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Théories du chaos et de la monarchie arabe (MAJ)

Je trouve le discours de JS Mongrenier le plus intéressant de tout ce que nous lisons actuellement sur ce qui se passe au Maghreb. On lira notamment sa dernière intervention ici.

J'adore d'ailleurs sa conclusion : "Une certitude : en dépit de l’économisme et du moralisme ambiants, nous n’en avons pas fini avec les questions militaires et géopolitiques. Max Weber rappelait avec ironie que les collectivités politiques ne pouvaient descendre du train de l’Histoire comme on interpelle le cocher pour descendre d’une voiture." Cela devrait faire plaisir à un certain nombre de lecteurs d'égéa, notamment ceux d'un billet récent sur le besoin d'armée.... Par ailleurs :

1/ la comparaison avec les révolutions de velours de 1989 n'a donc pas de sens. Parce qu'il n'y a pas de modèle politique alternatif au "consensus de Tripoli" (le plus ancien despote du coin, non ?) qui consistait à opprimer les peuples arabo-musulmans,

  • au début pour trouver une troisième voie entre Est et Ouest,
  • puis pour soutenir l'affrontement avec Israël,
  • enfin pour "lutter contre le terrorisme islamique".

Nous sommes en présence d'un a-politisme (du moins,visiblement) qui renvoie à la question de philosophie politique que j'évoquais hier.

2/ La notion d'insurrection en lieu et place de révolution est donc pertinente. La révolution est un modèle politique, très populaire en Europe (1789 et 1848 et 1917) mais obsolète pour expliquer ce qui se passe en ce moemnt. A propos de modèle dépassé : ni Fukuyama ni Huntignton ne semblent aujourd'hui pertinents pour expliquer de ce qui se déroule.

3/ Aller un peu plus loin que ce que dit JS Mongrenier, grâce à la journée supplémentaire d'analyse (et d'annonces d'événements) :

- Kadhafi ne paraît pas en mesure de survivre, il ne tien plus qu'un réduit tripolitain. Pour peu de temps, assurément. L'option de la guerre civile qui s'enracinerait entre pro et anti Kadhafiens s'estompe. Cela ne signifie pas, pour autant, la fin des violences.

  • Les experts nous évoquent la persistance d'un système tribal. On peut penser à la naissance d'une possible zone grise, qui viendrait s'ajouter à celles qu'on a créées avec entrain ces deux dernières décennies (Bosnie, Kossovo, Moldavie, Soudan du sud, Erythrée, ...).
  • Mais on peut voir aussi un consensus national s'établir autour d'une monarchie rénovée, succédané de l'Etat passé et finalement utile (les drapeaux sont ceux de l'ancienne monarchie). Souvenons nous qu'en Afghanistan, on avait évoqué à un moment le rétablissement du roi, qui avait été refusé par le prétendant, mais surtout par l'opinion états-unienne. Il va peut-être falloir redécouvrir la modernité possible de la monarchie.

- en Tunisie, il n'y a pas eu changement de régime. L'impatience de la population qui provoque la chute du gouvernement semble corroborer la logique de chaos qui prévaudrait dans la zone.

4/ Toutefois, le discours européen me semble trop manichéen : soit des louanges sur "la liberté qui vient", soit des angoisses (ouh là là, on va rejouer le camp des saints) : à chaque fois, c'est un peu sommaire. Incertitudes, oui ; menaces, pas forcément. Et toujours, ce besoin européen de voir des menaces partout !

5/ Je constate enfin que les pays "révoltés" sont pour l'instant des "républiques" (Egypte, Tunisie, Libye, Yémen), sauf Bahreïn : ce pays constitue donc le pivot de la crise actuelle. Si Bahreïn tombe, alors, le modèle monarchique arabe qui assure une certaine stabilité saute, et la contagion s'étend. La continuité Maghreb - Machrek s'établit (Machrek dans son acception la plus large, avec donc les Etats de la péninsule).

Bien évidemment, toutes ces opinions sont intérimaires et ont vocation à être démenties par les événements, et les analyses ultérieures. Encore une fois, tenir des discours immédiats répond à un besoin d'explication immédiate, mais ne saurait constituer une théorie définitive : je revendique le droit au repentir et à l'erreur d'appréciation. Je revendique le droit à me déjuger. D'ailleurs, débattez pour affiner.

MAJ (1er mars, 21.54) J'ajoute ce texte très intéressant, écrit par B. Lugan, et qui corrobore le "chaos" possible, en même temps qu'il donne les clefs d'une rationalité (ici, tribale) que nous avions du mal à saisir. Je crois que s'il a raison, on est quand même loin de la démocratie occidentale.....

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 28 février 2011, 20:27 par

Bonsoir,

Débattons. Le chaos ça n'existe pas. C'est le nom que les déterministes laplaciens donnent au monde lorsque leurs prévisions causalistes et a priori sont réfutées (ce qui est précisément le cas actuellement). Sinon il existe un vide quantique, le tohu bohu de la Génèse, qui est totalement ordonné, modélisé, sauf qu'il n'a pas encore choisi telle ou telle option : c'est l'indétermination, philosophiquement ça s'appelle le libre arbitre, politiquement la liberté. Exemple : l'électeur français qui vote "non" au référendum du 29 mai 2005. Ce n'est chaotique que pour les ayatollahs libéraux de Bruxelles, mais ça s'appelle la volonté générale chez les gens civilisés. Et ce qui se passe dans le monde arabe relève exactement du même phénomène. Ou alors il faut dire les choses une fois pour toutes : les Arabes n'ont pas droit au libre arbitre.

JPhI

2. Le lundi 28 février 2011, 20:27 par W.

J'avais également trouvé cette interview très instructive et stimulante.

Je me permets seulement de nuancer un de vos propos dans lequel je ne vous rejoins pas ; c'est le caractère pivot du Bahreïn. Ce pays est, certes une monarchie, mais n'est absolument pas représentative des autres monarchies de la région. Sa particularité est que la famille royale, sunnite, se considère elle-même comme ayant colonisé un pays chiite depuis le XVIIIe siècle.

Nous avons donc une élite sunnite qui joue sa survie face à une population chiite avec l'aide d'une armée de mercenaires étrangers. On retrouve des éléments qui rapproche la situation de celle de la Libye et qui risque d'aller vers l'affrontement armé et la guerre civile : opposition tribale en Libye, religieuse au Bahreïn.

En revanche, je ne vois pas en quoi ce modèle se transpose à des monarchies plus en phase avec le mode de vie de leur population. On peut voir d'ailleurs que l'élite marocaine n'est pas aussi monolithique et hermétique aux aspirations d'une partie de la population : http://www.lemonde.fr/proche-orient...

Donc j'aurais tendance à dire que le Bahreïn est une prochaine Libye mais ne marquera pas un tournant particulier. La Libye était déjà ce tournant qui a montré (ou est en train de montré, ne vendons pas la peau de l'ours...) la limite de la répression massive et armée d'une élite arc-boutée contre sa population.

égéa : Le Barhein est surtout dominé par l"Arabie Saoudite. Voir l'entretien d'hier soir dans le monde d'un spécialsite américain, très instructif. Je ne trouve pas sa version informatique. SI, la voilà :
Entretien Libye, Bahreïn : Washington craint "le risque de chaos"

LE MONDE | 28 février 2011 | Propos recueillis par Sylvain Cypel | 604 mots
Ex-diplomate, Laurence Pope explique pourquoi les Américains s'inquiètent des révoltes arabes. Arabisant, le diplomate Laurence Pope a occupé de nombreux postes dans des pays arabes. Il fut premier conseiller de l'ambassade américaine à Tripoli de 1974 à 1976, responsable de la zone du golfe...
3. Le lundi 28 février 2011, 20:27 par

Quand Moubarak tombait, on disait que c'était le tournant. Maintenant, on cherche d'autres points et forcément, on trouve. Le Bahreïn donc ! Pourquoi ? Eh bien, parce que ce serait la première monarchie à tomber. Si cette théorie est intéressante, elle élude la caractéristique principale de la crise dans ce pays : une révolte chiite contre une minorité sunnite. Je ne parle pas forcément de séparation religieuse - bien que forcément on parle de deux communautés religieuses - mais tout simplement du fait que les manifestants sont avant tout chiites et qu'ils protestent contre les inégalités dans le pays face à une minorité sunnite dirigeante. Il n'y a pas d'autre cas comme celui-là dans les monarchies de la région.

Par ailleurs, le Bahreïn n'est pas la seule monarchie en proie à des révoltes. Il y a également la Jordanie et maintenant Oman, dans une moindre mesure le Maroc.
égéa : je réitrère ce que j'ai dit dans un commetnaire précédent, et que je n'ai pas eu le temps de préciser hier (immédiateté, etc...) : Bahrein compte non pas à cause de lui, mais à cause de l'Arabie Saoudite : elle-même est inquiète non pas pour son propre système, mais à cause de sa propre minorité chiite, voisine de Bahrein, et sur le territoire de laquelle se trouvent les grosses réserves pétrolières.... Ce n'est donc pas simplement chiites contre sunnites, explication qui là aussi serait univoque, même si, bien sûr, elle est un facteur important d'analyse.

4. Le lundi 28 février 2011, 20:27 par Aurel

Je ne comprend pas très bien votre commentaire Immarigeon.
La théorie du chaos, si elle s'applique effectivement a une population, comprend en elle même le libre arbitre et la liberté d'un individu.
Par contre peut on parler le libre arbitre pour un ensemble d'individu? Je ne pense pas, on est dans le concept dans ce cas plus dans le concret.
Quand au référendum français de 2005, vu le contexte interne il avait peu de sens a mon avis. Les français ont choisis le non pour protester contre une situation intérieure et non pour répondre a la question européenne.

Je me posais en effet la question de cet empressement qu'ont certains de vouloir nommer ces "révolutions". D'autant plus que les évènements ne sont pas finis. Cela revient à vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué.

5. Le lundi 28 février 2011, 20:27 par yves cadiou

Je ne comprends pas très bien votre commentaire, Aurel, en réaction à celui d’Immarigeon. En 2005 les Français ont répondu non à une question qui portait sur les institutions européennes. Ensuite pour « les ayatollahs libéraux de Bruxelles » pris au dépourvu et en flagrant délit d’illégitimité démocratique il est tentant et facile, mais pas honnête ni convaincant, de donner à un oui ou à un non une signification qui n’a rien à voir avec la question posée.

Le phénomène est récurrent et on en a déjà parlé ici http://www.egeablog.net/dotclear/in... : lorsque le vote démocratique ne donne pas les résultats espérés, on invoque l’incompétence ou l’inconséquence de l’électeur, on explique le vote par la pluie ou le beau temps, on parle de populisme.
Aujourd’hui les aspirations démocratiques d’Afrique du nord étant inattendues on parle de chaos mais c’est encore, comme le dit JS Mongrenier, parce que « l’événement échappe à nos catégories et rhétoriques ».

6. Le lundi 28 février 2011, 20:27 par W.

@egea : argh, édition abonnée du Monde.

Je suis complètement d'accord avec vous : le prisme religieux est certes important mais n'explique pas tout et ce que vous dites sur le lien entre l'Arabie Saoudite et le Bahreïn est intéressant et à ce titre là très révélateur. Et d’ailleurs il irait plus dans le sens de mon propos sur la différence de contexte entre l’AS et le Bahreïn (je vais essayer d’expliquer pourquoi. Toutes mes excuses pour la longueur du commentaire…)

Je simplifie et liste 4 ressorts endogènes qu’on peut retrouver dans ces insurrections :
• Politique / idéologique : avoir la possibilité de s’exprimer et de compter politiquement.
• Economique : avoir une assiette remplie.
• Religieux : établissement d’un ordre panislamique / application de ma charia.
• Identitaire : ma tribu / ma communauté doit avoir le pouvoir.

Le tout mélangé, non exclusif, incomplet et qui se complexifie avec l'ajout des interventions exogènes et des considérations géo-politiques des voisins (plus ou moins proches) qui veillent à leurs intérêts (et la région n'en manque pas). C’est à l’aune de cette grille de lecture que je définis la situation d’un pays et que je ne considère pas le Bahreïn comme pivot.

Ainsi l’Egypte et la Tunisie étaient dans la même situation : revendications économiques et politiques mais ni religieuse (les frères n’ayant adhéré au mouvement que tardivement) ni identitaire (populations plutôt homogènes) le tout d’origine endogène. Nous avions une population éduquée, jeune et frustrée par des années d’exploitation et de corruption. A noter que dans aucun des deux pays ils n'ont encore obtenu satisfaction. C'est ici où je suis d'accord avec vous sur faire attention au discours manichéen.

En revanche la Libye est atypique : les pulsions y sont économiques et identitaires. L’insurrection a prospéré sur l’hétérogénéité de la nation libyenne et les luttes d’influence entre tribus. Mais la situation est maintenant fortement dépendante de facteurs exogènes (action de l’OTAN, appui humanitaire à la rébellion etc.), peu d’acteurs extérieurs soutenant le régime en place (ce qui causera sa chute).

Au Bahreïn les protestations sont mues par des revendications alimentées par les exemples précédents mais exacerbées par les tensions religieuses et identitaires (« nous » chiites majoritaires voulons le pouvoir détenus par « eux » sunnites minoritaires) avec là une confrontation d’intérêts exogènes entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Et je pense que le déséquilibre politique entre la base et l’élite ajouté à l’instrumentalisation des tensions identitaires et religieuses par l’Iran ne permettra pas au régime de se maintenir.

En revanche en Arabie Saoudite la situation est différente en ce sens où le ressort identitaire n’est pas aussi important. Comme vous le dites, les chiites y sont minoritaires. Et le déséquilibre identitaire moins critique qu’au Bahreïn. Les clés pour soulager la pression, qui ne manquera pas de monter si le Bahreïn chute, sont d’ordre politique (plus d’ouverture) et économique. En cela l’Arabie Saoudite ressemble peut-être un peu plus à Oman (monarchie ibadiste qui a également sa minorité chiite au nord) et qui tente de gérer tant bien que mal (et pour l’instant mal) ses propres tensions.

Si Oman tombe, en revanche, ce sera beaucoup plus difficile pour le régime saoudien qui ne se maintiendra pas sans concessions importantes à sa population.

égéa : oui, je suis old fashion, je lis encore sur papier, et donc, privilège de nouveau parisien après quelques années en province, j'ai droit au Monde, le soir, dans mon trajet métro retour boulot vers blogo puis dodo. Et oui, c'est l'édition abonnée. Donc, achetez le Monde ou allez le lire ds une bibliothèque municipale.

Pour le reste, je trouve votre analyse fort pertinente et structurée.

  • Je ne suis pas tout à fait d'accord avec "la situation en Libye est fortement dépendante de facteurs exogènes".
  • De même, dire qu'il n'y a pas de trouble identitaire en Arabie me semble un peu trop simplificateur : ce pays est récent, et son unité, somme toute, assez récente.
  • Sur l'effet démultiplicateur d'Oman, je vous suis tout à fait. Au passage, quel magnifique pays, que j'ai eu la chance de visiter il y a vingt ans, et dont je garde un souvenir exceptionnel.
7. Le lundi 28 février 2011, 20:27 par Aurel

@yves
Je ne sait pas ce que les chefs à Bruxelles ont dit après le referendum.
C'est juste mon ressenti personnel de l'époque.
Mais je suis bien d'accord avec vous sur le fait que les dirigeant vont toujours trouver une autre explication à un échec.
(souvenons nous du président qui voyait dans les manifs contre les réformes, une impatience des français à accélérer ces même reformes!)
Je pense que le cas du referendum est trop complexe pour servir d'exemple et de comparaison avec la situation au magreb.

8. Le lundi 28 février 2011, 20:27 par W.

@egea Vous avez bien raison sur l'abonnement au Monde. J'y pense depuis longtemps et votre lien n'est qu'une brique de plus dans ce sens.
Je n'ai accès à la version papier que dans mes incessants aller/retour entre Lyon et Paris (où il est fourni avec le petit-déjeuner). Je n'ai pas eu celui de votre article, tant pis. L'article que vous indiquez en mise à jour est également très instructif.

Merci d'avoir pris le temps de répondre. Je suis d'accord avec les nuances que vous apportez dans vos deux premiers points.

Bonne continuation.

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