Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Le monde sans la Russie ? d'E. Primakov

Le public français a une très bonne connaissance des idées stratégiques et géopolitiques en provenance des Etats-Unis et du monde occidental en général. Il est beaucoup moins averti d’autres pensées, notamment à cause de la barrière de la langue, mais aussi parce que la vogue ne l’y conduit pas. C’est donc avec un grand intérêt qu’il faut lire le livre d’Evgueni Primakov, qui a été publié en 2009 chez Economica, avec une préface d’Hubert Védrine.

41KmSnVDPoL.jpg

Le livre n’est pas un simple recueil d’articles comme on en voit tant : il s’agit au contraire d’un projet construit et charpenté : une vision géopolitique d’ensemble, celle d’un russe qui présente une vision russe.

Là est d’ailleurs la première chose à noter : cette prétention à se considérer comme un acteur global, alors que les déterminants objectifs de la puissance ne conduisent pas aujourd’hui à considérer la Russie comme disposant encore d’une telle envergure. En effet, l’inclusion de la Russie dans les pays émergents (les BRIC) postulait qu’elle n’était plus une grande puissance ; de plus, la crise actuelle et la capacité de rebond de la Chine, de l’Inde ou du Brésil comparé à une Russie engluée dans son économie de rente pétrolière cantonne plus encore, dans l’opinion occidentale, la Russie dans une situation seconde. Et pourtant, E. Primakov tient un tout autre langage, proche en cela de l’attitude générale des maîtres du Kremlin : grâce à ses armes nucléaires, à l’étendue de son territoire, à ses réformes en cours et à son réseau mondial, la Russie demeure une puissance de premier rang.

Car le premier chapitre de Primakov reprend le concept de multipolarité longtemps développé par H. Védrine : si la Russie a vu sa situation se dégrader, notamment au cours des années 1990, les Etats-Unis eux-mêmes voient leur situation péricliter. Le deuxième chapitre évoque l’unilatéralisme, et consiste en fait à dénoncer la politique de G. W. Bush. Elle paraît de ce fait déjà fort datée au lecteur de 2010. A propos du terrorisme, on note au passage cette affirmation : « au cours des derniers siècles, il n’y a pas eu en Russie de heurts sanglants avec les musulmans » (p 34) : je me demande ce qu’en pensent les Tchétchènes ! Mais Primakov donne aussi des remarques pleines de bon sens : « un important accroissement des membres du Conseil de Sécurité est en contradiction avec l’idée de conserver et de renforcer la capacité d’agir de l’Onu » (p. 44).

Le troisième chapitre évoque les impasses d’un emploi unipolaire de la force, et parle des affaires irakiennes et afghanes. Ce qui conduit à un très intéressant quatrième chapitre, évoquant Huntington et le choc des civilisations : de ce point de vue, il est fort instructif de lire l’appréciation russe de ce livre, qui comptait, souvenez-vous, une civilisation orthodoxe....

Tout aussi passionnant est le cinquième chapitre, qui traite du difficile retour de la Russie parmi les leaders mondiaux : Evegueni Primakov répond ainsi aux présupposés du lecteur français contemporain. C’est tout à fait passionnant car fort éloigné des considérations habituelles que l’on peut lire dans les médias occidentaux. Ce n’est pas toujours convaincant, mais on discerne des marges de progrès souvent ignorées par les commentateurs. Or, on a trop tendance en Occident à sous-estimer et mépriser la Russie. Quant à l’Eta fort : « « un Etat actif, fort, ne dégénérera jamais en dictature » (p 110) et « la nécessité d’une centralisation est évidente dans un pays aussi immense que la Russie (p. 111). ON note également le besoin de revoir l’organisation territoriale russe (p 112).

Le sixième chapitre évoque le champ énergétique : on est loin des cris d’orfraie lancés par certains qui s’époumonent devant une « stratégie énergétique » présentée comme menaçante, alors que Primakov montre bien qu’elle est à double sens, et qu’elle lie donc les deux partenaires. D’ailleurs, c’est dans ce chapitre que l’auteur précise « « malgré toute son originalité, la Russie s’est historiquement formée comme un Etat européen » (p 128) : là est le principal fait géopolitique du livre : la Russie, quoi qu’en disent certains eurasistes, est indéfectiblement liée à l’Europe : il faut donc organiser les vois du dialogue. « Se rapprocher de l’UE est l’une des principales priorités de politique extérieure » (p 129).

Le septième chapitre, intitulé « la stratégie de politique étrangère des Etats-Unis vue de Moscou », évoque principalement l’Otan, et le traitement des pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), mais aussi de la défense anti-missile et du fait asiatique. Le dernier chapitre évoque succinctement la prolifération nucléaire (Iran et Corée, les traités de désarmement (START) et le Proche Orient.

Au final, un livre très intéressant, même s’il n’est pas parfaitement traduit. On se souviendra de très bons passages sur les Kurdes et l’Irak (pp 50 sqq), sur la civilisation (p 73 à 77), sur la Russie européenne (p 128). La réalisation est de très bonne qualité (ouverture cartonnée, feuillets cousus, ...) ce qui contribue à faire de cet ouvrage une référence.

Le monde sans la Russie ? à quoi conduit la myopie politique

Evgueni Primakov, Economica, 2009, Préface d’Hubert Védrine

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 6 avril 2010, 19:22 par

Au passage, un autre excellent ouvrage récent d'E. Primakov qui mérite d'être lu : Primakov E., Russia and the Arabs: Behind the Scenes in the Middle East from the Cold War to the Present, Basic Books, 2009, 432 p., ISBN : 978-0465004751.
Bonne lecture :-) !

2. Le mardi 6 avril 2010, 19:22 par Frédéric

Concernant le passage relevé sur la p. 54, quand on se rappelle que l'accès au ''mers chaudes'' est une obsession datant (au moins) depuis Pierre le Grand conduisant à plusieurs guerres contre l'Empire Ottoman et des interventions en Perse, on ne peut que dire qu'il s'agit d'une désinformation pure et simple.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/566

Fil des commentaires de ce billet