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Clausewitz (III, 9) La surprise

On a vu au dernier chapitre que la supériorité numérique est relative, et que le but de la manœuvre consiste à trouver, localement, une supériorité numérique qui permette de l'emporter sur l'adversaire. Le comment passe par plusieurs procédés : la surprise et la ruse.

1/ Clausewitz le constate tout de suite : "Le besoin général d'atteindre la supériorité numérique en engendre un autre, qui n'est pas moins général : celui de surprendre l'ennemi" (p. 201). Car "sans elle" "le surnombre au point crucial n'est pas concevable". On remarquera au passage que l'auteur parle ici de "point crucial", expression qui semble plus appropriée et prêtant moins à confusion que "point décisif", ainsi que nous l'avons remarqué.

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2/ Ainsi, "nous constatons que la surprise est sans exception à la base de toute entreprise, mais qu'elle varie considérablement d'intensité selon la nature de l'entreprise et les autres acteurs". Cette affirmation paraît anodine. Elle est pourtant essentielle à tout le raisonnement exposé dans le chapitre. La surprise est relative, variable, contingente : elle ne peut donc être élevée au rang des principes de la guerre. La chose me semble d'importance, car ainsi que j'y ai déjà fait allusion, on va retrouver ceux-ci plus loin dans le livre III. Et je crois me rappeler que J.F.C. Fuller avait intégré la surprise dans ses nouveaux principes de la guerre. Or, un principe doit pouvoir s'appliquer en tout temps. CVC montre ici que la surprise n'est pas un principe.

3/ CVC ajoute que le "secret et la rapidité" sont les conditions de la surprise. Mais il ajoute ensuite "qu'une surprise complète a rarement lieu". En effet, "la surprise est intellectuellement attrayante, mais dans l'exécution elle reste la plupart du temps bloquée par les frictions de la machine" (p. 202). Friction : le grand mot est lâché.

4/ CVC poursuit : "la surprise est tout à fait chez elle au niveau tactique (...) Au niveau stratégique, elle l'est d'autant moins à mesure qu'on s'approche du domaine politique". En écrivant cela, CVC suggère (reprend) l'idée qui différencie radicalement le tactique du stratégique. Entre les deux, il y aurait une différence de nature. On est bien loin du modèle jominien qui voit le stratégique comme l'accumulation d'avantages tactiques, la différence n'étant pas de nature, mais d'échelle.Il s'ensuit que dans une perspective jominienne, la succession de victoires tactiques (au besoin par la surprise) mène à la victoire stratégique. CVC dit l'inverse : la surprise ne peut s'effectuer qu'aux bas niveaux ; au dessus, plus on s'approche du politique, moins il y a possibilité de surprise, car les "préparatifs de la guerre prennent des mois", et "il est impossible qu'un Etat en surprenne un autre en ouvrant les hostilités, ou par la direction générale prise par son armée". Toutefois, cela ne signifie pas, à mon sens, que Clausewitz nie la possibilité de la victoire décisive : au contraire, l'affrontement guerrier vise justement à obtenir la décision par le sort des armes. Mais cela reste cantonné au champ de bataille. Ce qui revient à dire que la bataille, pour Clausewitz, n'est pas en soi une chose "stratégique", même si son issue peut avoir des conséquences stratégiques.

5/ La surprise est contingente : CVC en déduit donc qu'elle ne se prévoit pas, et dépend en fait du hasard, de l'opportunisme et de la fortune, bonne ou mauvaise. "Loin de nous l'idée de nier la possibilité du succès, mais nous soulignerons ceci : des conditions favorables lui sont indispensables ; elles ne sont pas si fréquentes ; il est rare que le capitaine puisse les créer" (p. 203). CVC l'illuste par deux exemples : Bonaparte contre Blücher sur la Marne en 1814 ("le succès tenait à l'erreur de Blücher. Bonaparte n'en savait rien : il fallut qu'un hasard bienveillant s'en mêlât", p. 204), ou Frédéric II à Liegnitz en 1760 (" ici encore, le hasard était de la partie"). Faut-il en tirer la conclusion que la surprise est le fait du hasard, et qu'au fond elle surprend les deux protagonistes ? On n'est pas loin de le penser, voyant là chez CVC l'attention portée au fameux brouillard de la guerre.

6/ "Une dernière remarque" : "Ne peut surprendre que celui qui impose sa loi à l'autre. Pour imposer sa loi, il faut agir de façon appropriée. En essayant de surprendre l'adversaire avec le mauvais moyen, nous risquons le revers cuisant plutôt que l'avantage : l'adversaire n'aura cure de la surprise que nous lui avons réservée, car il puise dans nos erreurs les moyens d'y remédier" (p. 206).

Ainsi, le surprise ne peut être un procédé qu'il faut rechercher. Résultat du hasard, elle sourit à l'opportuniste : le chef militaire doit donc avoir de l'audace, ... et une bonne fortune. Mais s'il est habile, il peut essayer d'ordonner ce chaos et de préparer les conditions de la surprise : cela passe par la ruse.....

O. Kempf

Commentaires

1. Le samedi 18 avril 2009, 10:28 par Jean-Pierre Gambotti

A propos de la surprise

Conclure que la surprise est un résultat du hasard me semble dépasser la pensée de Clausewitz. A mon sens Clausewitz veut montrer que la surprise est un facteur important de l’engagement mais que son effet doit beaucoup à la contingence : la friction opère aussi sur la surprise. De surcroît, puisque « la victoire sourit aux audacieux », c’est la partie la plus entreprenante, celle qui fait preuve de la plus grande volonté de vaincre qui tirera le plus de profit du facteur surprise. Je pense que l’on peut adhérer à cette idée, dérangeante à l’époque de Clausewitz, mais que l’Histoire militaire a validée.
Mais je voudrais revenir sur la constante de Clausewitz quant à l’interaction et la rétroaction des facteurs. Citons : « Nous affirmons que la surprise est sans exception à la base de toute entreprise, mais qu’elle varie considérablement d’intensité selon la nature de l’entreprise et les autres facteurs. » La conclusion du chapitre précédent « Supériorité numérique », en appelle aussi « à l’ensemble des facteurs» pour considérer l’effet du nombre sur le résultat de l’action. Je pense que ce type de raisonnement, proche de la non-linéarité, est constitutif de la pensée clausewitzienne : à la guerre, et j’oserai dire dans le domaine de l’action, penser cartésien, c’est penser insuffisamment. Cette remarque pourrait faire partie de la grille de lecture utile au décryptage Clausewitz.
Pour terminer, je voudrais insister à nouveau sur le problème de la traduction dans l’œuvre de Clausewitz. Vous vous réjouissez que « l’auteur parle de point crucial » et non pas de « point décisif » au début de ce Chapitre 9. Malheureusement il ne s’agit que d’une élégance du traducteur, car dans Vom Kriege , Clausewitz utilise « entscheidenden Punkte », traduit « point décisif » dans la version française de Denise Naville et « decisive point » dans la version anglaise de M.Howard et P.Paret . Dans ce cas particulier, cette imprécision ne porte pas à conséquence, en revanche on peut s’interroger sur ce type d’approximation quand les concepts fondamentaux de Clausewitz sont abordés : « remarquable, surprenante ou merveilleuse ….trinité ? » Sans ouvrir la boîte de Pandore du centre de gravité !
Très cordialement
Jean-Pierre Gambotti

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