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Stratégie spatiale

C'est un très beau livre qui est paru avant l'été, et que j'ai dévoré. Il fera l'objet d'une fiche de lecture, mais d'ores et déjà, l'auteur, le colonel Jean-Luc Lefèbvre, chercheur à l'IRSEM, a bien voulu répondre à mes questions.

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Le sujet mérite en effet l'attention de la communauté stratégique : ce livre permet de faire le point. Il manquait.

La limite entre l'espace atmosphérique et l'espace extra-atmosphérique est-elle clairement établie ?

Si vous demandez quelle est la limite entre l'espace atmosphérique et l'espace extra-atmosphérique (terme préférable à « exoatmosphérique ») à un aéronaute, à un aviateur et à un astronaute, chacun vous donnera une réponse différente. Les deux premiers définiront la limite par le bas comme le plafond atteignable par les aérostats et les aérodynes, elle est au maximum d’une soixantaine de kilomètres. L’astronaute vous donnera une limite par le haut en expliquant qu’il commence à sentir physiquement l’effet de l’atmosphère en phase de rentrée à 120 km d’altitude environ. Selon les critères retenus, bien d’autres réponses différentes peuvent encore être justifiées. Que faut-il en retenir ? Mon livre consacre un chapitre à l’analyse de la question avant de conclure qu’il existe entre l’air et l’espace une Zone Aérospatiale de Transition (ZAT) où les avions ne peuvent plus voler par manque de portance, mais où les satellites ne peuvent pas se maintenir par excès de particules atmosphériques résiduelles.

Mais justement, cette ZAT est-elle reconnue par tout le monde ? N’y a-t-il pas une question juridique sous-jacente ? Est-ce important, stratégiquement parlant ?

L’expression « Zone Aérospatiale de Transition » n’est pas encore reconnue par tout le monde, car elle est de mon invention, mais elle correspond à une réalité physique incontestable. Aucun objet en service opérationnel ne peut se maintenir durablement entre 60 km et 200 km d’altitude : les lanceurs et les corps de rentrée ne font que la traverser. Il faut bien comprendre que, pour les mobiles, la ZAT n’est plus l’espace aérien, mais pas encore l’espace extra-atmosphérique. Il s’agit donc bien d’une zone stratégique différente de l’air et de l’espace, tout comme la zone de plageage dans les opérations amphibie se distingue à la fois de la haute mer et de la terre ferme. C’est tout l’enjeu de la mise au point d’un avion spatial que de patrouiller dans cette zone inhospitalière !

Sur le plan juridique, l’espace aérien national est un domaine de souveraineté réglementé. En revanche, l’espace extra-atmosphérique a un statut de liberté de circulation analogue à la haute mer qui relève du droit international. Mon livre explique notamment pourquoi les juristes n’ont pas défini d’altitude de séparation explicite entre l’air et l’espace.

Quelle différence entre la militarisation et l'arsenalisation de l'espace ? Pourquoi l'arsenalisation n'est-elle qu'un fantasme improbable ?

La « militarisation de l'espace » et « l'arsenalisation de l'espace » sont deux expressions consacrées, connues de la communauté spatiale de défense, dont les définitions précises figurent dans le glossaire de mon livre parmi 500 autres entrées. Pour faire simple, la militarisation de l’espace est ce qui se fait depuis les débuts de la conquête spatiale en utilisant les moyens spatiaux de télécommunications, d’observation, de navigation et d’écoute électronique au service des opérations militaires dans les autres milieux. L’arsenalisation de l'espace consiste à placer des armes dans l’espace ou à imaginer le combat dans l’espace. Elle est envisagée par certaines puissances, mais pour l’instant il n’y a officiellement aucun armement dans l’espace. Encore faut-il avoir les moyens de le vérifier, ce qui n’est pas à la portée du premier venu. La problématique essentielle de la surveillance de l’espace est également exposée dans mon livre.

Je ne sais pas si l'arsenalisation de l’espace est un « fantasme improbable », mais une guerre classique dans l’espace qui détruirait les satellites générerait tellement de débris que des classes entières d’orbites deviendraient inutilisables, pour l’agresseur également ! En revanche, l’emploi d’armes à énergie dirigée rendant les satellites inexploitables sans les pulvériser n’est pas à exclure.

Vous proposez la notion de « martialisation de l'espace » : pouvez-vous nous en préciser les contours ? Pourquoi cette notion est-elle nécessaire pour appréhender la stratégie spatiale aujourd'hui ?

Effectivement, entre la militarisation de l'espace et l'arsenalisation de l'espace il y a la place pour un concept intermédiaire qui n’a pas été développé par mes prédécesseurs. Je l’ai baptisé la « martialisation de l'espace », par analogie à la loi martiale qui autorise la réquisition de la force armée dans certaines situations d’urgence. Il s’agit de placer dans l’espace des objets individuellement inoffensifs, mais qui peuvent faire partie d’un système d’armes plus global qui les utilise. Un exemple est fourni par un simple miroir spatial capable d’orienter vers une cible le faisceau destructif d’un laser basé au sol.

Dans l’état actuel du droit spatial, il n’est pas expressément interdit de placer des armes dans l’espace, à l’exception des armes nucléaires ou de destruction massive. Aussi, la martialisation de l'espace n’est pas un concept rigoureusement nécessaire. Cependant, la pression internationale tend à condamner l’État qui se lancerait le premier dans l'arsenalisation de l'espace. Pour qui maîtrise la technologie, la martialisation de l'espace devient alors un moyen indiscutable d’obtenir ou de renforcer la supériorité dans l’espace en s’opposant notamment aux missiles stratégiques qui y transitent…

La DAMB s'est imposée dans le débat stratégique contemporain : est-ce la seule raison pour penser le spatial ?

Un chapitre de mon livre est intitulé « L’espace et le nucléaire : la dissuasion dissuadée ? ». J’insiste sur la tournure interrogative de la formule. Il y est débattu de la vulnérabilité des missiles stratégiques durant leur phase balistique dont la trajectoire est prédictible durant quelques minutes à quelques dizaines de minutes selon la portée. On ne peut ramener le débat stratégique sur l’espace à cette seule question, en revanche un système de défense anti-missile balistique réellement efficace ne peut s’affranchir de l’utilisation de moyens spatiaux.

Pouvez vous donner un aperçu des intersections stratégiques entre le cyber et le spatial ?

Il est facile de démontrer que l’intersection entre ces domaines stratégiques n’est pas vide, loin de là ! En effet, le cyber est dans le spatial, car on ne réalise plus de systèmes spatiaux sans utilisation de moyens informatiques puissants et reliés en réseau. Inversement, les grands systèmes télématiques, notamment le réseau internet, comportent des segments de transmission par satellite et utilisent une synchronisation également distribuée par des satellites. Il y a donc du cyber dans le spatial et du spatial dans le cyber ! Ce constat a pour conséquence une vulnérabilité mutuelle. Une cyberattaque peut affecter un système spatial et les moyens spatiaux peuvent être utilisés contre le cyberespace de manière bien plus efficace qu’un char de combat. En fait, les technologies spatiales ont en commun avec l’informatique de toucher au savoir : elles sont les outils privilégiés de la guerre de la troisième vague, au sens où l’entendent les époux Toffler.

Qui tient le bas tient le haut : Kourou n'est-elle pas aussi stratégique pour la France que l'Île Longue ?

Dans mon livre, je me suis effectivement amusé à inverser la formule bien connue « Qui tient le haut tient le bas » qui demeure valable, l’espace étant le point haut par excellence ! Le paradoxe de cette inversion tient au fait que, pour longtemps encore, tous les objets placés par l’homme dans l’espace proviennent de la Terre. Les éléments les plus critiques des activités spatiales sont certainement les installations de lancement. Les grandes nations spatiales en détiennent plusieurs, comme le montre le planisphère offert en poster avec mon livre. Le port spatial européen situé à Kourou, en Guyane française, est unique. Il est donc assurément aussi stratégique pour l’autonomie spatiale de l’Europe que ne peut l’être l'Île Longue pour sa sécurité.

Physiquement, l'espace exo atmosphérique nous entoure : mais est-ce aussi vrai du point de vue stratégique, par rapport aux autres "sphères stratégiques", qu'elles soient matérielles (terre, air, mer, nucléaire) ou immatérielles (électromagnétique, cyber, perceptions) ?

Je ne voudrais pas déclencher une nouvelle guerre des boutons en opposant l’espace qui n’a d’autres limites que celles de l’univers aux autres « sphères » physiques ou conceptuelles que vous évoquez, la trentaine de membres du jeune Commandement intégré de l’espace (CIE) n’y survivrait pas !

Plus sérieusement, j’aurai fait œuvre utile le jour où, mentalement, les plus hauts responsables politiques et militaires français auront pris la mesure du fait spatial. Pour ne parler que des militaires, je peux vous assurer qu’un long chemin reste à faire. Qu’ils soient terriens, marins ou aviateurs, ils apprennent et exercent leur métier en étant fortement imprégnés par une logique de milieu : il en va de l’efficacité de leurs armes. De grands progrès ont été accomplis dans la coordination interarmées où le professionnalisme de chacun concourt à l’efficience de l’ensemble. En revanche, très peu de militaires pensent le combat moderne en incluant mentalement la dimension spatiale. Je suggère de commencer par la sensibilisation des élites montantes en incluant la stratégie spatiale dans le programme de formation des officiers stagiaires à l’École de guerre. D’ailleurs, un solide manuel de stratégie spatiale se trouve maintenant à leur disposition !

Pouvez-vous donner une seule bonne raison d’acquérir ce « manuel de stratégie spatiale » ?

Assurément c’est un beau livre, didactique et richement illustré, qui transmet une parcelle du rêve et du dépassement que la conquête spatiale procure à l’humanité. Si vous ne l’achetez-pas pour vous-même, offrez-le, vous ferez des heureux !

Mon colonel, je vous remercie.

Stratégie spatiale, Penser la guerre des étoiles : une vision française

  • Auteur : Jean-Luc Lefebvre
  • Editeur : L'esprit du livre
  • Nombre de pages : 304 pages
  • Date de parution : 30/06/2011
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O. Kempf

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