1/ Le tableau français est en effet inquiétant.
- Il y a crise économique, même si elle pourrait être plus vive avec des effets plus vigoureux encore (je le précise pour ceux qui m'objecteraient que les gens continuent de faire leurs courses et de se déplacer normalement : toutefois, partout autour de moi j'entends des constats que les affaires freinent et que les gens ne payent plus ou plus mal). Comme je l'ai déjà mentionné sur égéa, nous arrivons en fin de cycle, celui où il faut payer toutes les bulles accumulées les unes après les autres.
- il y a une crise sociale et sociétale : pas seulement la manif pour tous, mais aussi ces pères divorcés qui montent en haut des grues, ces chômeurs qui s'immolent, ces ouvriers syndiqués qui font le coup de main....
- Il y a une crise morale : il ne s'agit pas seulement d'argent roi ou de corruption, mais surtout du relativisme érigé en ultima ratio societis. S'il n'y a plus de valeur partagée, il n'y a plus de contrat social, et nous revenons en vitesse accélérée au monde pré- (ou post-) hobbésien, celui de la guerre de tous contre tous.
- il y a une crise politique : non pas seulement à cause des affaires, avec ces à-coups incroyables que nous observons tous, mais surtout que la distinction droite et gauche n'a plus aucun sens. Je comprends bien qu'on essaye de cliver à nouveau la société sur cette question du mariage pour tous, mais cela ne sert qu'à masquer l'absence de projet politique réel. Politiquement, il n'y a plus de projet de droite, et il n'y a plus de projet de gauche. Nous sommes en panne de philosophie politique qui nous permette de penser la fin de l’État.
2/ Le tableau environnant n'est pas plus rassurant : l'extérieur ne va pas nous stabiliser, car il est lui-même profondément déstabilisé. En mars, une manifestation au Portugal a rassemblé 400.000 Personnes, dans un pays de 10 millions d'habitants. A l'échelle française, c'est une manif de 2,5 millions d'habitants ! En Grèce, Aube dorée. En Italie, pas de gouvernement. En Espagne, les indépendantistes. Au Danemark, la droite radicale à 20 % des voix. Les dérèglements politiques se multiplient en Europe. Aux États-Unis, le processus politique se bloque de plus en plus souvent, par exemple autour de la question de la "falaise budgétaire". Le Japon vit en déflation depuis vingt ans, avec un système politique connu pour son népotisme. Le système international est profondément déstabilisé : l’émergence voit la montée de pays qui jouent exclusivement leur carte, et aucune négociation internationale n'est arrivée à ses fins au cours des cinq dernières années (sauf le récent traité sur les exportations d'arme : mais je doute qu'il soit ratifié avant longtemps...).
3/ Les esprits s'échauffent, y compris contre la domination médiatique. Certains qui n'ont cessé de jouer avec l'agit-prop trotskiste s’étonnent de voir que leur opposants les prennent au mot. La chose est pourtant classique, et la dialectique révolutionnaire, insistant sur des résolutions maximalistes, entraîne par conséquent et en toute logique les radicalisations du camp opposé. Le cycle provocation/répression est un des artifices de base des activistes. Jouer après aux Saintes-n'y touche, quand on n'a cessé de verser du pétrole sur le feu, n'abusera que les idiots utiles, surtout quand, paradoxalement, les simili Jeanne d'Arc et du Guesclin, chevaliers sans peur et sans reproche, ont constamment bénéficié du soutien du système qui les a constamment porté. La révolte contre les icônes traduit la révolte contre le système médiatique, jugé partie prenante du système en son ensemble.
4/ Que se passe-t-il aujourd’hui ?
- une partie des bonnes gens, qui ont pour la plupart manifesté pour la première fois de leur vie cet hiver, s'aperçoivent qu'il n'y a pas eu de débat autour de leur revendication. J'observe qu'une part d'entre eux sont ulcérés.
- une autre partie des bonnes gens, qui ont plutôt l'habitude de manifester, voient que le camp qui est censé défendre leurs intérêts, et qui dispose de tous les leviers du pouvoir, ne fait pas d'autre politique. J'observe là aussi qu'une part d'entre eux sont également ulcérés.
- Les envies de coup de fourche se multiplient. De tout bord. Et on ne peut réduire ça simplement (confortablement) à du simple "populisme".
- j'observe enfin un décalage abyssal entre les "élites" et la population. La population ne croit plus aux "dirigeants", qu'ils soient politiques ou économiques ou médiatiques. Et les "dirigeants", notamment politiques, sont aujourd'hui complètement déphasés par rapport à la situation, et aux attentes du peuple. Et surtout, ils n'ont aucune idée, aucun projet, aucune pensée politique qui réponde aux défis du moment.
- on continue donc de poursuivre les recettes habituelles : on croit que la machine est "réglable" et qu'il s'agit d’ajuster les réglages à coup de micro réformes. Voir le ministre des finances passer une journée à Bruxelles pour expliquer que notre déficit de l'an prochain sera de 2,9 % mais peut-être pas est proprement hallucinant. Mais cela ne fait traduire qu'une chose : l'alliance de fait entre une "gauche de gouvernement" et le "capital" (voir ce billet). Gauche et droite sont des notions dépassées. Trépassées.
La "crise" est aujourd’hui systémique (elle n'est d’ailleurs pas "crise", elle est épuisement de la logique interne du système). Il faudrait une réponse systémique, que le système ne peut produire de lui-même. Seul un choc provoquera ce basculement. Je n'appelle pas à ce choc : je crains qu'il ne soit désormais inéluctable, car nous sommes au-delà du délétère, nous abordons le chaotique. Cela fait quelque mois désormais que je note que la prochaine "surprise stratégique " aura lieu de Europe. L'épicentre en sera peut-être la France.
O. Kempf
1 De Philippe Silberzahn -
Excellente analyse! J'ajouterais que de telles situations a-idéologiques et en crise appellent toujours un prédicateur qui offrira aux foules désemparées une lecture des événements pour leur plus grand malheur...
2 De Colin L'hermet -
Bonsoir Dr Kempf,
I) Sans rien retirer au fond de votre analyse, dont je tendrais à partager les conclusions, je souhaiterais faire observer que :
. "Le battement d'aile du papillon n'a d'effets que s'il intervient dans une situation météo très particulière"
Le battement d'ailes du papillon ne requiert aucune météo particulière pour avoir un effet (sous-entendu amplifié), il A un effet ; en revanche selon les conditions très particulières, on les perçoit à l'échelle humaine, ou à l'échelle de l'activité humaine.
. dit autrement, cf votre marchand de quatre-saison tunisien, ce ne sont pas les signaux qui sont faibles, ce sont les capteurs qui sont mal réglés.
II) Sur un plan plus large, broyons du noir.
En France, la part de richesse nationale détenue par l'Etat se trouve très largement investie dans la pierre, laquelle est gérée par la CDC.
C'est pourquoi la bulle immobilière a toujours existé en France : le système ne peut déflater de lui-même ce qui constitue son bas de laine immobilisé. Et c'est pourquoi l'immobilier a toujours grimpé et connu de maigres et relatives stagnations.
C'est l'une des plus grandes bulles spéculatives : la valeur immobilière. Les Espagnols ont expérimenté dans la douleur sa déflation. En France, nous ignorons l'éléphant dans le salon.
Si l'on suit les interrogations de K.Marx et consorts sur les types de valeurs, on peut conclure qu'il suffit qu'une majorité de parties prenantes croient qu'un système est fiable pour qu'il le soit.
C'est pour cela que nous passons notre temps et nos illsuions à vouloir rassurer des automates de HFT dans le but de maintenir "les marchés".
Si l'on porte crédit (quelle expression !) également les travaux tardifs de A.Schumpeter sur les causes de la Guerre mondiale, on peut également imaginer que nous nous trouvons aux balbutiements d'une remise en cause des équilibres gagnant-gagnant prônés par MickeyMouse, McDo et WTO pour des déséquilibres croissants où la prédation économique réaffirmée sera à un moment ou à un autre compensée-combattue par ses victimes par la voie militaire pure : l'essoufflement des proxy wars qui servent l'Empire libéral US, et une contreattaque par les exclus du jeu.
Là où aujourd'hui ces exclus sont nonétatiques ou vaguement sponsorisés, demain ils pourraient redevenir étatiques et aller à la conflagration.
Pensons à la Mer Jaune et postulons la conjonction de la crise du textile en Asie couplée aux questions maritimes non tranchées dans un contexte de possible panne de l'ASEAN.
C'est peut-être pour anticiper (voire encadrer-canaliser) ces éventuels échauffements économico-géographiques que les USA manoeuvrent leur fameux pivot.
Pour autant, je ne crois pas que la France ou l'Europe s'enflammeront par la guerre. Elles s'effondreront plutôt, sans pouvoir trouver de variable d'ajustement militaire à faire jouer.
Même l'idée de regarder de nouveau à l'Est vers un ennemi russe reconstruit (au sens construction de l'ennemi) apparaît improbable au vu de l'activité depuis des années de l'Allemagne et de notre Partenariat oriental.
La France économique, politique et sociale peut fort bien s'effondrer, certes, mais elle ne saura s'activer que dans des escarmouches géographiquement localisées, probablement contre des Etats faillis ou fragiles, et-ou privés de parrains. Bref des Libye sur le base de la R2P, ou des Mali pour casser du terro. Des Balkans pour les 2.
La seule inconnue résiderait dans la conjonction suicidaire de notre effondrement économique et d'un baroud militarohumaniste (R2P) et conclusif en Syrie qui ramènerait la Russie puis l'OTAN dans un jeu autrement plus large.
Donc, si votre "surprise stratégique" française survenait, rassurons-nous, nous épargnerons une guerre mondiale ou régionale "rationnelle" au reste du monde : nous n'en avons même pas les moyens stratégiques (sauf à jouer les Sardanapal).
Nous mourrons "seulement" écrasés-étouffés par la dette que le reste d'un monde réglé par l'économie aura décidé de ne plus soutenir.
Je ne sais pas comment sont les houriyat que nous a promis le jihad économique, mais nous allons finir par les rejoindre.
Allez, j'embrasse une dernière fois le portrait d'Oncle Milty et je déclenche ma ceinture de junkbonds financiarisés ! Adieu !
./.
Bien à vous,
Cl'H./.
3 De yves cadiou -
Depuis quelques semaines j’ai le même mauvais pressentiment, bien que mon analyse de situation soit moins élaborée que la vôtre. Pendant cinquante ans j’ai été spectateur de notre société et jamais je ne l’ai ressentie aussi tendue.
Il existe effectivement un décalage énorme entre l’aristocratie et le Peuple qui lui donne sa légitimité, ce que vous appelez « un décalage abyssal entre les "élites" et la population ». Le mot "aristocratie" est plus adapté que le mot "élites" parce que l’on parle de la position sociale de certains (le pouvoir qu’ils détiennent) et non de leurs qualités personnelles : c’est un élément du décalage.
La classe dirigeante pourrait tenter de remédier à son isolement en étant présente à l’endroit où a lieu désormais le débat : @internet. Mais non : l’on continue de débattre entre soi sur les plateaux-télé où la forme prévaut sur le fond, les sites des partis politiques sont rébarbatifs comme des tracts, aucun élu ne tient un blog, aucun ne vient sur les blogs comme celui-ci pour donner son avis sur les questions de fond.
Consciente de sa perte de légitimité démocratique, la classe dirigeante se crispe et se convainc de son pouvoir en faisant passer des lois contre la volonté du Peuple ou du moins sans s’interroger sur l’assentiment de celui-ci : mariage homosexuel actuellement, traité de Lisbonne naguère.
Les élus se refusent à chercher les causes de leur isolement. Arrivée à point nommé pour tout expliquer facilement, l’affaire Cahuzac conduit à une solution simpliste et inadaptée : l’invocation de la "transparence" détourne le débat, qui reste confiné dans la presse et isolé du Peuple, vers la question secondaire du pot de confiture. Alors qu’en réalité l’immoralité que l’on reproche aux élus de la Démocratie représentative, c’est précisément de n’être pas représentatifs : le monde politico-médiatique est coupé du Peuple et désormais l’existence d’@internet fait que personne ne peut plus ignorer la coupure.
L’espoir qui reste, c’est qu’on s’en sortira par la voie des urnes et non à coups de fourche. Mais on ne peut guère attendre de solution démocratique venant de gens qui hurlent au populisme aussitôt qu’on propose de rendre la parole au Peuple. Une situation, c’est vrai, délétère et chaotique.
4 De thierry de RAVINEL -
Je partage votre analyse: il parait difficile d'éviter une révolution par implosion. (l'implosion étant motivée pour l'essentiel par l'usure évidente de nos structures et le manque d'alternative politique crédible dans le cadre d'un "système" à l'agonie).
Notre nation y survivra espérons le (nous en avons vu d'autres).
Ce qui compte réellement est ce qui suivra. Dans une période de très grande instabilité, les réseaux informels mais structurés donnent le ton et provoquent le basculement dans un sens ou dans l'autre, en fonction de leurs forces et de leurs faiblesses. Dans la Russie de 1919, la désunion de Denikine et Petloioura a été fatale à la contre révolution,alors que l'Allemagne a vu la victoire des Casques d'Acier sur les Spartakistes pour des raisons opposées. En France, la collusion probable entre Danton et le duc de Brunswick tout deux franc maçons et corrompus, a sans doute empéché la bataille de Valmy de connaitre une issue différente...
Concrètement, et pour aujourd'hui, les réseaux qui se sont constitués pour s'opposer au mariage pour tous, et la prise de conscience qui accompagne leur formation, ont un sens très fort (qui dépasse certainement l'enjeu immédiat).
5 De BR -
Et oui, il n’y a pas que les riches qui peuvent faire sécession en s’exilant fiscalement sous des cieux plus cléments, les pauvres peuvent également le faire. À la différence près, que sans argent et donc sans liberté d’action, ils restent prisonniers de leurs points d’eau, de leurs pays. Tous ceux qui à travers l’UE n’ont ni présent décent, ni futur, n’ont rien à perdre à voir le système imploser, c’est même leur intérêt objectif. Après tout, n’est-ce pas Xénophon qui a dit que l’art de la guerre était l’art de garder sa liberté ?
Comparaison n’est pas raison, mais je ne peux m’empêcher de penser au traumatisme qui fut celui de nos parents et grands-parents, qui pensant avoir la première armée du monde adossée aux richesses humaines et matérielles d’un empire coloniale, se réveillèrent un matin de juin 40 avec un panneau sous leurs fenêtres indiquant la ‘Kommandantur’.
Combien d’européens se sont réveillés un beau matin en se rendant compte que de facto, ils n’avaient plus la réalité de leur citoyenneté, fracassée contre les ‘réalités’ économiques ? Et le fait qu’il ne s’agisse pas cette fois d’une maladie exogène comme la peste noire nazie, mais d’une maladie endogène comme le cancer d’un capitalisme financiarisé et mondialisé, ne change rien à l’affaire. Les deux vous tuent d’une manière tout aussi sûre.
Le schéma menant de l’effondrement systémique, au chaos social, puis à des gouvernements anti-démocratiques et in fine à la guerre civile ou inter-étatique, devient possible si ce n’est encore probable. S’il existe une sortie par le haut, elle passera forcément par la création d’une véritable entité politique européenne, seule force pouvant s’opposer au cercle vicieux dans lequel sont tombés nos pays. Et même dans ce cas, il n’est pas dit que la démocratie s’en sorte. Comparaison n’est pas raison bis repetita, mais la République tardive romaine déboucha sur l’Empire et les Césars…
Nous allons donc continuer à danser en nous rapprochant inexorablement du gouffre, en espérant que lorsqu’il sera évident aux yeux de tous les gouvernements que la chute est inévitable, ils feront l’impossible : taire les égoïsmes nationaux, détruire la puissance du dieu Marché, partager les richesses, etc.
La certitude de la mort sera-t-elle pour la démocratie l’aiguillon qui lui fera réaliser l’impossible ?
Faites vos jeux, plus rien ne va plus.
6 De Louis Roymor -
"La "crise" est aujourd’hui systémique (elle n'est d’ailleurs pas "crise", elle est épuisement de la logique interne du système). Il faudrait une réponse systémique, que le système ne peut produire de lui-même. " .........par ce que "LE" système ne peut "prévoir" son autodestruction ! .... Il étouffe dans les poisons qu' il a lui même engendré ! ... La secte politique dangereuse "des" Beppe Grillo nous guette tous !! ! plus dangereuse que des neo-marxismes ou neo-fascismes divers et variés ... eux même, sous produit du libéralisme, matérialiste . Le futur est sombre dans la mesure ou il est impossible de voir ce qui est caché derrière ce mur lézardé !!! ... 2 siècles de destruction massive , de 2000 ans de construction , patiente, raisonnable, capable de transmission (tradition) nous ont mené là ou nous en sommes en 2013 !!! Renouer les liens que séparent ce gouffre immense est-il possible ? ... L' Espérance nous fait un devoir d' y croire ! ... Louis XIV, sur son lit de mort déclarait : "vous me croyiez immortel ? ... je meurs, mais l' ETAT, lui, me survivra toujours ! " ..... tant que c' est Etat, vit, existe; tout Espoir est encore possible ... mais défions nous des apprentis sorciers, et politichiens de rencontre ... Sans hommes d' Etat, plus d' Etat !
7 De yves cadiou -
Confirmant ce billet et ses commentaires, le président de l’Assemblée Nationale qualifie « ennemis de la démocratie » les citoyens qui, depuis les travées du public dans l’hémicycle, demandent un référendum sur une loi en cours de vote et fort contestée.
Demander un referendum, ce serait donc être ennemi de la démocratie. Il suffit de taper « ennemis de la démocratie » sur un moteur-de-recherche pour voir que beaucoup d’internautes, sur des blogs divers, relèvent ce paradoxe.
8 De yves cadiou -
Je reviens sur ce sujet parce que, si l'on peut effectivement être assez pessimiste quant aux crises que vous évoquiez en avril, qui perdurent et ressurgiront après l'été, il faut aussi faire la part des manipulations politico-médiatiques qui pourrissent l'ambiance. J'ai découvert un truc assez récemment. Et il m'a fallu un peu de temps pour réfléchir à sa signification avant de vous en parler.
Connaissez-vous le mégaphone à effet de foule ? Je vous explique.
Il y a un mois, fin juin / début juillet, on était en pleine saison des manifs avant les vacances, manifs dont le succès (je ne dis pas l'efficacité) est conditionné par le beau temps.
Ici à Nantes, il arrive qu'une manif soit rapidement dispersée par un de ces brefs coups de vent humide venus de l'Atlantique tout proche mais en cette fin-juin ce ne fut pas le cas et les manifestants ont pu s'en donner à coeur-joie. D'autant que cette année les prétextes à rassemblement n'ont pas manqué.
Evidemment, si vous regardez ces manifs à la télé, vous avez l'impression d'une foule de mécontents. C'est organisé pour ça : faire illusion pendant deux minutes au JT de vingt heures est le résultat recherché. C'est un mauvais jeu politico-médiatique.
Mauvais jeu parce qu'il efface les protestations réelles. C'est ainsi que l'aristocratie républicaine se permet de voter des lois impopulaires tout en proclamant que vouloir un référendum est contraire à la démocratie. Ce qui est contraire à la démocratie, c'est le jeu politico-médiatique avec ses manifs factices qui noient les manifs sincères comme on noie le poisson.
Je suis bien placé, et c'est pourquoi je vous en parle, pour différencier d'une part les vraies manifestations de mécontentement et d'autre part, beaucoup plus fréquentes, les manifs qui ne sont qu'une mise en scène politico-médiatique sans consistance. J'habite dans le quartier de la Préfecture à Nantes, où les manifs sur les sujets nationaux n'ont pas manqué ces derniers temps. Je vois les manifs de mon troisième étage d'où je descends parfois pour les examiner de plus près.
Le schéma-type du rassemblement de foule fictive que constituent ces manifs factices est assez simple : en tête, un mec qui hurle en cadence avec un mégaphone est entouré de quelques porteurs de calicots qui indiquent le motif du chahut. Ils forment le premier plan du bref reportage télé qui vous convaincra de la gravité du problème entre la poire et le fromage. Derrière ceux-ci (je parle des porteurs de calicots, pas de la poire ni du fromage), vous apercevez une foule de protestataires. Si vous regardez mieux, vous voyez qu'ils sont quelques centaines et qu'ils ne reprennent que mollement les slogans lancés par le mégaphone. Dans le cas où ils sont plus nombreux que quelques centaines, la caméra ne manquera pas de vous les montrer par une vue prise depuis un étage. C'est rare mais ça arrive. Ce sont ceux-là, cette « foule » qu'il est intéressant d'examiner, le cas échéant en y allant voir de plus près : en réalité ce sont des promeneurs venant des quartiers périphériques qui se sont rassemblés là comme naguère on se rassemblait pour une rave-party improvisée dans la campagne. Ici à Nantes où trois lignes de tramway à grosse capacité convergent vers le centre-ville venant de six directions, le rassemblement est facile et rapide. Ces gens viennent là sans savoir quel est l'objet de la manif et ne l'apprennent pour la plupart qu'en arrivant. Je le sais parce que je leur ai demandé : pour le mariage homo et contre la semaine suivante, contre NDdL, contre le gaz de schiste, pour B5, contre je ne sais quoi, peu leur importe : on peut les qualifier de « manifestants multicartes ».
Quant aux organisateurs de la manif, leur problème avec ces manifestants multicartes qui ont pourtant l'utilité de faire nombre, c'est que leur manque de conviction risque d'être vu et surtout entendu : ils ne reprennent pas les slogans et l'on distingue nettement que le mec au mégaphone est le seul qui hurle.
Mais heureusement l'électronique vient de résoudre le problème : les dernières manifestatrions avant l'été, manifestations de beau temps que j'entendais arriver comme d'habitude par ma fenêtre ouverte, m'ont donné l'impression qu'une foule scandait les slogans lancés par le mégaphone.
Surpris de cette nouveauté, j'ai regardé : visuellement, tout était comme d'habitude. La nouveauté c'est que le gigaphone comporte maintenant un effet de foule : un seul mec hurle tout seul dans le micro et le gigaphone produit un effet sonore, une sorte d'écho multiple, qui donne l'impression que c'est une foule qui hurle à l'unisson.
Je tenais à signaler cette supercherie qui fausse la représentation que les gens sur le terrain, comme ceux qui écoutent la radio ou la télé, peuvent se faire des événements.
On n'arrête pas le progrès.