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Dissuasion du fort au faible (3 et fin)

Suite et fin de cette réflexion sur la dissuasion du fort au faible. Il va de soi que c'est critiquable, que ça n'engage que moi, et que c'est destiné à "faire débat", autrement dit à faire bouger les méninges. Remarques et suggestions requises.

Equations stratégiques.

Revenons au pouvoir égalisateur de l’atome, qui fonde notre propre concept de dissuasion et qui transforme le « faible » en un « presque fort ». En l’espèce, ce mécanisme ne fonctionne pas, à cause de la disproportion technologique des moyens, au moins à vue humaine. Supposons qu’un proliférant dispose de missiles d’une portée de 2500 Km. S’il est à une distance supérieure de nos frontières, sa dissuasion envers nous ne fonctionne pas puisque nous sommes plus distants : il n’y a pas, alors, de pouvoir égalisateur de l’atome notre égard. Mais elle fonctionne en revanche vis-à-vis de ses voisins et des puissances nucléaires installées dans ce rayon d’action de 2500 Km.

La vraie question posée par l’émergence nucléaire d’un proliférant est donc d’abord locale. Le fort ne sera réellement concerné par ce phénomène que s’il a une présence locale, à l’intérieur de la portée des moyens du proliférant. Or, la chose est envisageable pour toute puissance nucléaire mondiale, ce qu’est la France. On peut bien sûr penser au DOM-COM, qui appartiennent au territoire national et bénéficient donc, logiquement, du parapluie de la dissuasion. Mais la notion « d’intérêt vital » a toujours été assez floue pour qu’on ne puisse réduire celui-ci au seul territoire de la Nation. Il faut donc envisager des situations où nos intérêts seraient localement mis en jeu et poseraient la question du nucléaire. Le seuil doit en être assez haut pour que la question se pose.

Cela ne peut en fait fonctionner qu’avec la présence d’un tiers. Imaginons le cas suivant : un Fort nucléaire (Fn), un faible nucléaire (fn), un non-nucléaire (nn). Le modèle de supériorité s’établit logiquement :

Fn > fn > nn

Cela signifie que si fn utilise sa supériorité relative pour agresser nn, Fn est hors du jeu et fn (le faible) n’est donc pas dissuadé par Fn (le fort). Mais ce système change de nature si on introduit un système d’alliance :

  • soit Fn est allié à fn, alors nn est doublement dissuadé : d’une certaine façon, et si on introduit une variable de distance (fn est plus proche de nn que Fn), alors fn peut dominer sa zone. Cela peut s’assimiler à la relation États-Unis / Israël / Proche-Orient.
  • Soit Fn est allié à nn, et la situation de dissuasion se complique.

Imaginons ainsi un pays distant avec lequel le fort (Fn) a signé un accord de défense. Ce pays est non nucléaire (nn). Il est limitrophe d’un pays lui-même nucléaire, mais faible relativement au fort (fn). En introduisant la même variable de distance (fn est plus proche de nn que Fn), le mécanisme est incertain. Supposons que fn agresse nn : les accords de défense prévoient une aide du Fort, mais l’incertitude demeure sur la mise en œuvre du parapluie nucléaire, surtout s’il n’a pas été préalablement spécifié. Pensons à cet égard à la situation qui prévalait au début de la guerre froide : nn était ici l’Europe occidentale, Fn les États-Unis, et admettons que l’URSS jouait le rôle de fn . L’engagement nucléaire des États-Unis était certes affirmé, mais pas garanti. Ceci explique la crainte persistante du découplage transatlantique, et les diverses mesures prises par les Européens pour arrimer les Américains à leur continent afin de garantir leur sécurité : accord autour d’une Alliance atlantique puis d’une Organisation intégrée dirigée par les Américains, discussions multiples sur les différentes doctrines nucléaires, mise en place de forces nucléaires « sub-stratégiques » au sein de l’alliance .

Mais la façon la plus efficace de lier les Américains aux Européens a consisté à installer suffisamment de soldats américains sur le territoire européen (300.000) pour qu’une attaque entraîne automatiquement l’entrée en guerre des Américains, et donc le risque de l’ascension aux extrêmes. Au fond, on cherche à se lier intimement, perdant certes l’autonomie de décision pour gagner la garantie de sécurité. C’est d’ailleurs parce que la France jugea que le mécanisme de donnait pas cette garantie qu’elle développa un arsenal autonome.

Imaginons désormais que la France soit considérée comme le fort (Fn) et qu’elle ait signé un accord avec un acteur non-nucléaire distant (nn) qui incluse l’installation d’une base, et qu’un faible nucléaire soit installé en face de ce pays. Si la France n’a pas déclaré qu’elle donnait une garantie nucléaire (à la différence des Américains pendant la guerre froide), fn peut être tenté d’agresser nn : autrement dit, la dissuasion du Fort n’a pas joué contre le faible. En revanche, imaginons qu’il frappe la base française : celle-ci appartient-elle à la gamme des intérêts vitaux ? Nul ne peut le dire (puisque toute dissuasion exige une certaine ambigüité afin de compliquer les calculs de l’adversaire et de lui laisser une telle incertitude qu’il choisisse le plus haut niveau de prudence). Mais on voit qu’il n’y a pas forcément besoin d’accord nucléaire pour que la question de la dissuasion du fort au faible soit posée. Celle-ci n’est donc pas une simple vue de l’esprit.

Il est évident qu’en introduisant un système d’alliance dans l’équation, il faudrait aller plus loin : le réalisme conduit à considérer qu’il y aurait probablement plusieurs alliances, et que la France ne serait probablement pas le seul acteur nucléaire avancé technologiquement qui pourrait intervenir dans la zone. Pourtant, compte-tenu de son principe d’autonomie de la décision (l’indépendance stratégique), elle doit simplifier les choses comme si elle était seule.

Réponses dissuasives.

Quels peuvent être les moyens de prévention ou de réaction ? Outre la rhétorique dissuasive, le fort peut disposer d’un certain nombre d’options stratégiques : notamment celle des frappes préemptives, qui n’ont jamais été formellement exclues par la France. Rappelons qu’une frappe préemptive consiste en une action immédiate sur la base de preuves indiquant qu’un ennemi est sur le point de frapper. L’action est donc légitime, et proche de la notion de légitime défense. Toutefois, la question se poserait de l’usage en premier d’armes nucléaires : pourrait-il s’agir d’une frappe d’ultime avertissement ? On conviendra que la distance (puisque rappelons-le, dans notre hypothèse, le faible ne peut atteindre directement le territoire national) milite pour une gamme appropriée de moyens de porter cette arme, qu’ils soient de nature balistique, de croisière ou aéroportée. Ces moyens sont tous, par leur nature, stratégiques même si leur emploi peut être très localisé et réduit : ceci vient confirmer que ce n’est pas la taille d’un théâtre d’opération qui détermine, ispo facto, son caractère stratégie, opératif ou tactique. Autrement dit, même locale, cette dissuasion serait par nature stratégique.

Une autre option consiste en la défense anti-missile. Là encore, la distance réduit la dimension du dispositif : pour dire les choses simplement, étant donné la disproportion des forces, seule la base française nécessite une protection. On en déduit logiquement le besoin d’une défense antimissile de théâtre (localisée) et non de territoire. Cette défense localisée et adaptée au niveau technique du faible qui viendrait compléter heureusement la dissuasion locale.




Ainsi, il est possible et même souhaitable de penser ces situations du fort au faible. Il s’avère qu’il est rien moins qu’évident qu’une dissuasion « du fort au faible » entraîne nécessairement une logique d’emploi. Il va de soi que cet article n’a pas l’ambition de faire le tour du problème, mais simplement de contribuer à l’adaptation de la doctrine française de dissuasion au monde actuel.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 10 janvier 2012, 20:09 par yves cadiou

La méthode de raisonnement habituelle veut que l’on définisse, plus ou moins vaguement, quel genre d’ennemi l’on veut dissuader : « contre qui ? » dit la vieille MRT transformée en MRS pour la dissuasion. L’ennemi que l’on veut dissuader, ici, est un « faible ». De ce fait le raisonnement sur « la dissuasion du fort au faible » déraille dès le début parce qu’à cause du fameux « pouvoir égalisateur de l’atome », il n’y a pas de faible : un faible serait « moins égal que les autres », en quelque sorte. Par conséquent le simple fait de parler de « dissuasion du fort au faible » est un non-sens. (J’ajoute entre nous, ne le répétez pas : ça ne m’étonne pas que ça vienne d’un aviateur car ils ont rarement les pieds sur terre, au contraire les pieds leur servent à compter des altitudes).

Constatant ce non-sens mais peut-être plus poli que moi, Olivier Kempf essaie de conforter le raisonnement en trouvant au faible d'autres faiblesses : la portée de ses missiles ou un niveau technologique insuffisant. Encore une fois sur ce blog, le message subliminal du billet se trouve dans son illustration. En fait la portée des missiles n’a aucun intérêt : à moins que notre faible (qui ne l’est pas, grâce à l’atome) soit surtout un faible d’esprit, l’on ne voit pas pourquoi il s’ingénierait à vouloir nous lancer ses bombes avec des missiles. Il y a de multiples moyens de livrer une arme nucléaire sans disposer d'une technologie de pointe : par bateau, par camion, par avion, tout est possible. L’exemple de l’avion, j’y ai fait allusion l’autre jour quand on se demandait si l’avion de chasse, ça sert encore : n’importe quel avion de ligne en transit, avec plan de vol déposé, en règle, peut contenir une arme nucléaire. Il suffit que ce soit un airbus-drone ou un avion piloté transportant du fret sans que l’équipage sache que son fret est une bombe qui explosera à la verticale d’un objectif défini. Par bateau ou par camion, c’est également si facile que rien ne nous garantit qu’en ce moment-même, il n’y a pas, dans un ou plusieurs site de nos villes, une arme nucléaire à bord d’une péniche ou dans une cave, attendant l’ordre. Par conséquent la portée du missile ou le niveau technologique de l'attaquant ne sont pas non plus des critères. Le faible n’existe pas.
En l’absence de faible, la « la dissuasion du fort au faible » a toutes les apparences d’un faux problème.

Alors pourquoi quelqu’un a-t-il lancé ce faux problème ? L’on devine que c’est seulement un biais pour démontrer que « l'arme nucléaire est inutile et coûteuse ». Qu’elle soit « coûteuse », c’est un fait. Mais est-elle trop coûteuse, c’est une autre question. Est-elle « inutile », ce n’est pas démontré même en raisonnant par l’absurde.

La vraie question, c’est : « la dissuasion que nous pratiquons depuis un demi-siècle est-elle périmée ? » La question est mieux posée si on la retourne : « pourquoi la dissuasion que nous pratiquons depuis un demi-siècle serait-elle périmée ? »

Qu’il soit faible ou lointain, l’agresseur éventuel n’a pas plus intérêt aujourd’hui qu’hier à s’exposer à notre riposte nucléaire dont l’impact lui coûtera de toute façon plus cher que le bénéfice qu’il peut espérer de son agression. Nous avons les armes et des moyens divers pour les transporter où nous voulons. Et surtout personne ne peut avoir la certitude que nous renoncerons à utiliser nos armes, personne n’est à l’abri d’un coup de sang d’un Président français en situation de crise, personne ne peut espérer (nos opex successives le montrent) que les militaires français hésiteront à tirer quand le pouvoir politique légal en donnera l’ordre.

Quant à dissuader un fou, le problème est vieux comme la prolifération et l’on ne voit pas quel élément nouveau devrait modifier aujourd’hui un raisonnement qui tient depuis les années soixante-dix.

Adapter la doctrine, c’est un excellent principe car une doctrine fermée serait dangereuse. A l’inverse vouloir modifier pour modifier n’est pas non plus, en dépit des apparences, une attitude ouverte. Réviser la doctrine n’interdit pas de conclure qu’elle reste valable.

2. Le mardi 10 janvier 2012, 20:09 par panou

Effectivement avec la doctrine d'emploi signalée par Yves Cadiou le faible ne l'est plus autant et il s'agirait là d'une surprise stratégique et terroriste et atomique qu'on ne peut écarter.Le 11 septembre paraissait inimaginable le 10 septembre.De plus dans le cas de l'emploi d'un "IED atomique" pas si improvisé que celà,pas de trace ADN, pas de liste de passagers, pas de visionnage de caméras de surveillance.Seul apparaîtrait la localisation du point zéro.Comment identifier l'auteur et donc comment riposter à un faible anonyme et dieu seul sait qu'il en existe des faibles et des indignés anonymes?

3. Le mardi 10 janvier 2012, 20:09 par Jean-Pierre Gambotti

Deux ouvrages découverts sur le net, qui pourraient contribuer à la densification des argumentaires :

-L’arme nucléaire française devant le droit international et le droit constitutionnel, David Cumin
http://clesid.univ-lyon3.fr/publica...

- La dissuasion nucléaire en 2030, BrunoTertrais http://www.frstrategie.org/barreCom...

Rien à voir avec la dissuasion, mais à la page 39 de son essai Bruno Tertrais répond en partie à votre interrogation sur la loi de Moore.

Jean-Pierre Gambotti

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