Clausewitz (III, 8) Surnombre

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Ce chapitre est, assurément, un des plus intéressants de ce troisième livre, voire de « La guerre » en son entier. Il nourrit en effet d’intéressantes perspectives, par ce qu’il dit, et par ce qu’il omet.

1/ « Le surnombre est le principe général de la victoire » (p. 195). En effet, « il incombe à la stratégie de déterminer le moment et l’endroit du combat, et les forces qui y prennent part » : on retrouve là les trois points classiques des « efforts » d’une manœuvre : le lieu, le temps et l’ennemi. On choisit en général d’échanger un facteur contre l’autre, que ce soit en mouvement offensif ou en mouvement défensif. Ce raisonnement tactique s’opère à tous les niveaux, depuis le lieutenant chef de peloton jusqu’au général d’armée. S’il y a une loi de la guerre, c’est bien celle qui relie ces trois facteurs. Et sans être un spécialiste, je devine qu’on pourrait raisonner par analogie dans les espaces plus immatériels comme la cyberdéfense ou la guerre psychologique, pour peu qu’on ait défini préalablement ce qu’est le « lieu ». Je laisse cette exploration à des esprits plus intéressés à ces choses.

2/ Une loi commune de la microtactique à la grande stratégie ? le lien en est exposé immédiatement par CVC : « L’engagement est livré sous les auspices de la tactique Victoire ou défait, on issue est acquise, et la stratégie s’en repaît immédiatement pour nourrir les buts de la guerre ». Le mot clef est « engagement »

3/ CVC le précise aussitôt : « dépouillons l’engagement de toutes les variables qui ont trait à son but et à ses circonstances, et faisons abstraction de la valeur des troupes (qui est une donnée en soi) : il ne reste que le concept nu de l’engagement, c’est-à-dire un combat de forme indéfinie, où seul varie l’effectif des combattants » (p. 196). Et Clausewitz d’en tirer cette conclusion qui donne sens à son chapitre : « C’est ce nombre qui va déterminer l’issue de l’engagement ».

4/ Le nombre. De là vient le concept de rapport de forces, le fameux RAPFOR qui a été calculé par des générations d’officiers d’état-major. On est surpris, d’une certaine façon, que CVC isole ce facteur et en fasse la chose la plus essentielle de l’engagement. La perception quantitative détonne dans une œuvre qui jusque là faisait la part belle aux valeurs morales, et à la qualité. La volonté d’homogénéisation des données, de leur réduction à un nombre est insolite. Je m’intéresse ici à cette proposition du raisonnement : « faisons abstraction de la valeur des troupes ». On ne sait ce que CVC donne à ce mot valeur. Surtout, on a une perception de la masse qui ne va pas, d’une certaine façon, jusqu’au bout de la logique : en effet, il n’est nulle part question de l’armement et, au-delà, de la technologie et de la façon dont elle va modifier le cours de l’engagement. Une troupe inférieure en nombre ne peut-elle dominer une masse supérieure grâce à une technique plus développée ? Clausewitz passe cette question sous silence, alors qu’elle est centrale dans la réflexion contemporaine.

5/ De même, et en poursuivant cette réflexion, on s’aperçoit que CVC part du principe que les armées confrontées disposent de la même technologie, mais aussi du même style d’engagement, sauf quelques innovations tactiques ou génies de grands généraux. Mais alors, qu’en est-il en guerre irrégulière ? en effet, la guerre a été modifiée par la technologie pendant les deux siècles qui ont suivi les campagnes de Napoléon. Aujourd’hui, la guerre (irrégulière) remet en cause cette technologisation de la guerre et réintroduit, dans un troisième degré, la notion de RAPFOR. Il paraît utile, me semble-t-il, de revenir sur cette notion de RAPFOR en guerre irrégulière, surtout à l’heure où les « surge » américains ont obtenu le succès en Irak (même si cela nécessite, à l’évidence, d’être précisé) et commencent d’être mis en œuvre en Afghanistan. En guerre irrégulière, faut-il un RAPFOR ? ou un nouveau Rapport (puisque la guerre a lieu dans les populations), rapport de forces à la population (RAPPOP) ?

6/ Revenons à CVC qui n’a pas aperçu tous ces questionnements. « Dans un engagement, le surnombre est le plus important facteur de la victoire, à condition d’être assez écrasant pour compenser le jeu des autres facteurs. (...) Au combat, il faut engager au point le plus décisif le plus grand nombre possible de troupes. (...) C’est le principe premier de la stratégie ». Surnombre et point décisif sont les deux termes importants de cette phrase. Le point décisif s’éloigne nettement de ce que l’on entend, de nos jours, dans la procédure de planification opérationnelle (PPO, GOP en anglais) en cours dans nos états-majors. J’en suis même à me demander si le point décisif de CVC ne correspond pas à l’effet majeur de la tradition française. Là encore, je laisse le débat à d’autres....

7/ CVC illustre ensuite son propos par des exemples historiques que les grands capitaines (Frédéric II, Napoléon) n’ont pas pu compenser un RAPFOR trop important, dans les batailles de Leuthen, Rossbach, Nrava, Dresde, Leipzig (p. 197). « Nous pensons donc que dans des conditions plus ou moins normales, la force numérique concentrée en un point décisif est essentielle, et que dans le commun des cas, c’est de tout les facteurs le plus important » (p. 198). Dès lors, « la règle première sera donc d’entrer en campagne avec l’armée la plus nombreuse possible ».

8/ Pour cela, il faut se pencher sur « les préparatifs » : « c’est le gouvernement qui va décider de la taille de l’armée. Cette décision marque le but de l’activité militaire,- c’est une partie essentielle de la stratégie » (p. 199). « Si l’on n’a point de supériorité numérique absolue, il faut se créer une supériorité relative au point décisif en employant les forces avec adresse » : Clausewitz justifie ainsi la manœuvre.

9/ Et l’on revient à nos deux autres facteurs, que j’évoquai plus haut : « Ce qui semble le plus essentiel, c’est d’apprécier judicieusement l’espace et le temps ». « Mais la mise en équation de l’espace et du temps, même si elle sous-tend tout le reste, même si elle est en quelque sorte le pain quotidien de la stratégie, n’en est ni la plus difficile, ni la plus importante partie » : pauvres officiers planificateurs ! pauvres officiers d’état-major !

10 / L’essentiel ? « Une appréciation exacte de l’adversaire (Daun, Schwartzenberg), l’audace de ne leur opposer un temps qu’une force inférieure, l’énergie des marches forcées, les attaques foudroyantes, l’intense activité que la danger engendre chez les grands esprits, voilà la causes de ces victoires. Qu’ont-elles à voir avec l’aptitude à combiner proprement deux éléments simples comme l’espace et le temps ? » (p. 200).

11/ Et CVC de conclure : « Nous croyons avoir ainsi rendu au surnombre l’importance qui lui appartient. Il doit être considéré comme fondamental, et recherché en priorité et dans tous les cas. Mais ce serait méconnaître du tout au tout notre propos de croire que nulle victoire ne peut être remportée sans lui ». Ah ! nous voici rassurés : Clausewitz n’est pas un quantitativiste..... !

O. Kempf

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