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Psychopolitique, par J.-M. Oughourlian

Le titre m’a sauté aux yeux quand je l’ai vu en librairie : cela fait longtemps en effet que je note les effets de cette psychologie collective dans les affaires de géopolitiques : cela tient tout d’abord aux « représentations » ainsi que l’a noté très tôt Y. Lacoste. On peut penser également à la Psychologie des foules, de Gustave Le Bon, ou à la récente Géopolitique des émotions, de Dominique Moïsi (voir fiche). Kjellen, l’inventeur du mot géopolitique, avait pensé également à une sociopolitique. En effet, le géopolitologue doit forcément s’intéresser à la sociologie, mais aussi à l’anthropologie et autres sciences humaines similaires.

Bref, associer la psyché, normalement individuelle, au politique, normalement collectif, voilà un programme qui siéait. D’autant que l’auteur avait écrit avec René Girard, en 1978, « Des choses cachées depuis la fondation du monde », le livre qui avait inauguré la théorie mimétique girardienne : ce premier essai d’anthropologie voulait expliquer la violence des sociétés (ou plus exactement à l’intérieur des sociétés) ce qui intéresse forcément le géopolitologue.

Psychopolitique, Jean-Michel Oughourlian, Ed. François Xavier de Guibert, février 2010

D’un mot, le livre est à la fois stimulant et un peu décevant. Stimulant par le cadre nouveau d’approche, un peu décevant parce que finalement on n’en ressort pas plus avancé que ça : comme si on avait eu 200 pages brillantes dont la seule conclusion serait « so what ? ».

Il y a pourtant des observations intéressantes : « si le politique est en panne d’ennemis crédibles, c’est que neuf fois sur dix ces ennemis sont illusoires » (10). « La rivalité mimétique obéit aux mêmes lois à l’échelle des individus et à l’échelle des nations » (11) : Après ces hypothèses de départ, on aurait aimé plus d’enracinement dans la chair historique et politique contemporaine : malheureusement, l’auteur qui est un clinicien revient trop souvent vers son expérience de thérapeute individuel, et illustre ses affirmations par des exemples individuels.

A propos de Clausewitz : « Je pense pour ma part, et j’insiste sur ce point, que la guerre est l’échec du politique » (22) : il faut bien constater que le cynisme contemporain admet la phrase de Clausewitz, sans voir ce qu’il y a de choquant dans son affirmation. Un peu plus loin, une définition : « la psychopolitique est un art qui enseigne d’abord à utiliser la psychologie en politique » (22). Je suis un peu déçu par cette définition : art qui enseigne, utiliser la psychologie, … Au fond, s’agit-il de la psychologie de l’homme politique ? Mais alors, Herbert Simon et ses travaux de rationalité limitée et de psychologie cognitive ont déjà tout dit… Certes, « le politique n’est pas logique, il est psychologique » (23).

L’auteur passe ensuite à la question du terrorisme. Décrivant la guerre conventionnelle, il note que « la guerre est une guerre ordonnée » (39), qui « s’exerce de l’intérieur vers l’extérieur » et enfin, que « seule la guerre permettait de se couvrir de gloire » (40). On notera d’ailleurs que puisque le sacré a disparu, il n’y a plus non plus gloire ni honneur. « D’un point de vue girardien, la guerre conventionnelle se déroule dans un temps post-sacrificiel : la violence est déjà extérieure ». « A la guerre conventionnelle des nobles et des chevaliers, la révolution française va substituer la guerre des peuples par la mobilisation générale » (43). « La guerre des peuples est encore une guerre conventionnelle mais elle devient très difficile à terminer ». Puis l’auteur passe à la guerre de partisan, cite D. Galula (« toute opération militaire doit être planifiée en tenant compte de ses effets politiques et vice-versa », 47) et évoque le terrorisme populaire : « d’un point de vue girardien, le terrorisme populaire se situe dans un temps pré-sacrificiel, la violence est à l’intérieur même de la communauté comme c’était le cas avant la survenue du mécanisme victimaire » (49). Car l’objectif, n’est-ce pas, ce sont les populations. Fichtre !

« Le politique, comme le religieux, a deux fonctions essentielles : assurer la paix et l’ordre à l’intérieur de la communauté ; et de même que l’apanage du religieux est de désigner la victime à sacrifier, l’essence du politique consiste ne la désignation de l’ennemi » (61) : suivent quelques lignes sur Carl Schmitt, qui n’apprennent pas grand chose si on l'a déjà lu.

Le chapitre suivant s’intitule « la rivalité mimétique à l’échelle des nations » (71). Il commence en citant G. Le Bon, qui conçoit une foule ou une nation comme une entité psychologique. Ce serait le psychanalyste René Laforgue qui aurait inventé le terme de psychopolitique en 1950. Oughourlian prend alors l’exemple franco-allemand (et répète ce qu’a dit Girard dans « Achever Clausewitz ») : « Clausewitz prend Napoléon comme rival. Il s’agit d’une rivalité absolue qui glisse peu à peu de l’avoir à l’être même du modèle » (75).

L’interlocuteur interroge alors : « Si je comprends bien, les leaders sont responsables des actes de leur nation et les nations responsables des actes de leurs leaders ? – Oui, mais le plus souvent pas au même moment » (77). Mais alors, pourquoi les nations n’entrent-elles plus dans la rivalité mimétique ? « L’effet positif vient du fait que les informations sont si débordantes que les nations n’ont pas le temps d’être fascinées les unes par les autres » (79) : je trouve cette remarque très profonde, probablement un des meilleurs moments du livre. Mais par voie de conséquence « ce sont les nations elles-mêmes qui réagissent en direct et « comme un seul homme » aux nouvelles qu’on leur apporte, et ce sont elles qui risquent de « monter aux extrêmes », cependant que leurs dirigeants essayent de les calmer » (79). Oughourlian illustre avec le mélange de fascination et de dépit (amoureux) que les Arabes ou les Russes portent aux Américains (on l’avait déjà remarqué dans Appadurai, Géographie de la colère, voir fiche de lecture). Il conclut : « la mondialisation est apaisante tant elle saoule les populations sous une avalanche d’informations qui s’annulent et les unes les autres, mais elle peut être très dangereuse lorsqu’elle met sous les yeux des masses ce que les autres ont et qu’elles n’ont pas » (85).

Je n’ai rien gardé des chapitres 5 (le politique et le religieux) et 6 (l’apocalypse). Le dernier chapitre (l’espoir est-il possible ?) mérite plus d’intérêt. « L’autre qui nous pose problème est un autre réel, extérieur, et nous sommes entrés dans une psychopathologie de la relation. La seule solution aux conflits mimétiques et aux rivalités dont nous sommes les jouets est de regarder le réel et, par l’initiation mimétique, d’arriver à voir suffisamment clair dans nos réactions et nos relations pour pouvoir les dominer » (122). Plus loin : « il y a trois types de problèmes qui requièrent l’attention en toute priorité » (141) : la peur, la face et l’espoir (on retrouve quasiment intégralement les catégories de Moïsi). « « Il faut trouver une formule pour que la nation d’en face puisse abandonner certaines de ses revendications sans perdre la face » (144) (on se met soudainement à penser au conflit israélo palestinien, ou à celui du Cachemire). Notons au passage ce trait d’humour « il vaut mieux un chef d’Etat que des tas de chefs » (145).

Pour conclure, voici un livre paradoxal. L’auteur a lu pas mal d’auteurs de stratégie, pour ne pas arriver trop candide sur un terrain qu’il ne connaissait pas : Chaliand, Galula, Clausewitz, Liang et Xiangsui, Schmitt, Sun Tzu… Pour autant, je demeure un peu déçu de cette lecture, probablement parce que je n’ai pas trouvé la différence qui existerait entre une psychologie individuelle et une psychologie collective. De ce point de vue, le passage sur la mondialisation me paraît le plus novateur. Peut-être parce que c’est le moment où, hors les passages de pure technique psychologique où l’auteur est naturellement à son aise, il s’agit du moment où Oughourlian s’échappe du cadre girardien pour s’aventurer dans des territoires non balisés par le maître. Il reste que cette analyse du ressenti psychologique de l’information mondialisée demeure une vraie nouveauté.

  • Psychopolitique
  • Jean-Michel Oughourlian
  • Ed. François Xavier de Guibert, février 2010

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 27 octobre 2010, 18:09 par

Question de béotien : y a-t-il une différence entre la Politische Geographie de Ratzel et la géopolitique de Kjellen ?

égéa : eh! eh! béotien mon œil ! Non, la Politische Geographie est devenue très rapidement Geopolitik...

2. Le mercredi 27 octobre 2010, 18:09 par Jean-Pierre Gambotti

Proposer une nouvelle grille de lecture pour décrypter les relations internationales de ce monde perturbé dont les pôles magnétiques eux-mêmes perdent le nord et…le sud, est une action salutaire pour le béotien que je suis, aussi. Je lirai donc Psychopolitique. Mais je vais me risquer à quelques commentaires préalables, votre fiche de lecture nous y invitant.
D’abord, je crois à la complexité, aussi ai-je quelques réserves à accepter les thèses girardiennes du bouc émissaire et du désir mimétique, par exemple, comme des clefs universelles. A mon sens elles font partie du trousseau, mais considérées seules, elles suffisent à peine à participer à éclairer le tumulte.
Ensuite, je pense que dans les relations internationales, à l’instar de la guerre, « il y a des principes mais il y en a peu ». Pour ma part j’ai toujours tenté de comprendre la complexité du monde avec peu de formules pour outil d’analyse. Disraeli et sa fulgurance comme principe : « Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Puis Pierre Renouvin et son triptyque des forces profondes : l’action des hommes, les facteurs économiques, les forces de la psychologie collective (déjà !), triptyque dans lequel la problématique des intérêts est transverse.
Enfin je voudrais terminer avec le sujet passionnant de la psychologie des hommes politiques, ces aspirants monomaniaques « à accéder au pouvoir puis à s’y maintenir », pour paraphraser la définition de Machiavel. Pour expliquer cette démarche, j’aime bien la thèse de la libido dominandi qui procède de cette recherche de la puissance en vue d’assouvir le besoin de domination que portent tous les êtres humains. Mais certains plus que d’autres apparemment … Pour exemple je citerai Albert Speer, lequel interrogé à sa sortie de Spandau sur les raisons de son engagement nazi, a fait cette réponse d’une banale ignominie : «Vous savez, le pouvoir c’est délicieux ! »
Hubris et psychopathologie du pouvoir.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

3. Le mercredi 27 octobre 2010, 18:09 par Trevor Cribben Merrill

Bonjour,
Ici le collaborateur de J.-M. Oughourlian sur le livre Psychopolitique.
J´ai trouvé vos remarques intéressantes et pertinentes et je vous remercie de cette analyse qui, aussi brève soit-elle, va bien plus loin que les quelques articles parus dans la presse.
J´ajouterais pour ma part que l´on pourrait voir dans ce livre une tentative de ¨sauver¨ en quelque sorte le politique, à une époque où celui-ci se porte mal. Mais tandis que Carl Schmitt cherchait à sauver le politique par le droit, Oughourlian, constatant qu´un tel retour au passé est impossible, tente, lui, de le sauver par ce qu´il appelle ¨la sagesse,¨ qualité qui permet à un leader de guider son peuple au-delà du désir rival illusoire. Le leader devient ainsi un peu le ¨psychothérapeute¨ éclairé de la conscience collective.
Cordialement,
Trevor Cribben Merrill

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