Après le 7 janvier

Parler, poser des mots, contextualiser. Je comprends l'émotion qui bouleverse la majorité de mes compatriotes et la partage. J'aurais pu comme beaucoup partager des hashtags, poster des labels, allumer des bougies. Mettons que ça n'est pas mon tempérament et que mon passé mais aussi ce que je fais depuis maintenant quelques années, écrire et penser, me tournent vers l'écriture et l'utilisation des quelques armes à ma disposition : un clavier et un blog. Écrire. Analyser. Penser. Débattre.

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Débattre. Je ne suis pas un spécialiste du renseignement, ni un spécialiste du "terrorisme" ou de la sécurité intérieure. Je me définis comme un stratégiste et un géopolitologue. Bref, je m'intéresse à la fois à la rivalité des puissances sur des territoires (géopolitique) et à la dialectique des volontés utilisant la force pour résoudre leur différend (stratégie). C'est de ce point de vue que je parlerai. Et j'écoute les spécialistes du renseignement, du terrorisme, de la sécurité intérieure et même, voyez vous, de tout un tas d'autres sciences sociales et même, pour certaines parties de mon activité, de sciences plus dures. Débattre, émettre des idées pour construire, avec d'autres, une meilleure compréhension de notre environnement.

Le dénouement de ces trois jours vient donc juste d'arriver. Trois attentats successifs, une mobilisation nationale sans précédent et un bilan lourd en sont les points saillants. Il s'agit d'une véritable opération, mélange d'entraînement et d'amateurisme. Entraînement, au moins pour les frères Kouachi. L'un d'entre eux aurait été s'entraîner au Yémen, peut-être en Syrie. On ne sait pas pour l'autre. On a vu des combattants qui savaient manier une arme, ce que confirme le groupement d'impacts dans le pare-brise de la voiture de police : Tous ceux qui ont tiré à l'arme de guerre savent que ce n'est pas donné à tout le monde sans une pratique régulière des dites armes. Peut-être des amateurs, mais des amateurs entraînés et préparés.

De même, fait nouveau par rapport à mon billet d'avant-hier, la "coordination" avec une autre agression, en un autre point, témoignent d'une certaine innovation tactique, au moins en France et plus globalement en Europe (voir le sobre et juste billet de Michel Goya). On me dit Bombay, on me dit Nairobi, on me dit que "ça a déjà été vu". Toutefois, deux différences majeures : dans les deux cas mentionnés, le commando est venu d'ailleurs avec des combattants étrangers ; dans les deux cas, ils provenaient d'une zone en guerre et en quasi conflit avec le pays attaqué (Pakistan contre Inde, Shebabs somaliens contre Kenya). Enfin, à chaque fois, le commando était beaucoup plus conséquent. Dans l'affaire du 7 janvier, aucune de ces conditions techniques n'est remplie, sans même parler des conditions politiques. Il y a donc une différence. De même, si on a pu rapprocher de Merah et Nemmouche, avec effectivement des points communs, il manquait à ces derniers la coordination des attaques et une certaine maîtrise du combat.

Au passage, constatons la réunion du "home grown terrorist" et du retournant. Notons la possibilité de micro réseaux. Remarquons l’application de nouvelles tactiques ultra diffuses. Signalons que la "revendication" tournerait vers Al Qaida, signe qu'il y a toujours concurrence entre la myriade de groupes jihadistes. Craignons enfin l'augmentation du nombre des agresseurs potentiels, ainsi que le durcissement de leurs actions : il y aura des répliques.

Il s'agit donc d’une forme nouvelle, même si elle partage des traits avec des événements qu'on a déjà vu. Voici pour la forme.

Quant à la signification de ce moment, elle est indéniable. Il y aura un avant et un après 7 janvier, je le maintiens. Au-delà de la force des symboles attaqués (Paris, un organe de presse, un policier, un lieu communautaire), la réaction nationale et mondiale change radicalement les choses. L'émotion est un facteur stratégique, elle est un facteur politique. Voir cent mille personnes descendre immédiatement dans les rues, voir des milliers de personnes se rassembler à travers le monde, voir les responsables et les médias internationaux réagir comme ils ont réagi, ceci témoigne la signification politique et stratégique de l'affaire. Je ne sais pas si c'est, comme l'écrit Le Monde, un 11 septembre français. Je sais et je le répète en revanche, cet attentat ouvre un nouveau cycle même si comme toujours, en histoire, ce cycle ne vient pas de nulle part.

Car l'histoire, comme science, ne cesse de montrer que les événements ne surgissent pas "par hasard". Ils cristallisent (pour parler comme Stendhal) une situation qui était présente, potentielle, qui démontrait plusieurs signes avant-coureurs. Mais la catalyse provoque une prise de conscience qui change les perceptions et donc le cours politique et stratégique. Ces signes étaient nombreux. les spécialistes du terrorisme les signalaient. Quant à moi, je notais surtout les fragilités des sociétés européennes, et l'ai écrit à maintes reprises, ici ou ailleurs. Signes convergents, signes discernés, mais qui ne prennent leur signification qu'à la sombre lumière de l'événement. Voici le vieux rapport entre "l'histoire bataille" et la "nouvelle histoire" (les deux grandes écoles historiographiques) à nouveau évoqué. L'événement révèle une situation, seule formule pour réconcilier les deux approches historiques.Nous y sommes.

Guerre ? J'ai mentionné avant-hier la notion d'acte de guerre. Je n'ai pas dit pourtant que nous étions "en guerre". Je m'interroge encore à ce sujet. D'un côté, nous pouvons considérer que nous sommes en guerre si l'ennemi nous déclare ennemi (Julien Freund) : de ce point de vue, c'est le cas, ce qui explique que j'ai prononcé les mots d'acte de guerre. Pour autant, sommes nous forcément en guerre face à cette radicalisation ? Là est le noyau de l’interrogation. Les liens entre la guerre et la politique sont multiples, on le sait depuis Clausewitz (la guerre est la continuation de la politique) et C. Schmitt (la politique est la continuation de la guerre). Ces rapports ambivalents et intimes entre les deux ordres ne peuvent être résolus facilement. Il y a bien sûr un risque d'escalade, car voici ce qui rend la situation profondément inquiétante : le cycle provocation-répression est bien connu, il est le calcul des agresseurs, il ressemble d’ailleurs non à la guerre irrégulière de ces dernières années mais plus à la guerre révolutionnaire d'avant. Guerre politique; guerre à motif politique, même si ceux-ci sont faiblement articulés. Il y a donc un risque de dégradation vers le pire, avec des réactions violentes individuelles contre les musulmans, amenant une partie de ceux-ci à se radicaliser ce qui provoque un raidissement d'en face et le progressif basculement de gens paisibles vers les extrêmes. Autrement dit, la guerre civile dont le spectre rôde, si on n'y prend garde. Le risque est là, on ne peut le nier.

C'est pourquoi je ne pense pas qu'il soit exact, encore moins pertinent, de parler de "guerre contre le terrorisme" comme l'a évoqué le premier ministre. Encore une fois, je suis obligé de revenir à ce point. Le terrorisme est un mode d'action, utilisé par les Brigades rouges, l'IRA, les Corses, les Palestiniens et les Tamouls et aussi par les islamistes radicaux. Ce dont il est question dans le cas présent, c'est le modèle politique qui nous agresse. Appelons le d'un mot : jihadisme. Je veux bien admettre que nous soyons en guerre contre le jihadisme. Celui-ci est une idéologie qui n'a pas grand chose à voir avec une religion, même s'il instrumentalise celle-ci. C'est pourquoi il ne sert de rien d'appeler les musulmans à se prononcer "contre" ces jihadistes. Je suis aujourd'hui solidaire aussi bien avec les familles des journalistes, des policiers et des Français de toute confession, catholique ou juive ou musulmane, qui ont été abattus ces trois derniers jours.

Ces derniers jours, des Français ont été frappés. Aujourd'hui, c'est la France et la Nation qui ont été agressées. J'espère que ce qui nous unit est assez fort, même si je ne méconnais pas nos différends, nos fragilités, nos innombrables contradictions. Il va de soi que je participerai dimanche au rassemblement de la France. Je ne comprends même pas qu'on puisse envisager une autre attitude, pour tout dire.

Il sera temps, ensuite, de continuer de réfléchir. Notamment sur notre dispositif de défense et de sécurité, son organisation et surtout ses moyens, piteusement comptés. Cela touche bien sûr la police et les services de renseignement, mais aussi l'armée. A l'heure du péril, il est plus que jamais temps de se souvenir des liens intimes entre l’État et la guerre, entre l’État et la protection des citoyens, entre l’État et sa première responsabilité, celui d’État gendarme. Il sera temps également de réfléchir à notre politique extérieure et aux contradictions qui l'habitent. Il sera temps enfin de revenir sur nos contradictions qui tolèrent que nous ayons des millions et des millions de "concitoyens" qui soient, dans les faits, exclus de la communauté, quelle que soit leur origine, et qui forment le terreau du désespoir conduisant certains d'entre eux à des actes extrêmes.

Mais d'abord, à dimanche.

O. Kempf

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