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De la nation indienne : réponse de F. Riou

F. Riou m'avait fait commentaire d'un billet : j'avais trouvé cela judicieux et en avait fait un billet. Yves Cadiou a lui-même commenté ce billet, manifestant son désaccord.

Le débat se poursuit avec la réponse argumentée de la première...

Passionnant, comme toujours. Car l'Inde, moins connue que la Chine, suscite pourtant autant d'attention.

O. Kempf

Je crois que la nation indienne en construction dans des circonstances de décolonisation et de post-décolonisation est bien loin de nos modèles, même si les fondateurs du Congrès avaient assimilé l’héritage progressiste des Lumières.

1. L'Etat indien s'est fondé dans une déchirure fondamentale, celle qui l’a séparé du Pakistan, et recoupe une fracture majeure du continent asiatique, entre monde hindouiste et populations musulmanes.

2. De ce fait, Nation et Etat indien ne peuvent tenir que sur un consensus sur un projet commun, et des compromis qui ont eu leur temps de légitimité, et sur des consensus historiques .

Ces compromis sont de 2 ordres : les compromis sur la Nation indienne, et le « compromis territorial ».

  • ceux-ci ont mieux cimenté l’indescriptible diversité de l’Inde que l'idée a-historique d'une Inde consubstantielle de l'Hindutva, dont tous les éléments seraient lisibles dans le Mahabharata -définition de l'Inde donnée par les premiers extrémistes hindous, au début du siècle, et que Ghandi a rejetée, car elle excluait les musulmans, mais qui reste prégnante pour une partie de la "droite" hindouiste. Ainsi L’Inde dans la Constitution est-elle : « l’Inde, c’est-à-dire Bharat, …une Union d’Etats », et non pas :« Bharat, soit India en langue anglaise »(Bharat est el nom légendaire du 1er roi aryen censé avoir unifié l’Inde) .


L’Etat indien est donc séculier : opposé au communalisme - que Ghandi dans sa pratique a pourtant sérieusement consolidé, en s’adressant lors des conflits aux chefs des communautés religieuses. L’Etat est dharma-nirapeksata (pourvu que je ne trompe pas j’aurais l’air fin devant les hindistes distingués)= indépendant (indifférent ?) au religieux ; donc : et individualisme moderne, et universalité des valeurs spirituelles . Aucune religion n’est officiellement plus indienne que les autres.

  • Le consensus L’Inde post-décolonisation se construit sur le socle du socialisme à l’indienne, une économie fermée, auto-centrée, auto-suffisante, protégée de la concurrence, visant au progrès social et industriel. . C’est le mode de construction d’une Inde moderne, identifiée aux choix du Parti du Congrès (épuré des extrémistes) dirigé par Nehru.

Donc depuis le début du XXème et la défaite des extrémistes hindouistes (1907) au Congrès, le sécularisme et le modernisme social, la politique d’indépendance sont les socles du sentiment national indien, légitimé par le prestige de la résistance ghandienne.

  • C’est en effet le Parti du Congrès, « pouvoir explicite » qui cimente la vie politique en UI pendant 30 ans. Ghandi en a fait un parti de masse, persuadant les Indiens et les Congressistes que le parti représentait toute l’Inde. Quelques uns n’y ont pas cru, certes. Il a laissé Nehru à sa tête, le plus « laïc » des dirigeants. Donc la démocratique UI a vécu en régime de parti unique jusqu’à la fin des années 1970. Le congrès était un système politique à lui tout seul, intégrant toute forme d’opposition, sur sa droite et sa gauche, abritant le débat, pivot des forces politiques en Inde, grâce à sa souplesse de direction et son ouverture aux pressions des courants extérieurs ; le parti engendrait la pluralité, intégrait la concurrence. Tout tenait ensemble, territorialement (la Révolution verte, la construction des barrages, le quadrillage du l’Inde par la redistribution alimentaire, l’accès à l’eau, aux semences, tout était couvert par une immense bureaucratie liée au Congrès) ; socialement (je ne suis pas en train de dire que tout le monde était assez riche et que les castes n’existaient plus bien sûr, ce n’est pas le propos.) ; et politiquement : la même culture politique était diffusée par les militants, partout.
  • Le compromis territorial est indispensable parce qu’il y a de nombreux conflits qui opposent différents types de communautés à l’intérieur de l’U.I : les communautés linguistiques, d’abord, alors que la constitution ne les reconnaît pas comme fondement de nationalités (position autre que celle de la Chine ou de l’URSS). La constitution reconnaît la diversité du pays : sociale (castes), d’origine (tribus), minorités religieuses, statut particulier de certains Etats ( Cachemire, Nagaland ) ; Etats composant l’Union. Les individus ont tous les mêmes droits. On essaie ainsi de bloquer les affirmations identitaires. La carte de l’Inde est simplifiée pendant les années 1950, recomposant la multitude d’états « indigènes » héritées du BR (british Raj).
  • Dans ce contexte idéal et de droit, la formation d’une classe moyenne aurait pu recouvrir ou faire converger cette infinie diversité - que je renonce bien sûr à inventorier, en admettant que j’en sois capable.

3. En même temps, dans ces décennies qui suivent l’émancipation et la Partition, émergent les forces de fragmentations, nées des changements du monde et de l’Inde, ainsi que de germes de division plantés longtemps auparavant. Elles n’ont peut-être pas fini de déployer toute leur amplitude.

  • la fin du Congrès : l’autoritarisme de l’Etat d’urgence en 1975-77 a fait perdre au Congrès ses fonctions d’élément unificateur de la vie politique. Le 1er ferment de l’unité nationale et de la stabilité disparaît.
  • les revendications tjrs plus poussées des groupes, peuples, entités linguistiques et religieuses : le redécoupage des Etats sous leur pression depuis les années 1950 avalise l’existence d’ « ethnies » là où l’on n’en voulait pas ; ces découpages successifs segmentent ce que l’on voulait simplifier et unir ; ils ouvrent peut-être une boîte de Pandore : si le Cachemire est perdu au nom de l’islam, alors l’Inde éclate, car seule l’Inde séculariste est légitime à rassembler. Oriental l’Inde sans le Congrès, avec la montée du BJP, est beaucoup moins séculariste.
  • la segmentation des communautés religieuses en groupes d’intérêt a été préparée par Ghandi, qui traitait avec leurs chefs et légitimait ainsi leur existence, au détriment des questions sociales qui pouvaient unir au-delà des appartenances.
  • la discrimination positive envers les dalits et les basses castes (OBC), menée depuis des décennies, en intègre un certain pourcentage dans la focntion publique et les universités ; les étudiants des hautes castes manifestent souvent une grande hostilité à cette politique. La légitimation des droits des basses castes et Intouchables rend la situation dans les campagnes les plus archaïques intenable, car les propriétaires, armés de milices privés, exercent des violences récurrentes. Une rébellion d’inspiration maoïste traverse en écharpe la bande rurale de l’Est-NE (on la retrouve, avec son histoire propre , au Népal): c’est le mouvement naxaliste.

4. .
Les transformations économiques depuis les années 1960 : révolution verte, montée des petites et moyennes entreprises, ont bénéficié à certains, plus qu’à d’autres.

Dans les décennies post-indépendance, 3 catégories ont vu leur rôle dominer dans la vie politique : les grands industriels (ainsi les descendants de Jamshed Tata), encouragés à former des groupes industriels nationaux après 1947; la paysannerie moyenne (bénéfice des réformes agraires contre les grands propriétaires absentéistes ); les professions libérales et les fonctionnaires de l'ancien ICS (Indian Civil Service, qui a donné l'Indian Administrative Service), devenu une bureaucratie très nombreuse, puissante, recrutant souvent chez les brahmanes, puis dans les élites urbaines. Ces 3 catégories ont bénéficié de l'Indépendance qu'elles ont soutenue, et ont dominé le système pendant 30 ans, par la démocratie parlementaire ; elles ont limité la place d'autres groupes : les élites du monde colonial (encore que), mais aussi paysans sans terre et microfundiaires , qui ont dû vendre leur force de travail ,dans un marché du travail qui n'était pas vraiment libre. L'équilibre du système était fragile , et reposait sur le parrainage des communautés, parti (Congrès), castes (en réalité , sous castes , ou jâtis); les électeurs étant à la fois catégories dominées nombreuses, et acteurs des choix politiques .


Les changements économiques et politiques amorcés dans les années 1960 et surtout 70 ont urbanisé l'Inde et amené de nouvelles classes émergentes, nouvelle technocratie , jeunes diplômés sans place , petits entrepreneurs (voir la transformation du système bancaire sous Indira dans les années 60), membres des castes dominantes dans le monde rural (révo verte).

Enfin l’ouverture depuis les années 1980 et l’entrée de l’Inde dans le marché mondial –et réciproquement- ont enrichi les grands industriels, favorisé la montée d’une classe « moyenne » urbaine, dont les modes de vie ont intégré la consommation et des comportements plus individualistes, que le projet politique ne vient plus réunir.

Ceci n'empêche pas qu'une part immense de la population indienne reste très pauvre ;300 millions de "moyens" (à la louche) ne sont que 300 millions dans un pays qui a dépassé le milliard, et dépassera la Chine démographiquement d'ici 10 ou 20 ans. Cet enracinement de la pauvreté comme une grande poche résistant au développement est assez caractéristique de l'Inde - et de l'Asie du Sud, et émane probablement de l'héritage des castes. Ainsi le pays est-il y traversé par des divergences de développement très étonnantes dans leur amplitude (entre le Kérala et le Bihar, par exemple), de vraies fractures, plus que sociales.

Donc le processus de croissance a révélé (mais n'est ce pas le cas partout ) les fissures de cette société exceptionnellement diverse (mais y a -t-il seulement une société indienne, au-delà de la société hindouiste idéale, que les Népalais historiques pensaient avoir réalisée), que seul le mouvement de lutte "quit India" avait réunie, un temps, autour d'actions et espérances qui ont perdu de leur sens avec le temps et la post-décolonisation. Et encore : Quit India ne s'est fait qu'au prix de la fragmentation successive, en 4 entités indépendantes du monde indien qui a toujours recouvert des identités non "indiennes", outre la grande fracture qui date de l'Empire moghol.

Ainsi, lorsqu'une classe moyenne s'est formée , et depuis qu'elle s'étend avec l'ouverture au marché, s'est-elle détournée de ce consensus durement acquis. Seule le maintenait la force de synthèse du Congrès, construit et dominé par des intellectuels qui ont refusé le communalisme pour la plupart, n'ont pas voulu défendre leurs intérêts de classe; ils se sont opposés aux extrémistes, en particulier les partisans d'un revivalisme hindou fondé sur l'émotion populaire. L'ère d'Indira a entamé le déclin du Congrès, la synthèse s'est effritée, au profit des "nationalistes hindous", qui effraient les musulmans, présents dans tous les espace indiens.


La croissance et le développement sont segmentés, alors que les forces centrifuges s'accroissent avec les décennies , et se renforcent de chaque conflit, local ou régional.


Loin de moi la compétence ou l'idée de dire davantage (c'est déjà assez long !) sur un possible éclatement de l'UI, ce qu’à Dieu ne plaise. Je constate juste que le mouvement de fond de revendication des identités, de séparation du collectif, toujours vu comme trop coûteux, injuste ou inégal, parfois effrayant pour les minorités, s'opère, malgré le modèle extraordinaire de Nation en résistance qu'a incarné l'Inde. Cela représente peut-être la suite du mouvement inachevé d'écartement des plaques, depuis la fragmentation du British Raj. L'Inde, sous diverses morphologies, existe depuis très longtemps. Mais comme partout, l'entrée dans le monde de la consommation et du marché -pour faire très simple- s'assortit très bien du déclin de la chose publique au regard des appartenances religieuses ou culturelles.

F. Riou

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