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L'enjeu afghan d'O. Hubac et M. Anquez

Deux jeunes auteurs publient un excellent bouquin sur l'enjeu afghan : nul doute qu'il va très rapidement devenir la référence en langue française sur le sujet.

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Ils ont bien voulu répondre à mes questions, alors que le livre sort aujourd'hui en librairie : en plus chez un vrai éditeur, convaincu et enthousiaste. Mais à lire l'entretien, vous aurez, c'est sûr, envie de lire le livre. Merci à eux.

"L'enjeu afghan : la défaite interdite" par Olivier Hubac et Matthieu Anquez, chez André Versaille éditeur, février 2010, 281 pages, deux cartes, etc... 19,90 euros.

1/ Le sous-titre de votre livre s'intitule « défaite interdite ». Immédiatement vient la question : défaite de qui ? De l'Otan ? De l'Amérique? De "l'Occident" ? Du gouvernement Karzai ? Et qui serait le vainqueur ?

OH & MA : En cas de défaite, ou de victoire (soyons positifs !), il s’agira d’abord de celle de la coalition américaine Liberté Immuable et des troupes de l’Otan qui visent respectivement à éradiquer al-Qaïda et à rétablir une sécurité pérenne en Afghanistan. L’enjeu est particulièrement important pour l’Otan qui est de loin la plus présente dans le pays et qui met en jeu sa crédibilité hors de ses « frontières naturelles ».

Une défaite serait aussi celle de l’Onu, à l’origine du mandat militaire de l’Otan, et à la tête de la MANUA (mission d’assistance des Nation unies) qui gère le volet civil de la crise afghane. Elle confirmerait là le discrédit dont elle pâtit depuis des années sur sa capacité à gérer des crises complexes.

De façon schématique, on pourrait alors parler de défaite de l’Occident et surtout de son incapacité à adapter ses outils militaires et civils de gestion de crise à un adversaire insurrectionnel… En somme, une incapacité à faire des guerres autres que conventionnelles.

Pour ce qui est de la responsabilité du gouvernement Karzaï, c’est un peu différent dans la mesure où l’instauration à terme d’un gouvernement légal fort et légitime est en soi l’une des conditions de réussite - ou non - de l’intervention.

En cas d’échec, le vainqueur sera l’insurrection afghane. La victoire sera très vraisemblablement revendiquée aussi par al-Qaïda, même si elle est peu représentée au sein de la coalition ennemie. Il est également probable que le fragile front insurrectionnel se désagrègera en cas de victoire, chaque groupe revendiquant alors d’avoir été à l’origine de la défaite occidentale.




2/ Est-ce donc une guerre où il y a un vainqueur ? Peut-on envisager le "match nul"? Sous quelles conditions? Le temps est-il forcément contre les alliés/coalisés ?

OH & MA : Tous les acteurs ne sont pas logés à la même enseigne dès lors que l’on parle de victoire. Pour l’insurrection, la victoire pourrait être définie par le départ des troupes étrangères associé à l’incapacité du gouvernement légal d’assurer la sécurité. C’est en cela que le temps joue en faveur de l’adversaire afghan.

Pour la coalition Liberté Immuable, la victoire est dictée par sa capacité ou non à éradiquer les réseaux terroristes présents dans la zone, aux premiers rangs desquels al-Qaïda. Avec de tels buts de guerre, le bilan risque fortement d’être en demi-teinte.

Pour les troupes de L’Otan, cela est différent car les buts conditionnant la victoire ne sont pas en soi des objectifs militaires. La FIAS vise à rétablir l’ordre et la sécurité au profit du gouvernement légal. Dans le contexte contre-insurrectionnel, il faut considérer les opérations comme globales. La phase 1, offensive et résolument militaire, ne vise pas l’affrontement avec une armée régulière ; il s’agit d’abord de rasseoir l’autorité du gouvernement afghan sur la zone concernée. Face à la formidable supériorité militaire de l’Otan, les quelques quinze mille insurgés ne pèsent pas lourd : ils se replient systématiquement en privilégiant embuscades et IED. L’Otan et le régime afghan doivent, c’est la phase 2, tenir ensuite le terrain dans la durée. Enfin, une fois la sécurité restaurée, il faudra, phase 3, reconstruire. L’ensemble de ces actions s’inscrit sur une période de plusieurs mois. C’est à l’aune du résultat de cette dernière phase que la réussite ou non de l’opération peut être évaluée. Pas de succès spectaculaire donc, mais un bilan politique global en guise de victoire !

Dès lors, l’importance de la communication est vitale tant pour pouvoir s’affirmer vainqueur que pour minimiser, le cas échéant, un échec (et c’est là que le facteur temps peut dans une certaine mesure jouer en faveur des alliés). Prêts ou non à prendre la relève, les Etats-Unis et l’Otan déclareront à l’été 2011 (début de retrait des troupes) que l’Armée nationale afghane (Ana) est opérationnelle. Ce sera ensuite pour les années à venir de la responsabilité des politiques et militaires afghans. Un scénario « à l’irakienne » qui ne trompera personne et qui ne résoudra pas les problèmes pour lesquels nous intervenons aujourd’hui (sanctuaire terroriste international, arrière-base des Talibans pakistanais, fragilisation du Pakistan, etc.).




3/ Vous distinguez heureusement la FIAS de la coalition (Liberté Immuable) : cela a-t-il toujours du sens ? Est-ce seulement une affaire de forces spéciales, ou quelque chose de commode pour les Américains ? Est-ce une séparation amenée à durer, ou ne faut-il pas simplifier en unifiant ?

OH & MA : Il est toujours important de distinguer la FIAS de l’Opération Liberté Immuable car, nous venons de le voir, les objectifs poursuivis par l’une et par l’autre sont différents. Les buts de la coalition américaine sont cependant inclus dans la mission plus large qu’est celle de l’Otan. Pour cette raison, et aussi pour une meilleure conduite des opérations, il a été décidé en 2008 un commandement unifié pour les deux entités (mais qui n’inclut pas la totalité de Liberté Immuable).

Cependant, au-delà de l’unification organisationnelle, la cohabitation entre la FIAS et la coalition américaine pose des difficultés d’ordre politique. En effet, l’Opération Liberté Immuable n’a pas a priori à se préoccuper de « gagner les cœurs et les esprits »…



__ 4/ A propos de contre-insurrection, vous présentez les choses classiquement (la ligne Galula-Petraeus), puis vous évoquez la nécessité d’appliquer aussi le principe du « gagner les cœurs et les esprits » à sa propre population. Est-ce dans cette perspective qu'il faut interpréter les propos récents du général McChrystal quand il rappelle la nécessité d’une approche globale du conflit ?__

OH & MA : McChrystal, en chef militaire, pense d’abord à sa mission. Lorsqu’il évoque l’approche globale ou la nécessité de campagnes de communication, il s’agit d’actions à mener sur le territoire afghan dans le cadre du fameux principe « gagner les cœurs et les esprits », c’est-à-dire gagner la population afghane à sa cause et à celle du gouvernement légal. Pour autant, dès lors que l’on réfléchit à l’utilisation de tous les leviers (militaire, politique, financier, diplomatique…) que l’on a à sa disposition pour ravir la victoire, pourquoi se limiter au terrain des opérations ?

En effet, année après année, le soutien des opinions publiques occidentales s’érode dangereusement. Les populations nord-américaines et européennes comprennent de plus en plus mal les enjeux géostratégiques du présent conflit. Une bonne partie n’est plus convaincue de la légitimité et des chances de succès des forces engagées en Afghanistan. Cette situation est difficilement tenable car les régimes démocratiques supportent mal la pression. La tentation est grande alors de baisser la garde et de renoncer. Un effort de pédagogie à destination de nos populations est plus que jamais nécessaire.




5/ Vous évoquez les pistes possibles de solution, en revenant à la lecture heureusement géopolitique par laquelle vous ouvrez l'ouvrage. Pour faire simple, vous discernez le choix entre solution fédérale et partition : pouvez-vous préciser ? Tout n'est-il au fond qu'un problème de pachtounes transfrontaliers, sur une ligne Duran mal établie ? Ou n'est-ce pas, encore, vouloir persister dans une lecture d'Etat-nation dépassée ? Ne faut-il pas essayer de bâtir une solution "culturelle" indigène (excusez ce mot très grossier et horrible) si on prend en compte le "contexte" ainsi que vous le démontrez par ailleurs ?

OH & MA : L’Afghanistan peut en effet difficilement être considéré comme un Etat-nation. Créé par les Pashtouns au milieu du XVIIIème siècle, le pays a toujours été, sauf rares exceptions, dirigé par des représentants de cette ethnie. Les autres composantes de la population, Tadjiks, Ouzbèkes, Baloutches, Hazaras, Aymaks… ont été sujets plus qu’acteurs de la vie politique afghane. La seule solution « nationale » qui ait été envisagée est la pashtounisation culturelle (imposer la langue pashtoune notamment) des non-Pashtouns, politique qui a suscité une très forte opposition. L’introuvable nation afghane est certainement l’une des causes fondamentales de l’instabilité chronique du pays.

Si l’Etat-nation n’est pas adapté aux réalités locales, à quels modèles se référer ? Seul un modèle qui prend en considération le caractère multiethnique de la population afghane a des chances d’être viable. Ainsi, la solution fédérale, avec un Etat central disposant des capacités régaliennes pour maintenir l’unité du pays et des provinces dotées d’une large autonomie de gestion locale, semble être une piste à étudier sérieusement. C’est déjà, dans une certaine mesure, le cas, mais l’autorité du gouvernement de Kaboul doit être encore considérablement renforcée. La partition est une autre solution, mais elle remettrait en cause les équilibres régionaux (notamment pour le Pakistan si l’ensemble des Pashtouns devaient être réunis) et heurterait les règles internationales en vigueur, comme l’intangibilité des frontières.

Messieurs, merci pour ces paroles éclairantes qui rendent simples des choses compliquées.

Commentaires

1. Le mardi 16 février 2010, 22:59 par Bob

Pour info, les deux sont consultants chez CEIS, la Compagnie européenne d'intelligence stratégique


égéa : oui, ils le précisent d'ailleurs dans la quatrième de couverture

2. Le mardi 16 février 2010, 22:59 par Jean-Pierre Gambotti

Réagir à cet entretien sans avoir lu l’ouvrage en question est certainement extravagant, mais je suis toujours un peu désorienté quand le sens des mots est « trafollé », pour utiliser une expression alpine. En l’occurrence je ne distingue pas clairement ce qui ressortit au « Ziel »et au « Zweck », au « but » et à la « fin », dans les propos de nos auteurs. Et je vais me risquer à apparaître comme un monomaniaque en citant à nouveau CVC : « On ne commence pas une guerre, ou raisonnablement on ne devrait pas en commencer une, sans savoir ce qu’on veut obtenir par cette guerre, et ce que l’on veut obtenir dans elle ; là il s’agit de la fin, ici il s’agit du but ». Pour être tout à fait clair, je veux insister ici sur le postulat fondateur de la pensée clausewitzienne, la guerre comme continuation de politique ou la guerre comme moyen de la politique, d’où la nécessaire appréhension dans la conception et la conduite de la guerre de ce qui est le but de la guerre et de ce qui est la fin politique. Et ce qui est interpellant dans cet entretien c’est la confusion intellectuelle dont semblerait atteint les hauts responsables politico-militaires de la coalition, qui se traduirait selon les auteurs, par le fait que « pour les troupes de l’Otan (…) les buts conditionnant la victoire ne sont pas en soi des objectifs militaires. »
Mais je pense que le livre me permettra de répondre à cette interrogation, je le lirai donc avec beaucoup d’intérêt.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

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