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A propos de l'artillerie

Ce billet est dédié à mon artilleur de grand-père, observateur d'artillerie à Verdun et autres lieux de la 1GM.

Comment caractériser l'artillerie (en précisant que je ne parle pas de la seule artillerie de campagne, terrestre, mais de l'artillerie inter-milieux) ?

Par quelques caractéristiques : tir indirect, distance, imprécision et saturation.

1/ Tir indirect. La première caractéristique de l’artillerie c’est l’éloignement qui la distingue de l’affrontement direct entre deux ennemis. Cet affrontement direct est symbolisé soit par la lutte à main nue, soit par l’interposition d’une arme (bâton, puis épée, sabre, masse d’arme, lance,…) qui est toujours le prolongement « direct » du bras. Toujours, les ennemis peuvent se toucher. Il y a une extension moderne de cet affrontement direct, avec le fusil ou le char : toujours, les adversaires se font face et peuvent se voir. Dans ces derniers cas, s’il y a utilisation d’arme à feu, celle-ci utilise un tir tendu qui signe le combat direct, celui de la ligne de front, celui où les combattants se font face. Alors, la guerre est un duel, pour reprendre la métaphore de Clausewitz : un face à face.

L’artillerie utilise une autre figure, celle du projectile. Dès l’instant où l’arme quitte le corps d’un des deux combattants, dès l’instant donc où il y a « projection » d’un « projectile », on entre dans le domaine de l’artillerie. Elle revêt de multiples formes : de la brave pierre (la lapidation), mais aussi le jet de lance, l’arc, l’arbalète, les catapultes, bombardes, fascines, et autres instrument de jets. Dans quasiment tous ces exemples, le tir est indirect, car en cloche : le projectile passe par-dessus les « premières lignes » ce qui augmente la puissance de projectiles sur la ligne de combat. Une seule exception : l’arbalète, qui introduit un tir tendu et, malgré les apparences, ne s’assimile pas à l’arc mais au char. C’est d’ailleurs sa puissance qui la fit voir comme une arme diabolique que l’on tenta vainement d’interdire.

2/ Conséquence de ce tir indirect : l’artillerie permet la distance, et donc la profondeur des diapositifs. Nous évoquions à l’instant des lignes : avec l’artillerie, ces lignes deviennent des fronts. On parle désormais de « zone des combats » et le nombre des combattants s’accroit d’autant. Les perfectionnements techniques ne cesseront de vouloir augmenter cette distance, pour d’une part éloigner ses propres pièces, d’autre part frapper loin sur les arrières de l’ennemi. Cette distance passe par l’augmentation des calibres, permise par les progrès technologiques (assemblages des aciers) mais aussi la mobilisation économique de facteurs de production. Une artillerie est le résultat d’une industrie lourde, ce qui explique que très longtemps, des puissances émergentes n’en disposaient pas (sauf les inévitables mortiers transportables, qui sont une artillerie de proximité). Cette augmentation de calibres passe par une augmentation des masses (d’où les canons sur train, mais aussi les canons sur bateau avec des calibres jusqu’à 400 mm). L’invention du bombardier constitue une sorte d’adaptation de l’artillerie à l’avion : celui-ci, lâchant ses bombes du sommet de la parabole, bénéficie de l’effet du tir courbe mais aussi de la puissance de perforation du projectile tombant de haut.

La distance passe également par d’autres systèmes de propulsion que la seule détonation de poudre dans une culasse fermée : c’est l’invention de la roquette et du missile. Le missile ne cesse d’augmenter sa portée, utilisant même les couches exo-atmosphériques dans le cadre des missiles « balistiques » nucléaires.

3/ L’imprécision et la saturation sont les conséquences des deux caractéristiques précédentes. En effet, plus le temps de vol du projectile est long, plus il est sensible à des facteurs extérieurs (humidité de l’air, vent, chaleur) qui affectent sa course. Dès lors, à la différence d’un projectile à tir tendu dont la vitesse initiale permet d’avoir une trajectoire grossièrement plane, limitant donc l’imprécision, l’artillerie parcours l’ensemble d’une trajectoire de parabole (le tir tendu ne parcourant que le sommet « plat » de cette parabole) : la montée, le point de retournement, la descente. Il s’ensuit qu’on ne peut en déduire le point d’impact final. Le tir d’artillerie est imprécis. D’où la nécessité, permanente, d’un « régleur » : cet observateur avancé décrit la position de la cible (les artilleurs sont les meilleurs topographes des armées), puis corrige le tir. De là l’invention des bonds de hausse (et la célèbre règle : « petit bond, petit con ») pour encadrer l’objectif, avant de parvenir au tir d’efficacité.

L’efficacité est en effet la conséquence de l’imprécision. Puisqu’on ne sait pas vraiment comment vont tomber les obus, si ce n’est pas une estimation statistique, on va augmenter les chances de parvenir à des dégâts en augmentant le nombre de projectiles. Ainsi, on estime pouvoir lancer une cinquantaine d’obus sur un demi-terrain de foot à 35 Km de distance. Cette saturation sera développée par plusieurs moyens : shrapnells (obus explosant juste avant le sol pour disperser des éclats meurtriers contre les fantassins) ou bombes à sous-munitions, au départ lancée d’avion puis désormais de lance-roquette.

Plusieurs facteurs vont essayer de corriger ces difficultés. Tout d’abord, l’amélioration des techniques topographiques permet de raccourcir, voire de supprimer les tirs de réglage, pour parvenir à une efficacité d’emblée : cela favorise la surprise et donc l’effet des obus, cela permet surtout de déménager de sa propre position de tir pour éviter le tir de contre-batterie, et donc préserver ses propres pièces. L’alternative consiste à augmenter la puissance explosive de l’explosif, dont l’effet destructeur se répand alentours : là est la première origine de la bombe nucléaire, qui est une super artillerie.

Ensuite, l’amélioration du guidage : autrefois à la radio (par contact direct entre le TACP et l’avion qui attaque au sol) puis par illumination laser. Autre système, le guidage terminal des munitions qui, au moment de la redescente, détectent et choisissent leurs cibles (véhicules blindés ou bunkers). Dernier exemple, l’invention du missile de croisière, mélange de drones et d’artillerie : le missile se propulse sur son trajet (planifié) pour rejoindre, à plus ou moins basse altitude, sa cible qu’il va détruire avec précision. Le fin du fin consistant à coupler le missile de croisière et la bombe nucléaire, performance technologique rare…. Et qui invalide les théories de bouclier anti-missiles, qui contrent tous des missiles balistiques, endo ou expo atmosphériques….

Il s’ensuit une furtivité accrue qui permet de réduire le nombre de munitions projetées, celles-ci étant corrélativement plus chères, mais avec une empreinte logistique moins lourde. Cette hausse technologique permet en fait de sortir de la courbe parabolique des trajectoires, qui est la grande tendance des artilleries contemporaines : on ne recherche plus la saturation, même si le tir indirect demeure un fondement.

4/ Dès lors, un observateur qui, comme moi, n’y connaît pas grand-chose, se pose une question : ce tir indirect est-il le symbole de l’approche indirecte ? N’est-il pas frappant de voir que tous les engagements actuels en Afghanistan, creuset de la COIN, passent par l’usage immodéré de l‘artillerie, qu’elle soit terrestre ou aéroportée (ou héliportée) ? et que la grande évolution dans la directive Mc Chrystal réside principalement dans l’identification des cibles, pour éviter les « bavures » dues à un usage immodéré de tir indirect de saturation, donc imprécis ? Mais que cette remise ne cause ne va pas jusqu’au bout de la logique, celle du retour à l’affrontement direct ?

O. Kempf

Commentaires

1. Le samedi 10 juillet 2010, 19:09 par

Pour répondre à la question de la fin de votre billet, j'imagine qu'aller au bout de la logique (qui mènerait à un retour à l'affrontement direct) augmenterait les pertes de la coalition, avec leur effet négatif sur les opinions. D'un coté les pertes, de l'autre les bavures à l'effet négatif sur les populations et l'opinion, c'est un équilibre à trouver. Gagner la guerre, sans être contraint d'y renoncer et sans s'aliéner (un peu plus) les populations envahies, superbe équation...

2. Le samedi 10 juillet 2010, 19:09 par

L’on peut (l’on doit) se demander si notre façon de subdiviser les forces en « armes » (infanterie, cavalerie, artillerie, train, transmissions…) est encore pertinente à notre époque. A la fois pour des motifs psychologiques, le cas échéant psychiatriques, et pour des motifs juridiques.

Actuellement, sur les TOE qu’on appelle désormais opex, nous avons trois catégories de combattants : ceux de la mêlée (infanterie, cavalerie, observateur d’artillerie) qui voient l’ennemi passer de vie à trépas sous leurs yeux et savent donc ce qu’ils font ; ceux des appuis (canonniers de l’artillerie, aviation d’appui-feu) qui savent qu’ils tuent mais ne voient jamais leurs victimes ; ceux des soutiens (appui-rens, transmissions, approvisionnements…) qui sont indispensables à la manœuvre meurtrière mais peuvent imaginer qu’ils n’ont tué personne.

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Psychologiquement, ce sont des situations très différentes : c’est parmi les combattants de la mêlée que l’on trouve les « blessés psy ». Les armées régulières commencent à prendre en compte ce type de blessure de nos jours (chez nous, la prise de conscience a débuté lentement il y a une trentaine d’années) alors que ces « blessés psy », pendant longtemps, n’ont pas été reconnus mais pris pour des lâches (cf. la gifle de Patton).

Les jeunes soldats de la mêlée, s’ils sont mal sélectionnés ou mal formés, sont les plus exposés aux blessures psy : la prise en compte de ce phénomène devrait logiquement conduire à augmenter le taux de sélection (laidement nommé «taux d’attrition ») pendant la formation initiale pour les armes de mêlée. Les artilleurs, à l’exception des cas très rares (La 1° batterie du 11°RAMa à Abéché, Tchad, le 5 mars 1978) où ils tirent à hausse zéro, c’est-à-dire à vue, les artilleurs sont moins exposés aux blessures psy.

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Juridique : nous ne sommes pas en guerre, donc c’est le droit commun qui s’applique. A la question « pourquoi avez-vous tué cet homme ? », l’homme de la mêlée répondra « parce que je voyais qu’il était équipé d’une arme de guerre ». C’est un argument beaucoup plus solide que celui de l’artilleur « parce que, par radio, on m’a dit de le faire ». Ce deuxième argument n’est recevable qu’en temps de guerre déclarée, ce qui n’est plus jamais le cas.

Les artilleurs (et plus généralement les appuis-feu) sont donc juridiquement plus exposés que la mêlée.

Quant au combattant du soutien, il répondra « je n’ai tué personne », tout au plus pourrait-on l’accuser de complicité indirecte.

La modification du statut en 2005 a un peu amélioré la situation en déclarant que « le militaire est couvert lorsqu’il fait usage de ses armes ou en donne l’ordre si c’est nécessaire à l’accomplissement de sa mission », mais le canonnier n’est pas en mesure de vérifier cette nécessité : au regard du droit commun, recevoir un ordre ne dégage pas la responsabilité pénale de celui qui l’exécute.

Canonniers qui faites du tir indirect sans être en guerre, je suis au regret de vous dire que vous avez un problème.

3. Le samedi 10 juillet 2010, 19:09 par

Après avoir cliqué sur une pub, je me permets un commentaire. Est-ce que finalement, le principe de l'artillerie n'est pas de tuer un ennemi qui n'est pas le sien, avec pour corollaire, que celui qui ripostera sera à son tour dans la même logique.

égéa : ouh la la ! non, l'artillerie porte du feu, qui vient en complément du choc. Les deux sont indispensables à la guerre, où les combattants, pour imposer leur volonté, "tuent". Le feu tue, le choc tue. L'artillerie n'a pas ici de monopole particulier.

4. Le samedi 10 juillet 2010, 19:09 par

J’y reviens parce que j'ai reçu un message d’un ami ayant lu mon précédent commentaire et qui m’oppose une objection valable : il objecte que mon classement des fonctions de combat en mêlée / appui / logistique n’est pas absolu, notamment en guerre dite « asymétrique » parce qu’il arrive par exemple que les armes de mêlée fassent de la logistique (escorte de convoi), que les armes d’appui fassent de la mêlée (patrouilles légères) et que les soutiens fassent de la mêlée (bataille de Camerone, 1863).

C’est vrai mais je considère cependant qu’il y a une certaine spécialisation pour principalement accomplir l’un des trois types de mission, mêlée, appui ou logistique compte tenu des matériels et savoir-faire de chacun. Encore de nos jours, un artilleur ou un aviateur fera plus rarement de la mêlée qu’il ne fera du soutien ou de l’appui, c’est-à-dire qu’il verra rarement les gens qu’il tue : cet aspect de l’action (être, ou non, en présence de sa victime) est une caractéristique essentielle par référence aux risques psychologique et juridique.

Votre grand-père, artilleur en 14 / 18, peut avoir fait toute la guerre sans voir un Allemand, ce qui n’est le cas d’aucun fantassin. De nos jours, même si les différences sont atténuées, les trois fonctions que j’évoquai restent généralement différenciées.

5. Le samedi 10 juillet 2010, 19:09 par DanielB

Bonjour ,
Sur l'artillerie et la 1GM il y a trois notions :

1- Le caractère " industriel " que prend la guerre et l'artillerie symbolise bien ce caractère industriel : Des millions d'obus sont tirés
2- L' "anonymisation " ( ? ) de la mort . Si l'on excepte la Guerre de Crimée et la Guerre de Sécession , c'est la première guerre ou l'on " tue à distance sans voir l'ennemi dans le blanc des yeux " , du moins à partir du cal.105
Avec le 75 on avait encore la possibilité de tirer sur un ennemi " visible ".
3- L' "anonymisation " des corps des soldats tombés sous un feu d'artillerie .

Lire , bien sûr , " Orages d'Acier " d'Ernst Junger ou " Le Feu " et voir comment cela a été perçu par les peintres
http://www.art-ww1.com/fr/guide/4gu...

Tres Cordialement
Daniel BESSON

égéa : oui, anonymisation : l'idée est bonne.

6. Le samedi 10 juillet 2010, 19:09 par EF

LaWS de l'armée américaine
vous êtes sûrement déjà au courant à propos des canons laser,
mais on ne sait jamais : http://www.gizmodo.fr/2010/07/20/vo...
Bonnes vacances, à bientôt,

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