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la Turquie est-elle une puissance orientale, ou occidentale, méditerranéenne ou asiatique ?

Un lecteur assidu d'AGS, qui n'ose curieusement pas commenter, m'envoie toutefois de temps en temps des courriels fort intéressants. IL faut dire qu'il s'agit d'un prof de géographie de Khâgne. Voici donc qu'il me propose une bonne copie d'un de ses élèves, Thomas L. sur le sujet qui fait le titre de ce billet : sujet éminemment géopolitique (et thème du mois d'AGS), même si la Khâgne n'impose pas cette discipline, mais conserve l'attitude de la géographie politique traditionnelle (avec laquelle la GP a des cousinages évidents, il faut en convenir).

Or donc, le dit élève a composé, dans les conditions d'examen, sans documentation, en 5h (mais avec une carte à dessiner, qui a dû lui prendre 3/4h) on est donc dans l'épure du devoir en 4 heures, classique. La comparaison est donc très intéressante, de la part d'un jeune homme de 19 ans.

On note une longue introduction : je ne saurai trop insister sur l'importance de l'intro, qui détermine la note finale, à deux points près. Notez d'ailleurs la longue accroche préliminaire, qui définit d'entrée le cadre du sujet, avant la définition des termes : c'est une autre technique. L'annonce de plan est très longue, avec curieusement une première phrase sans verbe conjugué, ce qui est un peu maladroit : je trouve les intitulés très (trop?) développés. Mais la plan en trois parties est universitaire, classique, littéraire : on est loin de l'efficacité science-potarde, c'est d'ailleurs tout l'intérêt de la copie : montrer une autre façon de bien traiter un sujet.

Je remarque dix pages en document word, ce qui correspond à 18 à 20 pages manuscrites... Il n'a pas dû chômer. J'ai laissé les commentaires du prof, exigeant comme on peut l'être en prépa.... Ouh ! la! la! je n'y aurais pas fait de vieux os........ Je comprends surtout que ledit prof (qui m'explique gentiment, dans son mail, que décidément, peut-être n'est-ce pas une excellente copie, et que vous comprenez, n'est-ce pas, tout ça tout ça;...) a un super élève qui devrait décrocher de bonnes notes au concours; et surtout que les normaliens ont une sacrément bonne culture !

Merci donc à Thomas, merci à son professeur.

O. Kempf

KHÄGNE 2009-10 .

Géographie tronc commun (programme : « Turquie, Turcs et turcophones », concours ENS-LSH session 2010 )

Copie de Thomas L. , concours blanc de décembre 2009-travail en 5 heures sans documentation (encore heureux) .

Depuis que la Turquie a déposé sa candidature à l’entrée ds l’Union Européenne ds les années 1980 et surtout depuis l’ouverture des négociations ds les années 1990, un débat assez virulent anime la classe politique européenne entre partisans et opposants . Les opposants à l’entrée de la Turquie ds l’UE utilisent notamment des arguments géographiques et culturels , et essayent de prouver que la Turquie n’est pas une puissance tournée vers l’Occident et au premier chef, l’Europe, ms vers l’Asie . L’attitude -même des dirigeants turcs depuis la fondation de la Turquie le 29 oct 1923 est complexe / En effet d’un côté la République a été instaurée ds un processus de « repli sur le radeau anatolien »- selon l’expression de S.Yerasimos – qui a déplacé le centre de gravité de la puissance non plus ottomane mais désormais turque, vers l’Est, l’Orient et l’Asie, et s’est déroulé en réaction à l’avancée des troupes occidentales lors de l’achèvement de la Première Guerre Mondiale. De l’autre côté , cette candidature illustre la pérennité desliens hérités de l’Empire Ottoman et intensifiés depuis les années 1960 par un nouveau phénomène : l’émigration importante qui a installé une diaspora turque (note du prof : le terme est discutable apparemment, et discuté par les spécialistes ) et permis à la Turquie de conserver une influence , voire un droit de regard sur l’espace européen , occidental au sens le plus large. C’est donc l’ambiguité idéologique de la Turquie depuis sa fondation par Mustafa Kemal qui est au centre de l’ambivalence des relations de l’Etat turc avec le monde : la Turquie est-elle une puissance orientale, ou occidentale, méditerranéenne, ou asiatique ? La notion de « puissance » a été théorisé par Raymond Aron comme l’ensemble des facteurs (économiques, démographiques, culturels, politiques ..) qui font qu’un Etat a une puissance ds un espace donné, c’est-à-dire à la fois une influence et une force . L’Orient et l’Occident s’opposent à petite échelle pour désigner depuis le Moyen-Age et les Croisades deux parties du monde ; l’aire chrétienne contre l’aire musulmane ; les notions d’Occident et d’Orient regroupent des logiques spatiales comme des héritages culturels. La Turquie, par sa position géographique , apparaît, et se présente, comme le pont entre ces mondes , ou la ligne de fracture. la Méditerranée et l’Asie désignent des espaces plus rigoureusement définis . L’intérêt est que la Turquie naissante s’est à la fois proclamée en réaction à l’Occident et en rupture avec l’Empire Ottoman , « homme malade de l’Europe »1- selon l’expression du Tsar Nicolas Ier en 1857- tout en s’appuyant sur un nationalisme qui puise ses origines en Asie ; mais elle s’est également élaborée grâce à des réformes tirées du modèle occidental , rompant ainsi avec l’héritage oriental et traditionnel de l’Empire ottoman . Finalement, les ambiguités idéologiques inhérentes à la fondation de la République de Turquie font de celle-ci un territoire éclaté qui a des ambitions universelles.

La fondation de la République turque : un mouvement de repli sur la radeau anatolien et le déplacement du centre de gravité de l’aire d’influence turque vers l’Asie2, par la disparition de l’Empire ottoman , « homme malade de l’Europe » (Ière partie) . Mais la rupture avec l’Empire ottoman s’opère aussi grâce à l’assimilation de la modernité occidentale, Occident avec lequel la Turquie conserve et construit des liens importants , économiques , démographiques et politiques (II) . Cette dichotomie fait de la Turquie un territoire éclaté3 , et une synthèse entre deux mondes différents (III).


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La fondation de la République turque : un mouvement de repli sur la radeau anatolien et le déplacement du centre de gravité de l’aire d’influence turque vers l’Asie4, par la disparition de l’Empire ottoman , « homme malade de l’Europe ».

La Rép de Turquie naît des ruines de l’Empire ottoman dans un processus de « repli sur le radeau anatolien ».

L’Empire ottoman sort défait de la 1ère GM alors qu’il signe le 30 oct 1918 l’armistice de Moudros , qui consacre l’avancée des troupes de l’Entente jusqu’en Anatolie/ Le 18 août 1920, le Traité de Sèvres fait l’effet d’une bombe dans l’opinion turque (ou ottomane) puisqu’en plus de la perte de la totalité des possessions arabes et balkaniques héritées de l’Empire ottoman, l’Anatolie elle-même est partagée par les vainqueurs, qui l’ avaient prévu dès 1916 par l’accord Sykes-Picot (les Détroits et Istanbul st ainsi internationalisés, la France s’arroge la Cilicie, l’Italie le littoral pontique, et la Grèce le littoral égéen). Un fort mvt de nationalisme turc prend alors son essor, aussi bien dans l’opinion publique 5 que chez les intellectuels qui exaltent l’idée d’une nation turque , d’un fait turc et d’une turcité . Ce nationalisme de réaction hérite d’un même mvt qui avait fait à la fin du XIXème siècle se dresser la même idée contre les revendications des minorités (millyets ) chrétiennes de l’Empire . Mustafa Kemal fédère dans les années 1920 le mvt et une entreprise de reconquête du « berceau anatolien »- selon l’expression de l’époque- aboutit au traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui assure l’intégrité d’un territoire turc , déterminé par l’avancée maximale des troupes de l’Entente au 30 oct 1918 à 12h .

C’est ce mvt de repli sur le « radeau anatolien »qui fonde la Turquie en rupture avec l’Empire ottoman , jugé responsable du désastre , et défini à l’inverse de la Turquie par l’avancée maximale des troupes ottomanes , càd jusqu’aux portes de Vienne en 1683. La République proclamée le 29 oct 1923 par M.Kemal se concentre donc sur ce territoire réduit de 473 000 KM2 et s’affirme avant tout comme une puissance anatolienne 6. Elle a donc d’abord vocation à organiser son territoire avant d’exercer une quelconque puissance au-delà de ses frontières . C’est une interprétation de l’expression de M.Kemal pour rassurer les Etats occidentaux sur les volontés bellicistes de la Turquie : « paix en Turquie, paix dans le monde ».

Cependant cette formule illustre aussi les ambitions universalistes inhérentes à tout nationalisme puisqu’elle établit un lien de cause à effet entre la situation interne de la Turquie et celle du monde. Si la Turquie conserve des ambitions sur une aire d’ influence , le processus de repli sur le radeau anatolien en a décalé le centre de gravité vers l’Est des Détroits . Le symbole et la matérialisation en est le changement de capitale , d’Istanbul vers Ankara en 1923. De même la Turquie domine-t-elle des territoires qui n’ont jamais été sous autorité ottomane, notamment au NE du pays ( ?) . La République turque se fonde contre l’héritage occidental du point de vue spatial et ethnique de l’Empire ottoman , où l’élément turc était numériquement minoritaire . Au contraire le nationalisme turc plonge ses racines (mythiques ) dans l’Asie Centrale en lien avec les migrations ancestrales, toujours vers l’Ouest , des peuples türks. Ce st ces mvts qui st à l’origine de la présence turque en Anatolie . Ces migrations commencent dès le IIIème siècle avt JC alors que les premiers peuples proto-turcs sont notés dans les chroniques chinoises dès le IIème millénaire avant notre ère dans la région de l’Altaï .Le nationalisme a entrepris une relecture de l’Histoire , que l’on retrouve aussi enseignée dans les manuels scolaires aujhui. Deux événements sont particulièrement mis en valeur : l’action de Bilge Kagan contre la domination chinoise au VIIIème siècle , perçue comme une annonce de l’actionde M.Kemal, et la bataille de Manzikert en 1071, contre les Byzantins, qui marque l’entrée en Anatolie des peuples turcs, dirigés par Alp Arslam. Cette batzaille se déroule le même jour que la grde offensive contre les Grecs , ce qui fut interprété par l’idéologie officielle comme un signe .

Si la République se voit officiellement comme une puissance asiatique (que l’on imagine destinée à prendre la tête d’un empire encore dormant –selon le mot de MKemal, et s’étendant jusqu’à la frontière chinoise du Xinjiang), héritée de l’histoire des peuples d’Asie centrale, et relit l’histoire , faisant de M Kemal à la fois un loup gris , un Gök Atatürk, un nouveau Bilge Kagan et l’héritier d’Alp Arslam, les liens entretenus par la Turquie vers l’Asie centrale turcophones sont d’ordre concret . Ils sont d’abord liés à la présence de Turcs dans cette région . Une forte diaspora est présente dans les ex -Républiques soviétiques que sont le Kazakhstan, le Turkménistan , l’Ouzbékistan , où les turcophones sont majoritaires, et le Kirghizistan , et le Tadjikistan . Les liens sont surtt économiques puisqu’en effet l’Etat investit à hauteur de 10 MM de $ dans cette région et y implante des entreprises, notamment dans l’industrie lourde et l’extraction pétrolière . La Turquie a aussi créé un Conseil de Coop des Etats d’Asie centrale qui s’est réuni en 1992 pr la 1ère fois. Elle est d’ailleurs au centre de la Zone commerciale et économique de la mer Noire depuis 1996. Sur le plan culturel et politique, l’Etat truc facilite la naturalisation des ressortissants de cet espace, et y pénètre largement apr le biais de journaux (Zavem) ou de chaines de TV turques relayées dans cette région par le satellite Türksat – on peut ainsi envisager l’ébauche d’un espace régional eurasiatique de type réticulaire .

Alors que l’Empire ottoman était occidental dans sa majorité territoriale, la Turquie , à cause du droit international et du système des ZEE, n’a qu’une ouverture mince sur la Méditerranée , ce qui l’incite davantage à regarder vers l’Asie , d’abord par le biais de son littoral pontique.7




Si le repli sur le radeau anatolien a fait de la Turquie une puissance d’abord anatolienne, et plus tard asiatique, par le déplacement du centre de gravité vers l’Est et la rupture avec l’espace et le temps de l’Empire ottoman.

Ce décalage avec l’héritage de la Sublime Porte part des réformes modernes et influencées par un Occident compris comme une représentation intellectuelle, celle des Lumières notamment , plutôt que spatiale - même si la Turquie reste une puissance tournée vers les territoires de l’Occident –au sens territorial.

La fondation de la République turque s’est doublée d’une modernisation du pays selon les logiques de purge de l’élément oriental, conçu comme traditionnel et traditionnaliste. L’abolition di sultanat en 1922, du califat en 1924 , de la charia en 1926 et de l’islam comme religion d’Etat en 1934 vont donc dans ce sens, comme la réforme de l’alphabet et de la langue turque en 1924 , la réforme vestimentaire en 1925, la proclamation de l’égalité des sexes en 1926, le droit de vote accordé aux femmes en 1934 , la laïcité inscrite comme principe immuable dans la Constitution en 1937 . ces nombreuses réformes impulsées par M Kemal sont influencées par la modernité européenne et notamment française et cet écho occidental est plus ou moins explicite . La préférence pr la moustache plutôt que pour la barbe est une référence implicite alors que l’adoption du code civil suisse , du code criminel français et du code commercial allemand sont explicites . Tout ceci rompt avec l’orientation panislamiste donnée à l’Empire ottoman à partir du règne d’Abdul Hamid II et dc avec une politique orientalisante, au sens idéologique et non spatial du terme. Cependant ce lien idéologique et politique fort, entretenu par les Turcs avec l’Occident et au premier rang avec l’Europe , est ancien . Au-delà de la domination politique et militaire ottomane qui englobait les Balkans jusqu’aux portes de Vienne 8, au-delà des Capitulations qui accordaient des privilèges aux marchands européens dans les villes et ports ottomans , et dont la première résulte de l’accord entre François Ier et Soliman le Magnifique e 1537, l’exemple du Tanzimat est révélateur . Ce mvt des réformes commence en effet en 1839, complètement inspiré par l’Europe : plusieurs Grands Vozirs de l’époque étaient avant ambassadeurs en Europe , des instructeurs militaires allemands sont venus sur place pour moderniser l’armée . Enfin Istanbul est depuis longtemps tournée vers l’Occident, par les liens commerciaux, culturels- ville de l’Empire romain, ville grecque, ville de marchands italiens .

Plus qu’une puissance tournée vers l’occident , la Turquie est aujh une puissance occidentale : elle a une influence sur le monde occidental. Cette ambition et ce droit de regard sont liés à la présence d’une forte diaspora turque qui permet à l’idéologie turque9 d’étendre son aire d’influence jusqu’en Amérique et en Australie. La diaspora turque10 est en effet en place aux E-U, au Canada , mais surtout en Europe , notamment en Allemagne (1, 7 M de ressortissants turcs ), en France, en Autriche, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grde-Bretagne , en Suède, en Suisse , au Danemark et au Luxembourg. Il s’agit là du produit d’une émigration vers l’Europe entamée pour des raisons économiques, dès les années 1960, en réponse à l’appel de main d’œuvre lié au vieillissement de la population européenne. D’abord temporaires, les séjours des travailleurs deviennent définitifs après le coup de frein imposé à l’immigration . Le regroupement familial, permis par un accord entre Turquie et CEE (1979), puis les accords de libre –circulation concernant les travailleurs turcs en 1988, et enfin, après le coup d’Etat de 1980, l’accord du droit d’asile selon la juridiction internationale , ont maintenu flux et présence turcs. En tout, 3 à 3, 5 M de Turcs vivent aujourd’hui en Europe occidentale . Ceci donne à la République de Turquie des prérogatives sut le territoire européen : envoi de 729 instituteurs, d’une centaine de chargés d’ambassades, d’imams… le conflit statistique sur le nombre de Turcs en Belgique entre autorités turques et autorités belges illustre cette prétention turque : les sources belges évoquent 30 à 40 000 Turcs, alors qu’ils étaient selon les mêmes sources 110 000 il y a 3 décennies , et alors que des Turcs s’installent chaque année dans ce pays. Les sources turques comptabilisent 160 000 Turcs car ils incluent les ressortissants ayant acquis la nationalité belge, et qui sont considérés par les autorités belges comme des citoyens de leur pays et non comme plus comme des ressortissants turcs . La Turquie entend ainsi conserver un droit de regard , une influence sur tous les territoires où résident les « Turcs de l’extérieur » , qui conservent leurs droits civils trucs , mais ont perdu leurs droits politiques. La présence de cette diaspora notamment motive, et fait figure d’argument, pour l’entrée de la Turquie dans l’UE . D’ailleurs le pays est déjà associé en tant que partenaire européen puisqu’il a un siège au Conseil de l’Europe et un accord d’association dès 1963 avec la CEE : les parties reconnaissent dans le préambule que « l’appui accordé par la Communauté économique européenne aux efforts du peuple turc pour améliorer son niveau de vie facilitera ultérieurement l’adhésion de la Turquie à la Communauté ».11 En 1996, entre en vigueur entre l’Union européenne et la Turquie l’union douanière prévue par l’accord d’association de 1963. Depuis elle est engagée dans une suite de réformes qui doivent répondre aux attentes de l’UE dans un processus qui vise l’adhésion .

La Turquie apparaît donc comme une puissance d’abord asiatique –ou orientale selon la définition spatiale du terme mais aussi occidentale, depuis la fondation de la République . Elle fait donc figure de synthèse, ce qui d’un côté permet à la Turquie du fait de cette position stratégique d’être une puissance régionale qui s’ouvre sur la Méditerranée, mais de l’autre côté fait de la République un territoire éclaté .

La Turquie est en position de carrefour et joue un rôle de synthèse 12entre le monde occidental et le monde oriental . Elle est d’abord liée à sa position géographique entre 3 continents : l’Europe, l’Asie et l’Afrique septentrionale Les grandes routes de passage reliant les deux pôles du monde d’alors , l’Europe occidentale et l’extrême Orient chinois, de l’Antiquité au bas Moyen Age , avaient pour étape l’Anatolie . Ainsi en était-il de la « route de la soie » et des grandes caravanes qui aboutissaient à la Méditerranée. D’ailleurs, la plupart des villes seldjoukides et ottomanes se sont édifiées autour de leur caravansérail - plus qu’autour d’une mosquée. Le patrimoine urbain turc hérite de cette longue histoire et des différentes phases de domination de l’Anatolie , par les Hittites, les Arméniens, les Romains, les Byzantins, les Seldjoukides, et les Ottomans - même si cette synthèse en une région exceptionnelle du monde ancien et moderne n’est pas toujours assumée par les Turcs eux-mêmes , ou assumé de façon contradictoire , comme le montre la difficulté des édiles stambouliotes à traiter la Muraille de Théodose dans le tissu urbain 13.

Cette situation de pont et de carrefour permettent à la Turquie d’être une puissance régionale méditerranéenne : la Turquie, encore aujourd’hui, attire des flux d’immigration importants, hérités de la position de refuge offerte par le berceau - ou radeau - anatolien au cours du déclin de l’Empire ottoman : 300 000 Bulgares ont été accueillis, 10 000 Serbes , 50 000 Roumains , tous musulmans et turcophones ; et lors des débuts de la République : 200 000 turcophones de Grèce ont été échangés . Aujourdhui les Meshkètes sont accueillis par milliers au NE de l’Anatolie , et bien des familles turques sont d’ascendance bosniaque voire tcherkesse 14 : le territoire turc est accueillant, pas seulement pour des clandestins caucasiens ou moyen-orientaux . Ces mvts sont liés à l’histoire et à la géopolitique régionales (au sens large et au sens du voisinage)/ Mais la Turquie présente aussi une degré de richesse attractif pour les ressortissants d’Asie centrale et du Caucase : avec 11 000 $ de PIB /hab/an elle forme un échelon intermédiaire avec la moy de l’ UE : 30 000 $ ; les Etats d’Asie centrale eux ont des niveaux de vie bien plus bas depuis la fin de l’URSS. Comme L’UE a tendu à fermer ses frontières à l’immigration , les migrants viennent en Turquie , comme des Iraniens (1 M en exil après la proclamation de la République Islamique), comme des Arméniens, des gens des Balkans, et d’Afrique du Nord, et s’ils sont pour certains instables, beaucoup s’installent en masse désormais, en particulier autour du Grand Bazar d’Istanbul . Ms la puissance régionale de la Turquie se mesure également politiquement et diplomatiquement. Plus que l’alliance contractée avec Israël , que les relations pacifiées avec l’Arménie récemment 15, et avec la Grèce, le cas de Chypre est éclairant 16. Après le coup d’Etat en 1974 en Grèce , l’armée turque débarque à Chypre en juillet et en 3 jours, établit un corridor allant de Kyremia au Nord de l’île jusqu’) la capitale Nicosie. Un deuxième débarquement en août 1974 permet aux troupes turques de contrôler très rapidement 30 % de l’île , toute la partie nord (et davantage) à majorité turcophone . La ligne Attila (portant le nom du général turc ayant commandé les opérations) remplace la Ligne Verte de 1964, et cette action a abouti à la création de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) en 1983, reconnu internationalement par la seule Turquie - ce qui lui soustrait la souveraineté sur les eaux territoriales, sur lesquelles s’exerce l’autorité exclusive de la RC (République de Chypre) , à laquelle l’ensemble de la communauté internationale, sauf la Turquie, reconnaît pleine souveraineté sur toute l’île17 .

Cette position de carrefour , cette fonction de synthèse entre deux mondes permet de faire de la Turquie une puissance méditerranéenne, cela a surtout pour effet l‘éclatement de son territoire . D’abord l’ouverture du littoral méditerranéen est récente, liée au tourisme qui s’est intensifiée après les années 19 80 et a vu la formation d’un front de mer continu et marqué par des stations balnéaires modernes et très fréquentées –notamment sur le littoral de la mer de Marmara 18. Cependant le territoire turc apparaît éclaté entre le littoral méditerranéen surtout orienté vers l’Europe et sa clientèle aisée ; le littoral pontique , plus industriel , organisé par la ZCEMN ; et le pays intérieur très rural, marqué par les héritages des cultures venus sur le temps long de l’Orient asiatique et par les traditions. Cet éclatement de lit dans la géographie des immigrants : les touristes européens fréquentent plutôt le littoral méditerranéen et les grandes villes au patrimoine ancien – pré ottoman et ottoman – tandis que les réfugiés comme les Meshkètes ou Tatars notamment ont été installés dans l’Est de l’Anatolie, comme les Kazakhs ou les kirghizes qui ont bénéficié d’équipements construits à leur usage. De même en va-t-il de la bipolarisation spatiale exercée par Ankara , plus turque et asiatique qu’ Istanbul , centre militaire, politique, administratif , capitale de la culture officielle et nationale (théâtres nationaux ), et par Istanbul sa rivale, plus cosmopolite et occidentale , capitale économique , démographique , touristique, industrielle, centre de la culture de la société civile. Cette dichotomie entre Orient et Occident se lit dans le plan - même d’Istanbul , partagée entre Stamboule la Turque et son palais de Topkapi, et Péra l’européenne, quartier des affaires où le nouveau palais du sultan fut édifié au XVIIIème siècle dans le plus pur style classique : Dolmabahçe.




Lors de sa fondation le 29 octobre 1923 par M Kemal , la Turquie se concentre sur le « radeau anatolien » et devient principalement une puissance anatolienne19, expression que les détracteurs internes comme externes du kémalisme ont beaucoup tourné en dérision. Cependant le nationalisme turc qui rompt avec l’héritage spatial occidental de l’Empire ottoman , déplace le centre de gravité de la Turquie vers l’Asie , définie comme la première aire d’influence turque. Cependant la République se fonde aussi contre les pratiques politiques , religieuses et idéologiques orientales, et dc traditionnelles (chargées par les kémalistes de la responsabilité de la défaite et de la rétraction territoriale) de l’Empire ottoman et grâce à des réformes de source moderne et occidentale, qui font de la Turquie un Etat tourné vers le modèle européen et vers l’Europe , et cela d’autant plus après l’émigration massive des années 1960 , émigration motivée par des raisons économiques. Celle-ci mit en place une diaspora active qui fonde des prétentions turques sur l’Europe comprise comme une nouvelle aire d’influence. La Turquie se trouve donc au carrefour entre deux mondes, l’Occident et l’Orient, ou plutôt le monde turc défini par la turcophonie, toute diverse qu’elle soit . Elle apparaît ainsi polarisée20 par deux grandes régions : l’Europe et l’Asie centrale . Cela peut faire une synthèse audacieuse , qui permette à la Turquie de dépasser ses tendances centrifuges et les ambiguïtés de l’idéologie officielle, et devenir une puissance , vers l’Orient et vers l’Occident, vers la Méditerranée à reconquérir encore, et vers l’Asie.

  • 1 Il semblerait que ce soit une formule du prince Alexandre Gorchakov, ambassadeur du Tsar Alexandre II…
  • 2 l’étudiant veut je crois (j’espère) dire Asie Mineure ; en effet la projection vers l’Asie centrale turcophone est alors de l’ordre des représentations idéologiques,, et plus tard historiques, le fait d’une aventure guerrière éphémère vers le Caucase , mais pas une « aire d’influence » de la Turquie toute neuve .
  • 3 Je ne suis pas d’accord avec cette formule ici, qui introduit l ‘échelle intra-nationale sans le préciser, en étant contredite par l’implacable volonté d’unité nationale de l’Etat turc.
  • 5 Je ne sais pas, quant à moi la prof, ce que recouvre exactement « l’opinion publique turque » en cette période historique , mais je pense que le terme n’est pas à rejeter (cf cafés , journaux, associations, mvts politiques ) . Le nationalisme turc avait déjà , bien sûr, pris forme et expression politique avant la 1ère GM .
  • 6 Qu’est ce que cela pourrait être je ne sais – mais cela se compare territorialement aux nombreux émirats , dont celui des Ottomans, qui ont succédé dans l’espace anatolien à l’effritement de l’Empire Seldjoukide sous la poussée mongole, alors que l’Empire byzantin avait presque disparu
  • 7 Je le connais, et pourtant la logique précise de cette remarque de fin de paragraphe m ‘échappe – qui sait ce qui se passe dans la tête d’un élève en phase de relecture, 10 minutes avant que je ne lui arrache cruellement sa copie, car la vie est injuste et la prof encore plus .
  • 8 Ils auraient voulu, mais non . Donc « portes de Vienne » est une formule un peu excessive…
  • 9 La formule n’est pas très heureuse et devrait être affinée et éclaircie .
  • 10 Le terme est discuté par les spécialistes , en fonction de la définition d’une diaspora- les autorités turques ont tendance à considérer que les Turcs en France sont essentiellement des Kurdes , donc …
  • 11 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/europe-turquie/chronologie.shtml
  • 12 « pont », c’est mieux .
  • 13 cf. JF Pérouse : « la muraille terrestre d’Istanbul ou l’impossible mémoire urbaine . «

Rives méditerranéennes. 2003.

  • 14 http://rives.revues.org/434#quotation
  • 15 voir Stéphane de Tapia : « le rôle des réfugiés dans la construction de l’Etat Nation turc ». très éclairant pour les débutants. ,
  • 16 (sans que le processus de conciliation soit encore achevé)
  • 17 J’ai demandé pourtant que l’on présente plus méthodiquement les situations géographiques mentionnées dans les copies : celui de Chypre mérite particulièrement d’être explicité dans sa profondeur historique, et dans les transformations spatiales qui ont résulté des violences et de la Partition imposée ; et je prendrais le parti, après mes modestes lectures, de dire « Chypriote hellénophone », ou « turcophone », je pense que c’est plus juste et rigoureux . Mais , bon ..
  • 17 Pour ma part j’aurais usé de l’affaire chypriote pour montrer que la Turquie n’a pas de puissance méditerranéenne, en rupture avec l’héritage territorial et politique de l’Empire ottoman , et que sa rigidité sur Chypre , appuyée sur l’histoire de la présence ottomane et turque dans l’île , et sur des arguments d’un nationalisme ombrageux et sans débat possible officiellement, ne lui donne aucun ancrage pour développer une présence méditerranéenne que la Grèce lui dispute par les eaux territoriales, et que pourtant pourrait nourrir le développement , économique , touristique, urbain , de sa côté méditerranéenne –même si elle reste mal reliée au reste du pays et à ses centres de pouvoir et de richesse.
  • 18 Oui mais en Turquie et chez les géographes on ne considère pas la Mer de Marmara comme un rivage méditerranéen . ..
  • 19 Donc, pas une « puissance » ; l’étudiant confond semble-t-il puissance et le rapport de l’ Etat-nation avec un territoire en lequel il fonde son identité et sa légitimité.
  • 20 Le terme ne convient pas : polarisée par l’Europe = flux migratoires, économiques, accords , etc ; mais on ne peut parler de « polarisation » entre la Turquie et l’Aise centrale turcophone .

Commentaires

1. Le jeudi 18 mars 2010, 21:22 par Pierre AGERON

Bonne copie en effet, mais il est étonnant qu'un étudiant de géographie ne cite pas de géographes dans sa définition de la puissance je pense à Claude Raffestin, Géographie du Pouvoir ou encore Gérard Dorel.
Plus étonnant encore, il n'utilise pas un modèle explicatif très répandu et à mon avis utile ici: le modèle centre/périphérie.
Enfin, l'ancien khâgneux que je suis vous indique une petite imprudence linguistique:
un khâgneux, n'est pas (encore...) un normalien, tant que les fourches caudines du concours n'ont pas rendu leur verdict.

égéa : les imprudences linguistiques sont de mon fait. Mais si tous les khâgneux ne sont pas normaliens, tous (quasiment) les normaliens sont khâgneux.....Si donc un aspirant normalien nous produit un beau boulot comme ça, qu'est-ce que doit être la copie d'un élu !

2. Le jeudi 18 mars 2010, 21:22 par Françoise

C'est de maaaa faute s'il ne cite pas la définition de la puissance , j'ai trouvé le sujet en montant l'escalier 10 minutes avant le devoir et je ne les avais pas prévenus qu'ils auraient cette perspective à traiter (mais pourquoi je me sens coupable , moi ? ).
Le modèle centre -périphérie, la seule grille d'analyse qu'ils retiennent de la géographie lycéenne (vraiment la seule ? ah non aussi l'injustice du monde) a fait l'objet du devoir suivant. Donc, bien vu, monsieur .
Et oui, c'est vrai, les khâgneux ne sont pas encore normaliens. Mais parfois, cela arrive. J'aimerais mettre celui-ci sur ma liste (car bien sûr il est à moi et je serai entièrement responsable de sa réussite : les lettres, l'histoire, la philo compteront pour du beurre).

3. Le jeudi 18 mars 2010, 21:22 par egea

A le relire au calme, je m'aperçois que l'Otan n'est pas mentionnée, et que la dimension nord-sud (la mer Noire et Russie contemporaine) est peu évoquée.
On note bien l'articulation classique d'un plan trois partie face à un sujet de comparaison entre Pierre et Jacques : I Pierre, II Jacques, III oui mais pont, synthèse...
Je note enfin l'absence d'un paragraphe sur la géographie physique : la copie est très géopolitique et historique, il aurait peut-être été opportun d'ajouter, en début de I, un questionnement géographique "pur" : Asie mineure Anatolie Thrace...
Mais je chipote.... C'est quand même excellent. Bravo.
égéa

4. Le jeudi 18 mars 2010, 21:22 par

"tous (quasiment) les normaliens sont khâgneux"

Arf, quid des scientifiques ???

égéa : comprendras-tu un jour les ellipses, cher marade délibérément chaffouin rien que pour m'embêter ? DOnc, tous les normaliens littéraires sont khâgneux. D'ailleurs, les scientifiques ne sont pas vraiment normaliens, je crois. Pas vrai ?

5. Le jeudi 18 mars 2010, 21:22 par

La voie principale de recrutement des littéraires à l'ENS est effectivement la khâgne A/L, suivie de la B/L. Mais les scientifiques sont des normaliens comme les autres ;-)...d'ailleurs au passage, 100% des 9 Français lauréats de la Médaille Fields en sont issus (même si Grothendieck est un cas à part).

Au passage, Ellipses fait des bouquins très utiles pour la préparation des concours ;-p

égéa : on sent l'ancien khâgneux : je me trompe ?

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