais on parle non de censure mais de modération) aux sociétés qui gèrent ces réseaux sociaux. L’ultime argument consiste à dénoncer l’anonymat qu’ils permettraient, sachant que ledit anonymat est interdit par la loi et qu’on ne parle en fait que de pseudonymat. Or, nous apprenons que le préfet de Police de Paris, M. Lallement, peu suspect d’être léger avec le respect de l’ordre public, aurait un compte « sous pseudo » sur Twitter qui lui permettrait de « suivre ce qui se dit ». Ainsi donc, les réseaux sociaux permettraient aussi de s’informer ? Les pseudonymes seraient utiles, même à des gens qui n’ont rien à se reprocher ? Voici donc bien des contradictions et des paradoxes.

Ils tiennent probablement à une confusion ou une compréhension imparfaite de ce que sont les réseaux sociaux. Cette confusion vient du fait que les réseaux sociaux sont certes des médias de masse, mais non des organes de presse dont le but principal serait d’informer leurs publics.

Les réseaux sont des médias de masse différents

Incontestablement, les réseaux sociaux sont des médias de masse. Ils sont médiateurs en ce qu’ils transmettent des « informations » de tout ordre ; et ils sont massifs, plus encore que tous les autres prédécesseurs, qu’il s’agisse des journaux imprimés, de la TSF devenue radio puis de la télévision. Toutefois, il faut se méfier de cette chronologie qui ressemble à une généalogie, comme si chaque média successif reprenait une partie des attributs du média précédent pour les élargir, mais sans vraiment en changer la logique. Or, tel n’est pas vraiment le cas avec les réseaux sociaux.

Selon Marshall Mac Luhan, éminence de la théorie de la communication, les médias de masse ont quatre caractéristiques : la communication de un vers plusieurs ; l’unilatéralité du message : le public n'interagit pas avec le véhicule du message ; l'information est indifférenciée : tout le monde reçoit la même information au même moment ; l'information est mosaïque et présentée selon des séquences prédéfinies.

Avec les réseaux sociaux, plusieurs de ces caractéristiques s’estompent et disparaissent : la communication se dirige de plusieurs vers plusieurs tandis que le public interagit avec le message, parfois de façon très simple (le bouton « j’aime » de vos RS favoris). L’information est évidemment différenciée et si elle reste mosaïque, elle ne suit aucune séquence prédéfinie. Si le web d’origine pouvait être assimilé à un média de masse, l’avènement des réseaux sociaux et l’expansion de leur audience a probablement changé la donne. Ils diffèrent des premiers médias de masse qui voulaient contrôler ce qu’ils diffusaient, qu’il s’agisse d’information ou de divertissement.

Une logique d’affinité

La logique des réseaux sociaux est différente. Avec un média traditionnel, le récepteur avait le choix entre deux attitudes : regarder ou ne pas regarder ledit média, selon ses goûts et ses affinités. Avec les réseaux sociaux, sa capacité de choix augmente de deux façons : il y a beaucoup plus de plateformes disponibles et il peut lui-même produire du contenu. Au début, cela provoque un éparpillement de l’offre, chacun s’efforçant, plus ou moins, d’imiter les standards (et donc la qualité générale) des médias traditionnels. Mais plus le processus avance, plus cette tendance s’amenuise au point que les consommateurs vont se regrouper par affinité et tolérer de moins en moins les « informations » contradictoires avec leurs opinions d’origine.

Peu à peu, les réseaux sociaux entretiennent les gens dans leurs convictions qui sont peu à peu renforcer, au mépris parfois de la réalité. Tel est le processus psychologique qui aboutit aux dérives que l’on observe aujourd’hui. Cela peut consister à réfuter des vérités scientifiques[1], ce qui explique le succès des antivax ou des platistes. Cela peut aussi conduire à refuser les faits, selon la théorie de l’alt-right ou « autre-vérité ».

De tels propos ont probablement toujours existé. La seule différence tient à ce qu’ils étaient cantonnés dans des cercles très restreints et n’atteignaient pas une audience générale et massive qui était réservé aux médias de masse. Avec les réseaux sociaux, cette massification s’est démocratisée et n’est plus l’apanage des médias traditionnels. Dès lors, les qualités d’une « information » ne suivent plus les standards d’autrefois. On recherchait une certaine vérité ou du moins la certification par des experts du domaine, qui servaient de garde-fous rationnels à l’information diffusée. Ce n’est plus le cas (ou plus exactement, les médias traditionnels ont perdu le monopole relatif dont ils disposaient).

Connivence et socialité

Les réseaux sociaux sont construits sur la connivence. Le lecteur pourra objecter que les médias avaient autrefois une certaine couleur et qu’on ne lisait pas l’Aurore comme on lisait l’Humanité. Cela est vrai mais globalement, chacun tombait d’accord sur les faits racontés simultanément par la presse : les divergences n’apparaissaient qu’au moment de leur interprétation ce qui permettait le débat.

Désormais, même le fait est mis en cause par lui-même. Il ne s’agit plus vraiment de chercher un certain confort idéologique mais de rejoindre un club restreint qui renforce, plus que jamais, le sentiment d’appartenance. En cela, les réseaux sociaux sont la démocratisation de ce qui avait été inventé avec les clubs sociaux de tout type (Jockey club, Automobile Club, dîners du Cercle, …) et qui étaient l’apanage de l’élite, désireuse de se trouver entre-soi. On ne cherche donc plus à obéir aux règles de la société en général mais à celles du club. Le club favorise la connivence, au mépris du réel.

Dès lors, la connivence surpasse la vérité. Il importe moins que ce que nous disions ou lisions soit exact mais que nous le partagions. Il convient ici de s’interroger sur la raison de ce succès. Peut-être est-il dû aux nouvelles conditions de notre vie sociale, où nous rencontrons de moins en moins de personnes et où nous nous trouvons plus seuls. Faisant moins société, étant moins inclus, chacun irait trouver dans les réseaux sociaux la socialité qui lui manque. Quitte pour cela à abandonner au passage la version « officielle » pour adopter celle du club, qui fournit un plus grand sentiment d’appartenance. Cette hypothèse reste à confirmer.

 

Olivier Kempf dirige le cabinet de synthèse stratégique La Vigie. Il est chercheur associé à la FRS.


[1] Voir O. Kempf, « Crise de l’autorité scientifique » in https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2020/11/Dossier-2-Le-virus-du-faux.pdf, IRIS, novembre 2020.

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