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Réflexions et certitudes sur le nucléaire : une réponse par JP Gambotti

Le général Gambotti réagit à un précédent billet sur le débat nucléaire : j'avais posé la question (sans y répondre) de la notion d'arme offensive, et d'arme d'emploi substratégique. J'avais surtout rappelé l'urgence du débat. Celui-ci a lieu, si j'en crois les commentaires sur AGS, ou le billet de Philippe Leymarie sur son blog du Monde Diplo. Ce billet alimente la réflexion commune. O. Kempf

Verbatim JP Gambotti :

Raisonner le nucléaire est passionnant car c’est traiter de l’essence même de la guerre.

De la guerre selon Sun Tu : l’art suprême de la guerre, c’est soumettre l’ennemi sans combat, mais aussi de la guerre selon Clausewitz : la guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté.

Repenser notre doctrine

Pour moi, toute doctrine nucléaire ne peut se construire que dans les limites de ces deux postulats.

D’abord parce que l’arme nucléaire est de l’ordre de l’apocalypse et que c’est ce caractère vertigineux qui lui confère son caractère dissuasif. Et puisque la dissuasion ressortit à cet art suprême de la guerre de soumettre l’ennemi sans combat, aucun état détenteur de cette arme de destruction massive ne peut s’exonérer de placer la menace de son emploi dans sa panoplie stratégique.

Ensuite parce que dans un monde-système régi par des rapports de forces, appartenir au petit cercle des puissants, au « club atomique », permet de dominer le concurrent avant qu’il ne devienne un adversaire que l’on devra contraindre à exécuter notre volonté.

Répondant à ce diptyque, arme de la domination et arme de la paix contrainte, le nucléaire français pour conserver sa pertinence, ne peut échapper à la révision de sa doctrine et je pense aussi qu’il est urgent de s’y atteler. Car le critère premier de la dissuasion c’est sa crédibilité, et ne peut être crédible que ce qui est connu et compris. Actuellement je crains qu’aucun agresseur potentiel de la France, à cause d’une absence de stratégie déclaratoire, ne puisse s’inscrire, par méconnaissance des règles, dans une quelconque dialectique nucléaire qui est le dialogue de la dissuasion en action.

Et j’en viens à la nature de la dissuasion. D’emblée je voudrais dire, dans le prolongement de mon propos précédent, qu’en termes de dissuasion nucléaire la notion de posture -offensive ou défensive - a peu de sens, car dans ce dialogue le jeu consiste à prendre l’ascendant sur l’adversaire en le menaçant d’un engagement des feux nucléaires qui conduirait les deux parties, in fine, à une quasi-destruction réciproque. En bref la dissuasion est une manœuvre de la volonté avec des phases alternatives de suprématie et de soumission, ainsi peut-on affirmer que ce n’est pas parce que l’arme nucléaire est de non-emploi que la dissuasion est défensive. Paradoxalement on pourrait la considérer plutôt comme une stratégie offensive de la pensée maniant la terreur et l’effroi! __ Emploi, non-emploi__

Mais si l’on décide de faire de l’arme nucléaire une arme d’emploi, nous changeons de paradigme. Ce n’est plus le caractère cataclysmique et la peur inhérente de l’atome que nous prenons en considération, mais sa capacité à délivrer des énergies colossales, avec peu de vecteurs, sur des cibles ponctuelles, pour appuyer des opérations de niveaux tactique et stratégique. Je crains que ce type d’emploi n’ait qu’une très faible possibilité d’occurrence dans les conflits futurs. D’abord, si j’en crois la littérature militaire, parce que nous sommes dans un trend de guerres dans lesquelles les populations seront parties prenantes à plusieurs titres et je m’interroge sur les conséquences de l’emploi du nucléaire au sein de ces populations.

Ensuite, dans les cas de guerres plus symétriques, mais dont les belligérants ne disposent pas tous de l’arme nucléaire, je pense que son emploi sera stratégiquement, techniquement et juridiquement restreint, voire impossible. D’abord parce que le nucléaire va créer des zones contaminées et d’importantes destructions, contraignant ou interdisant la manœuvre et excluant la réémergence de la vie – j’invite à la consultation des Tables d’effets des armes nucléaires et à se remémorer Hiroshima ou Tchernobyl; ensuite parce que le contrôle gouvernemental des armes nucléaires dans un système trop « distribué », sera difficilement exercé jusqu’au niveau le plus subalterne, sur des théâtres éloignés de surcroît ; enfin parce que l’emploi du feu nucléaire dans des circonstances dans lesquelles les intérêts vitaux de la nation ne sont pas menacés produira des pertes massives et disproportionnées par rapport aux enjeux et sera vraisemblablement contesté et judiciarisé à terme par les instances internationales ad hoc. Passons sur les réactions immédiates de la communauté internationale à la vue d’images cataclysmiques diffusées en boucle sur internet et les médias mondiaux…

Dissua-tion

Pour terminer, je voudrais me colleter avec cette idée extravagante de l’européanisation de l’armement nucléaire français. Selon moi c’est ontologiquement un non-sens : la dissuasion ne se partage pas. Sans revenir sur ses principes cardinaux, je rappellerai simplement que la dissuasion nucléaire s’inscrit dans une logique de létalité absolue : la sauvegarde des intérêts vitaux peut exiger le sacrifice de la nation. Ainsi la dissuasion et la nation sont des concepts intriqués, osons « dissua-tion. » Si je rajoute que la dissuasion c’est aussi le décideur suprême élu au suffrage universel, on mesure l’incongruité de proposer que la dissuasion française puisse présentement être élargie à l’Europe qui n’est pas une nation, au mieux une association d’états désireux d’avoir un avenir en commun et qui n’a pas de représentant élu au suffrage universel, mais, depuis peu, un président du Conseil européen élu ( ?) par ses membres. Peut-on fonder une dissuasion, par essence sacrificielle, sur un substrat aussi mou, aussi ténu, et qui peut croire que des « états qui n’ont pas d’amis, mais que des intérêts » pourraient unanimement décider que l’intérêt de certains est l’intérêt de tous et que sa menace justifie le risque d’un suicide collectif ? Construire la dissuasion européenne est au minimum un immense défi, plus certainement une utopie. Un projet moins ambitieux a capoté, un autre actuellement balbutie.

En conclusion je ferai dans le truisme. Le débat sur le nucléaire est nécessaire et urgent, mais suggérons aux débatteurs de ne pas méconnaitre les principes essentiels de la dissuasion, sa consubstantialité avec la nation, les énergies colossales qui sont en jeu et la violence psychologique dont il est question quand on manœuvre la terreur et l’effroi.

JP Gambotti

Commentaires

1. Le lundi 30 novembre 2009, 20:46 par CorentinB

J'aimerais réagir sur deux points évoqués dans le très intéressant billet du Gal Gambotti.

D'abord sur le rapport entre dissuasion, offensive et défensive. Je suis tout à fait d'accord qu'on ne peut pas assimiler simplement la défensive à la dissuasion, les deux tendant à se compléter plutôt qu'à se recouper parfaitement. Néanmoins, on ne peut pas dire pour autant que la dissuasion est une stratégie offensive. Elle s'appuie sur des moyens offensifs, certes, mais vise par nature un but défensif: la dissuasion vise la conservation de l'existant, le gel du statu-quo. Une stratégie offensive vise à modifier celui-ci.

J'en arrive ensuite à la notion d'arme de non-emploi. Personnellement je ne crois pas à la distinction entre arme de non-emploi et arme d'emploi (ni entre doctrine d'emploi et de non-emploi). Comme vous le soulignez fort justement, la dissuasion ne fonctionne qu'à condition d'être crédible. Or cette crédibilité implique une dimension psychologique fondamentale: l'adversaire doit être convaincu que nous sommes prêts à recourir à l'arme nucléaire si l'enjeu le requiert. Or, en qualifiant le nucléaire d'"arme de non-emploi", ou en l'inscrivant dans des "doctrines de non-emploi", on ne se rend pas service, au contraire. L'arme nucléaire est une arme, qui sera employée si la situation le justifie. Une stratégie nucléaire doit faire comprendre à l'adversaire les circonstances dans lesquelles cela sera le cas. La vraie distinction serait plutôt entre les appareils de défense concevant le nucléaire comme "arme d'emploi sur le champ de bataille", et ceux ne lui accordant qu'un rôle de représailles.

Voilà pour ma modeste contribution au débat nucléaire sur Egea...

EGéA : merci de votre contribution, qui vient compléter à la fois les propos du général, et les miens. La confusion sur le non-emploi tient à ceci : comme on ne l'a pas employé jusqu'à présent, chacun considère peu à peu qu'on ne l'utilisera pas. Sauf à se placer dans une situation extrême ("intérêts vitaux"). Je voulais juste signifier en parlant d'arme "d'emploi" que cet empli autrait lieu dans des conflits de moindre degré, où les "intérêts vitaux" ne seraient pas engagés.

Quant au débat, nous continuons celui qui fut lancé sur AGS.

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