Un Irak adolescent ...

Dans le Monde d'avant-hier, qui relatait les élections irakiennes, on ne peut que sursauter à lire que la démocratie est désormais mature (voir article). Mature ? n'est-ce pas aller un peu vite ? D'accord, 50 % de participation, retour des sunnites, tout ça tout ça.... Mais mature ? ce serait la victoire posthume des néo-conservateurs....

Alors, même s'il y a une part de vérité, il faut raison garder. Analysons.

1/ Le clivage religieux semble dépassé : les radicaux perdent, les nationalistes et les laïques ont le vent en poupe. Le premier ministre invente le terme d'irakiste. J'y vois la conséquence de deux racines fondamentales, qui ne doivent finalement que peu à l'idéologie néo-conservatrice, même si celle-ci peut s'appuyer sur la coïncidence pour justifier, a posteriori, la justesse de ses thèses. A ceci près que les néo-cons paraissent dévalués et inaudibles, pour longtemps. Quelles sont ces causes ?

2/ tout d'abord, l'héritage du parti Baas. On l'a oublié, Saddam Hussein était d'abord un baassiste, donc un laïque, qui voulait inventer une sorte de socialisme arabe. 30 ans de baassisme, surtout quand il est tyrannique, cela recompose une société, surtout quand ce mouvement est présenté comme la voie de la modernité. Or, la difficulté de l'islam constitue justement à se définir par rapport à la modernité. En fait, l'Irak a eu une réponse anticipée à cette question. Il y a des restes profonds dans la Mésopotamie.

3/ ensuite, il faut lire le "Rendez-vous des civilisations" d'O. Todd et de Youssef Courbage pour comprendre que la structure démographique et sociale du Moyen-Orient évolue à toute allure, pour rejoindre une normalité sociétale. Le mouvement de fond pousse à la convergence avec "l'occident", notion si compliquée et si fantasmée qu'on ne sait plus, même en Occident, ce qu'elle signifie. Là encore, les néo-conservateurs n'ont rien vu.

4/ On remarquera surtout que la société irakienne apprend que l'abstention est une défaite. Les sunnites l'ont compris cette fois ci : les Kurdes l'apprendront-ils pour la prochaine fois ?

5/ Outre les facteurs cités plus haut, la solidarité arabe et musulmane demeure le fondement unitaire : il faudra donc voir si justement l'idée nationale irakienne, quoique récente (démembrement de l'empire ottoman), pourra dominer le séparatisme kurde, sachant que quasiment tous les acteurs de la région (Turquie, Iran, Syrie, et même États-Unis) refusent d'appuyer l'indépendance. Les efforts de la Turquie pour simultanément réintégrer les Kurdes (discours sur la turquicité des Kurdes, octroi récent d'une télévision en langue kurde) et combattre le PKK devraient favoriser une autonomie du nord de l'Irak qui n'irait pas au terme de l'indépendance. Si c'était le cas, un modèle irakien survivrait et dépasserait la seule contrainte de la tyrannie pour perdurer. A l'inverse, un séparatisme kurde poussé à son terme, qui aurait sa logique, recentrerait l'Irak sur la Mésopotamie arabe et musulmane, qui consisterait une autre représentation. Les deux évolutions sont possibles. Et en fait, également probables. On est dans une situation où l'initiative individuelle, où la contingence peuvent durablement influencer le destin. La géopolitique n'est pas systématiquement déterministe.

6/ On remarquera pour finir qu'on est frappé de constater, à travers le Moyen-Orient, que la différence entre chiites et sunnites n'est plus aussi essentielle qu'on l'a longtemps cru. Le fait arabe domine l'appartenance religieuse : c'est la deuxième mort d'Huntington.

7/ Ainsi, la démocratie irakienne paraît tout juste adolescente : ce n'est déjà pas si mal, et inespéré six ans après 2003.

O. Kempf

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