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Levallois, Haussmann et micro géopolitique

Ayant été amené à vivre à Levallois-Perret, que l’on peut désormais abréger en Levallois, je ne trouve pas inutile d’y consacrer un billet. Car cette ville constitue un excellent marqueur des évolutions urbaines, parisiennes et françaises de ces trente à quarante dernières années. Voici un exemple de micro-géopolitique, que l’on pourrait définir comme de la géopolitique « locale » témoignant de structurations « de plus grande échelle » (ou plus petite, suivant le degré de précision géographique que l’on entend utiliser).

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En effet, Nous avons tous été éduqués à la mamelle d’une géographie française des trente glorieuses, qui connaissait l’exode rural, commencé au début du XX° siècle et subitement accéléré après 1945. Cette phase de modernisation du pays, selon le grand récit baby-boomien, aurait été stoppé par « la crise », cette bête immonde qui a commencé officiellement pour des raisons pétrolières, puis d’inflation, puis de mondialisation, puis de…

Or, le grand récit fait l’impasse sur pas mal de choses. Tout d’abord, l’exode rural est terminé depuis longtemps, mais les mutations sociales n’ont pas cessé : elles ont lieu désormais dans la ville, et non plus entre la ville et la campagne. Il s’agit en fait du grand basculement entre l’industrie et ce qu’on appelait autrefois le tertiaire, catégorie qui a totalement disparu du débat public, l’avez-vous remarqué ? Autrement dit, on a cru que l’exode rural consistait en un transfert du primaire (l’agriculture) vers le secondaire (l’industrie) alors que ce dernier n’a été que le vase de transmission vers le tertiaire, qu’on appelle désormais « les services ». Or, cette catégorie à l’apparence homogène regroupe évidemment une foule de situations économiques fort différentes les unes des autres, et qui mériteraient une taxonomie un peu sérieuse (service public d’Etat, services d’infrastructures, services à l’industrie, services à la personne : voici par exemple l’ébauche d’une répartition qui donnerait probablement des enseignements intéressants).

Brisons là toutefois cette digression, pour revenir à notre sujet. Cette répartition « économique » a longtemps fait la fortune d’une idée politique, le communisme, qui insistait sur « la classe ouvrière » et donc sur le rôle du secteur secondaire. Mais quand celui-ci redevient minoritaire, le grand récit communiste perd sa pertinence. Cela commença, par coïncidence, vers le mitan des années 1970, à la fin donc des Trente glorieuses et au début de « la crise ». A l’époque, Paris était encore entourée d’une « ceinture rouge » et seules Neuilly sur Seine mais aussi peut-être Boulogne et Vincennes ne votaient pas « à gauche ». Les choses vinrent à changer. Levallois changea de bord politique en 1983, année de la première élection d’un certain Patrick Balkany à la mairie.

A l’époque, Levallois représentait pour moi une banlieue (avec tout le mépris de Parisien du cœur de ville que je pouvais insuffler à ce mot), ouvrière et communiste, mal construite et mal équipée. Trente ans plus tard, la métamorphose est saisissante. J’ai vu disparaître les derniers garages et ateliers (dont le fameux « Jacky automobiles », spécialisé en Jaguar, ce qui permettait de voir circuler un nombre incroyable de belles anglaises : mais pour cela, il faut être insensible au luxe sérieux et arrogant des allemandes), et ne compte plus les immeubles qui n’ont cessé de pousser. Oh ! beaucoup incorporent des « logements sociaux », avec des prêts locatifs aidés et autres dispositifs. Mais il ne faut pas s’y tromper : il s’agit de faire venir du cadre, plutôt jeune, qui vient ici effectuer son premier achat immobilier avant de revendre pour acheter plus grand ou plus prestigieux. Il est vrai également que tout un tas de mauvaises bicoques, de masures, de bâtisses mal construites, d’immeubles médiocres, d’usines et de fonds de cour mal fichus ont disparu, laissant place à des « un RDC pour trois commerces + six étages plus deux niveaux de sous-sols » ; vrai aussi que les équipements se sont multipliés, grâce aux impôts sur les sociétés qui font de Levallois une ville très riche, au point que le club de maquette dispose d’un local dans une rue, et qu’on ne compte plus les nombre de crèches, et qu’il y a deux ou trois médiathèques.

C’est pourquoi je me garde bien de « critiquer ». Comme la plupart d’entre vous, je suis arrivé plein de prévention. Je ne me risquerais pas à jauger de l'éventuel enrichissement des édiles. Je constate simplement que Levallois a radicalement muté. Que c’était une ville ouvrière, industrielle et industrieuse, et que c’est devenue une ville de service, tout aussi industrieuse mais incomparablement enrichie. Et que c’est la collectivité qui s’est enrichie, bénéficiant d’un grand nombre d’atouts : la proximité immédiate de Paris, avec une ligne de métro (et je peux vous assurer que l’accès au métro change la vie), une ligne SNCF à deux stations de Saint Lazare et trois de La Défense, voisine de la très huppée Neuilly. Les prix immobiliers dépassent ceux de Boulogne Billancourt, qui borde pourtant le Bois de Boulogne ! Dans le même temps, Levallois conserve des zones populaires : celles qui longent Clichy au nord, qui bordent le périphérique du côté de la porte d’Asnières (malgré le coup marketing de SO Ouest qui se la joue chabada au milieu des HLM), ou encore aux confins du cimetière.

La ville n’est pas très plaisante, avec son plan en damier, son manque de perspective, l’absence d’avenue large. Certes, des arbres sont plantés, des fleurs disposées, des agents de police municipale font traverser les enfants à l’heure des écoles, on crée des jardins et des « espaces verts ». Mais le donné de départ est vraiment disgracieux pour réussir à faire une ville charmante.

Pourtant, je reste impressionné par ce bouleversement mené à vive allure, sans heurts, à tout bien compter. Cela fait l’effet d’un Sim City grandeur nature : vous savez, ce jeu vidéo où vous êtes le maire d’une ville que vous devez développer en tenant compte de tous les facteurs ? Levallois est le modèle de Sim City. Une très profonde modification de paysage urbain, un schumpéterisme en action, où il était permis de détruire pour construire. Levallois a détruit le vieux Levallois, effaçant du même coup son passé ouvrier, pour construire une trame urbaine du XXI° siècle, connectée, branchée et électrique. Je sais qu'on pourrait dire la même chose de bien des villes de premières couronne, et tout particulièrement d'Issy-lès-Moulineaux.

On est bien loin du récit de l’exode rural et des trente glorieuses. Ce Levallois là s’est fait pendant « la crise », à cause peut-être de « la crise ». Je ne sais si c’est équilibré : c’est incontestablement dynamique et notable. Pas beau, du moins au goût d’aujourd’hui. Mais qui sait ce que nos descendants du siècle prochain en diront ? ils verront peut-être ce développement à marche forcée comme le signe d’une gigantesque adaptation, avec son charme, tout comme nous voyons Paris sous les seuls traits du visage haussmannien que nous connaissons.

Levallois, c’est Haussmann cent ans plus tard.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 2 juillet 2013, 08:16 par « 7ème DI »

Dans quatorze mois on sera en septembre 14 : le bon moment pour commémorer les Taxis de la Marne qui étaient basés à Levallois-Perret.

Egea : j'ai un peu creusé cette affaire. Il y a à Levallois un monument en marbre d'un goût douteux représentant un taxi de la Marne, juste à côté du cimetière (qui a, d'ailleurs, un des rares exemplaires de monuments aux morts pacifiste), et, non loin, une école de taxis qui renvoie au passé automobile de la ville. Toutefois,  Levallois n'a pas été le centre d'où sont partis les taxis, mais seulement certains d'entre eux, les autres venant d'autres communes de la banlieue proche (Malakoff, de mémoire) pour se rassembler sur la grand place devant l'école militaire, vrai point de concentration et vrai lieu de départ des taxis de la Marne. Il reste que Levallois honore encore ceux ci, et il faut l'en saluer.

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