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Isthmes et centre

Notons deux caractéristiques de la géopolitique française :

Tout d’abord, la France est déterminée par la maîtrise spatiale du double isthme Méditerranée-Atlantique : celui qui lie l’Aude à la Garonne, celui qui rejoint la Saône à la Seine. D’ailleurs, c’est en partant de la maîtrise de celui du nord que la royauté a peu à peu descendu son autorité vers le sud, la barrière des Pyrénées lui permettant d’atteindre le seuil du sud sans concurrence. Plus qu’un hexagone, la France est le pays des deux isthmes. Elle est déterminée par ces deux mers, et par la barrière du sud : certes, les Pyrénées ne sont pas infranchissables : elles constituent toutefois une limite pratique et visible. Toute la question sera, dès lors, de fermer l’ouverture au nord-est, vers ce territoire d’openfield et de plaines et plateaux. Pas de frontières « naturelles » de ce côté-là : tout est politique, plus que jamais. De là viendront les hostilités contre le duché de Bourgogne, le SERG, l’Autriche, l’Allemagne, incarnations successives du concurrent du nord-est.

Ce double isthme entoure le Massif Central.

Carte de France par Foncin dans 1ère année de géographie, A. Colin, 1887

Il faut ici dire un mot de l’invention tardive du Massif central : cette expression, tellement évidente qu’on la croit immémoriale, n’a été inventée par les géologues qu’au XIX° siècle. Par suite, les géographes l’ont réutilisée, notamment dans les écoles qui servirent à la construction du sentiment national, à partir de 1875 (voir par exemple ce blog). La carte au mur (la Levasseur et Hausen de 1874) montre ce Massif central si « évident ». L’appropriation générale est immédiate. Le massif central est alors le donjon français, le lieu du repli (si nécessaire après la mutilation de 1870). Surtout, il représente l’autre centre, géographique et rural, qui vient équilibrer le premier centre, politique et urbain, qu’est « naturellement » Paris.

Réf : on relira ce billet sur un petit bouquin passionnant sur la "géographie de nos grand-mères"

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 21 décembre 2009, 21:25 par

Il est intéressant de parler de frontières parce que nous allons peut-être devoir nous défaire, sur cette notion comme sur beaucoup d’autres, des vieux schémas de pensée que nous avons acquis et utilisés au XX° siècle sur la lancée du XIX° et sous l’influence d’idéologies totalitaires et simplistes désormais passées de mode, périmées, d’une autre époque.

Votre billet intitulé « isthmes et centre » nous rappelle d’abord que l’Histoire des groupes humains résulte de la géographie physique (ici, les isthmes). Mais la géographie administrative, qui prétend organiser chaque groupe et organiser les relations des groupes entre eux, résulte de l’Histoire (ici les frontières et leur centre). En dépit de ce cousinage, il est souvent bien difficile de faire coïncider ces deux géographies, qui sont celle de la Nation et celle de l’Etat.

Vous soulignez l’absence de frontière « naturelle » au nord-est de notre hexagone. Cette faiblesse pour la défense est par ailleurs brillamment décrite dès le début d’un ouvrage bien connu publié en 1934 : « vers l’armée de métier ».

Pourtant une autre carte de la France, en 1812 avec 130 départements, montre que l’Histoire (et partant la géographie administrative) aurait pu être différente et nous doter d’une frontière "naturelle" au nord-est, le Rhin : http://xtofska.free.fr/cartedes130d...

Mais que vaut un fleuve pour frontière ? Un fleuve constitue rarement une frontière économique et surtout culturelle. Il constitue seulement une frontière facile pour le cartographe et aussi une limite facile à concevoir pour arrêter militairement les hordes barbares à condition qu’il soit correctement défendu. Par conséquent un fleuve convient parfaitement aux traités de paix et autres documents politiques. Ainsi la voie d’eau peut servir de frontière d’Etat. Mais la voie d’eau, parce qu’elle est zone d’échanges et de rencontres économiques et culturels, est plus facilement le cœur d’une Nation que sa limite.

Cette contradiction entre deux conceptions de la frontière peut expliquer le soin avec lequel l’enseignement d’Etat s’efforce de faire entrer la Nation dans ses propres limites et dans sa propre vision du monde qui n’est pourtant pas naturelle. Dans les années 1920, un élève (souvenir d’enfance que m’a raconté l’un d’eux) était considéré comme « fort en géographie » s’il connaissait la liste des départements avec leur préfecture et leurs sous-préfectures. De même le blog que vous avez cité http://www.le-temps-des-instituteur... mentionne le refus jacobin d’enseigner la géographie selon les lignes de partage des eaux : « Il est temps d’en finir dans les classes avec la division de la France en bassins », écrit Pierre Foncin, professeur et géographe français, à la fin du XIX° siècle. L’on peut imaginer que ce refus d’une géographie fondée sur des caractéristiques naturelles, concrètes et faciles à comprendre mais qui découpaient l’Hexagone en négligeant les départements, visait à substituer à la géographie naturelle une géographie administrative.

Le raisonnement qui oppose l’administration à la sociologie ne concerne pas seulement les fleuves et leur bassin : même la Manche n'est pas une barrière économique ni culturelle. L'on trouve beaucoup d'influences britanniques sur nos régions côtières de la Manche jusque dans les activités les plus prosaïques : en patois du Pas-de-Calais, une serpillère se dit « une wassingue », traduction continentale de l’anglais « washing ». Le raisonnement convient aussi pour les fleuves non navigables (comme le Rhône), où les échanges économiques et culturels suivent la vallée. Où qu’il soit, le fleuve ou le plan d’eau est une frontière facile à tracer sur la carte mais irréaliste quant à l’occupation humaine.

Aujourd’hui, une partie de notre territoire est cependant limitée par deux fleuves frontaliers qu’il convient de ne pas oublier et qui confirment l’un et l’autre le paragraphe qui précède. Il s’agit, de part et d’autre du département de la Guyane, de l’Oyapok qui forme notre frontière avec le Brésil et du Maroni qui forme notre frontière avec le Surinam. Il suffit d’aller sur place (allez-y : notre Guyane mérite d’être connue) pour voir que les échanges transfrontaliers sur ces fleuves sont denses, populaires, naturels et anciens.

Les fleuves, parce qu’ils ont plus vocation à relier qu’à séparer, ne sont donc pas des frontières satisfaisantes. Alors peut-être les montagnes et leur ligne de partage des eaux ? L’on peut aussi en douter : voir par exemple les Basques. Voir aussi l’unité culturelle de la Scandinavie, séparée en deux non par la montagne mais par le tracé d’une frontière interétatique.

La notion de frontière est effectivement politique et par conséquent convenue, artificielle, souvent contraire aux inclinations sociologiques des populations frontalières. Est-ce vraiment insupportable, on pourrait le supposer chez nous au regard des séparatismes, autonomismes, régionalismes de tous horizons qui s’appuient sur de prétendues appartenances à d’autres communautés que la Nation française (le drapeau corse ; plus modérément le drapeau des Savoyards qui n’oublient cependant pas leur référendum de 1860 ; les Alsaciens qui s’ingénient à parler allemand en présence de Parisiens ; les Bretons qui cultivent l’interceltisme). Autre contestation de frontières, celle des limites régionales, vous en parliez le 4 décembre dernier.
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Mais (et c’est où je voulais en venir) tous ces problèmes de frontières se poseront-ils encore au XXI° siècle comme ils se posaient au passé ? Je formule la question avec la certitude que la réponse est négative et que nous devons reconsidérer complètement nos conceptions géographiques.

C'est que l’existence de techniques de communication récentes change tout. Notamment les satellites géostationnaires, une invention à laquelle il ne suffisait pas de penser mais qu’il fallait aussi pouvoir réaliser, redistribuent la culture. Je ne juge pas ici de la qualité de cette culture mais de son accessibilité sur des zones géographiques qui acquièrent ainsi une certaine parenté culturelle.

Les flux transporteurs de culture ne sont plus seulement des cours d’eau physiques : on sait que les ondes sont aussi électromagnétiques. Leur nature n’est pas nouvelle mais c’est leur distribution qui est nouvelle. Ces flux sont désormais établis pour longtemps et l’on n’imagine pas encore ce qui les remplacera. Pour saisir à quel point la communication électronique (le silicium, pour faire simple) a tout changé dans la deuxième moitié du XX° siècle il faut avoir connu l’époque, pas si lointaine, où la télévision n’existait pas, où l’écran était confiné dans les salles de cinéma, où le téléphone était rare et où personne n’imaginait qu’un jour on l’emmènerait partout dans sa poche. Je vous parle d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître.

De même que dans les années soixante et soixante-dix, la télévision d’Etat a gommé ou atténué chez nous beaucoup de différences provinciales concernant non seulement la langue française et sa prononciation mais aussi les coutumes locales, aujourd’hui les satellites géostationnaires de télévision sont en passe de découper la planète en « fuseaux culturels ». Ceci pour un motif physique impératif : un tel satellite ne peut stationner qu’au dessus de l’équateur, sur la portion d’équateur qui concerne le continent qu’il veut couvrir. Ainsi nos télévisions d’Europe occidentale sont captées partout en Afrique. Elles créent ainsi des références culturelles communes qui vont du Cap Nord au Cap de Bonne Espérance.

Autre monde mais soumis au même impératif gravitationnel, les Amériques captent partout les mêmes programmes, majoritairement hispanophones, de Thulé à Ushuaïa.

Jusqu’à ce qu’un nouveau progrès technique détrône le satellite géostationnaire, la géopolitique est à reconsidérer au regard de cette nouvelle solidarité comparable, toutes proportions gardées, à celle qui fut créée par l'ORTF autrefois.

Les frontières administratives, qui essaient plus ou moins honnêtement de correspondre à une réalité géographique, n’auront plus grand sens, remplacées par les fuseaux de couverture satellitaire.

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