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"Les guerres modernes racontées aux civils et aux militaires", lu par le Gal Gambotti

C'est avec grand plaisir que je laisse ce billet au général(2S) Gambotti, qui s'exprime à propos du dernier livre de Pierre Servant. Mais cette fiche de lecture est un prétexte : prétexte à un coup de g... contre les "experts" qui radotent et "simplifient" sous l'argument de vouloir rendre les choses accessibles au "public".

Mais je laisse la parole à l'auteur.

O. Kempf

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J’ai lu avec beaucoup d’attention « Les guerres modernes racontées aux civils et aux militaires » signé de Pierre Servent, expert militaire. De quoi s’agit-t-il ? D’abord d’une somme d’anecdotes sur les opérations et les guerres contemporaines, c’est l’objet annoncé du livre et principalement de la première partie curieusement intitulée « Comprendre la guerre ». Soit. Puis nous apprenons que la guerre est une confrontation avec la mort, qu’elle est brutale, que le rôle du chef est fondamental et que l’arrière joue un rôle essentiel dans le succès des opérations. Soit. Puis l’auteur nous incite à bien préparer la guerre, et nous rappelle que nous en avons l’outil, le Livre Blanc, et la culture, à condition de préférer l’homme à la technique. Bien. Sont imbriquées des réflexions personnelles sur l’importance des forces spéciales par exemple et sur la nécessaire porosité entre monde civil et militaire donc d’une réserve forte et opérationnelle. Soit. Mais aussi des critiques sur le mutisme et la veulerie ataviques de certains officiers devant leur chef, vraisemblablement des avatars de cette armée de gros bataillons postés face au glacis oriental dont les Opex s’appelaient Stetten, Graffenwöhr ou Münsingen et dont l’horizon était Fulda et la FEBA. L’auteur a très certainement vécu cette époque de mutation de l’armée coloniale en un corps blindé mécanisé manœuvrier, deuxième échelon stratégique de l’Alliance. Passons.

Mais soyons clair, malgré son intérêt factuel incontestable et la somme d’informations considérables qu’il nous propose, ce livre m’irrite car j’estime que ce n’est pas le bon sujet dans cette période d’incertitude et d’inculture stratégiques. Et à mon sens Pierre Servent n’a pas écrit le bon bouquin ! Ses compétences, reconnues, auraient dû le conduire à écrire plutôt « La guerre expliquée aux politiques et aux journalistes » c'est-à-dire à ceux qui décident de la guerre et à ceux qui la commentent. Une œuvre de salubrité stratégique en quelque sorte compte tenu de la vacuité tragique du binôme politique/journaliste dans ce domaine.

Très modestement, je voudrais appeler l’attention de Pierre Servent sur le fait qu’il n’existe pas de « guerres modernes » mais que nous sommes perpétuellement confrontés à la même guerre qui prend inlassablement de nouvelles formes. Clausewitz a très justement comparé la guerre à un caméléon pour imager ce phénomène, mais nous n’aimons pas Clausewitz. A sa lecture nous prenons conscience de nos insuffisances dans le domaine stratégique, nous constatons la complexité de la guerre, nous nous confrontons à notre déficit en vertus guerrières et plus cruellement à notre incapacité culturelle à organiser et discipliner la pensée collective d’état-major. Ce faisant nous haïssons celui qui nous pousse à compter nos faiblesses et nous l’ostracisons. Puis nous préférons biaiser. Et exciper de la nouveauté des guerres pour nous exonérer de nos insuffisances et de nos responsabilités.

Pour moi la guerre est action et parce qu’elle est action elle d’abord neuronale. Si nous perdons des guerres c’est parce que nous menons avec une coupable indolence la bataille du noos. A mon sens, s’il est extrêmement louable de raconter les guerres aux civils et aux militaires, et ce livre le fait excellemment- il est nécessaire que l’action militaire et que le comportement de nos troupes sur le terrain soient connus et appréciés- il faut constater que ces guerres et ces opérations ne sont jamais expliquées par l’auteur. Or faire la guerre c’est d’abord user d’une grammaire, d’un algorithme -ou de « l’algèbre » de Beaufre- pour concevoir l’action, et comprendre la guerre c’est, connaissant ces principes universels et intangibles de l’action stratégique, démonter la logique du concepteur dans la contingence, pour tenir compte de la friction clausewitzienne. Or, je regrette de devoir le marteler, décrire chronologiquement, fut-ce dans ses détails les plus dramatiques, les plus courageux et les plus méritoires l’embuscade d’Uzbin par exemple, ne suffit pas à expliquer cette opération et surtout ne permet pas de l’inscrire dans la logique opérationnelle de la FIAS. Pour comprendre nous devrions analyser le FRAGO, l’ordre d’opération, c’est à cette condition seulement que nous pourrions vérifier la pertinence et la qualité conceptuelle de l’opération. A ce propos j’aimerais rappeler la phrase de York de Wartembourg citée par Foch dans sa 1° Préface de « De la conduite de la guerre » : « Celui qui veut comprendre la guerre doit s’exercer à comprendre ceux qui la font. C’est dans les Quartiers Généraux que se trouve la clé de l’histoire militaire. » Ce qui veut dire que le chef doit d’abord et de manière dirimante « penser » l’action de guerre, qu’il a les outils disponibles pour bien concevoir et bien conduire les opérations et que le concept d’opérations « porte » son action.». Notre première bataille est bien celle de l’intelligence. Et nous pêchons dans ce domaine qui est pourtant le plus accessible. Sans faire dans la critique ordinaire, j’ai noté que dans cet ouvrage Clausewitz n’est cité que deux fois, en annexe de surcroît, d’abord de manière adjectivée et un peu fautive par le CEMA puis par un député pour une nouvelle question au Général Georgelin. Et je m’interroge, pourrait-on « raconter » la psychanalyse par exemple sans évoquer Freud ? Ma critique n’est pas simplement esthétique, ne pas avoir évoqué Clausewitz signifie que la méthode de conception des opérations, élaborée et enseignée par le Collège interarmées de défense, dans lequel l’auteur dirige un séminaire, est totalement ignorée dans cet ouvrage et conséquemment la science stratégique, qui pourrait se résumer ici à la définition des centres de gravité, de l’état final recherché, des objectifs politique et militaire, les modes d’action…, concepts vraiment basiques mais qui seraient de lumineux repères dans la compréhension de la guerre, ces « feux sur la collines » pour ne pas citer Foch. Je connais la réponse que font les experts-écrivains à ce type de critique, argumentant que leur message est à destination du grand public et qu’en l’occurrence il ne s’agit que de faire une narration de la guerre, une information sur les opérations, pas un débat de spécialistes sur la stratégie Mais à mon sens dans le domaine de la guerre et eu égard à sa complexité, narrer c’est simplifier, simplifier c’est caricaturer et caricaturer c’est travestir la tragique vérité de la guerre.

Pierre Servent a conclu son livre en paraphrasant Clemenceau et le partage du fardeau de la guerre entre civils et militaires, je ne peux m’empêcher de manipuler la plus célèbre formule de Napoléon sur la guerre en affirmant avec conviction que « la guerre est un art complexe et tout de conception. »

Foch incitait ses stagiaires à « penser la guerre », pour faire mon Trissotin je dirai, « il faut réhabiliter le noos ! »



Général (2S) Jean-Pierre Gambotti

Commentaires

1. Le mardi 31 mars 2009, 22:24 par Thucydide

Toios gar noos estin!

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