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L'Europe a-t-elle une histoire (JF Schaub)

Voici un livre paru il y a deux ans et que je n'ai lu que le mois dernier : la fiche de lecture ne tutoie donc pas l'actualité éditoriale, mais comme le sujet est pérenne, cela devrait vous intéresser.

L'auteur, Jean-Frédéric Schaub, est un historien, né en 1963 et directeur d'études à l'EHESS et spécialiste de la péninsule ibérique.

Il s'agit d'un livre intelligent, qui s'interroge sur le fait européen. Le propos est celui d'un historien, mais il ne s'agit pas d'une histoire de l'Europe, ni même d'une géohistoire de l'Europe. Plutôt une sorte d'épistémologie, ce travail où l'historien réfléchit en même temps à son travail d'historien et à son sujet d'étude : ainsi, il n'est pas anecdotique qu'il n'ait pas publié sa bibliographie, comme si l'ouvrage était d'un autre genre que les travaux spécialisés habituellement produits..

Le livre aurait pu s'intituler autrement : par exemple, L'identité de l'Europe ou "Les racines de l'identité européenne" Mais outre que ces titres étaient déjà pris, il ne posaient pas la question de l'histoire.

L'auteur date la naissance de l'Europe d'un triple moment (p. 14), à la charnière entre XV° et XVI° siècle : Irruption des Ottomans, Grandes découvertes et rupture de l'Église romaine au moment de la réforme manifestent la fin de la Chrétienté et la découverte de l'altérité.

Le deuxième chapitre "L'Europe, fille du désastre" évoque la guerre de trente ans (p 22) de 1914 à 1945 qui voit l'Europe passer "de l'âge de fer à l'âge d'or" (p 21). Ces deux guerres mondiales sont la mondialisation de guerres européennes (la mondialisation, réplique imparfaite et positive des guerres mondiales ?). Il évoque la question des crimes de masse qui "apparaissent complémentaires, si ce n'est la conséquence, de l'apparition de masses comme sujets politiques" (p. 27) rendue possible par "la croissance formidable des capacités de communication". Il note l'importance de la propagande dans la fabrique nationale : on peut ici l'interroger : la propagande est-elle forcément la cause de la guerre, ce que semblent croire tant de nos contemporains et qui est pourtant discutable? On appréciera particulièrement les pages sur la question du génocide où l'auteur ne cache pas ses exigences éthiques sans pour autant sombrer dans le pathos et le moralisme qui trop souvent polluent les discours les mieux intentionnés.

Le troisième chapitre (L'Europe avant l'Europe) s'interroge sur les racines romaines. "La civilité hellénistique et romaine contredit l'opposition Europe/Asie" (p. 56). On appréciera les pages 61-64 qui montrent que la formation européenne médiévale est franco-latine (gothique, croisades). "Reste que ce mouvement général d'expansion de la société franco-latine vers ses périphéries a profondément bouleversé les régions cibles, tout comme les régions de départ" (p. 64). Et plus loin : "privée d'une langue sacrée, ce que ne sont ni le latin de l'Église romaine ni le grec de l'Église orthodoxe, la Chrétienté est également dépossédée de ses lieux saints. Les villes à pèlerinage que sont Saint-Jacques de Compostelle et Rome demeurent des substituts du lieu authentique, Jérusalem" (p. 71) Il faut "garder à l'esprit cette donnée majeure de l'histoire spirituelle et politique de l'Occident chrétien : une communauté spirituelle et un ordre politique dont le plus précieux symbole gît au-dehors" (p. 72).

Le chapitre suivant (L'Europe se découvre elle-même) revient sur le tournant du XVI° siècle. Alors "l'émergence d'une conscience européenne est le fruit d'un double mouvement : un émiettement religieux qui impose de rechercher d'autres sources de cohésion et un contact intensif avec le monde extérieur qui renforce, par contraste, les traits singuliers de la civilisation européenne". (p. 95)

"Le kaléidoscope politique" se penche sur la question des systèmes politiques, partant des deux "avant-gardes historiques que sont le parlementarisme britannique et le républicanisme français" (p. 99). "L'instauration du régime démocratique a été inséparable de la fondation d'un État national souverain" (p100), ce dont il faut se souvenir quand on proclame la fin du système étatique, ou quand on dénonce à tout va le nationalisme. A la lecture de ces pages, je note que le système westphalien naît du rejet de l'empire (qu'il soit espagnol ou germanique) alors même que celui-ci se développe, presque à contre-temps, en Russie. Plus loin : "on sait bien, désormais, que l'effacement de la diversité linguistique est en France un phénomène récent" (p. 115), ou plus avant, PP 123-124, un excellent passage sur la formation du droit.

"La production européenne du monde" rappelle qu'en "explorant toutes les régions du globe, les Européens n'ont pas éprouvé partout l'évidence de leur supériorité" (p. 139) et que "les progrès de la conquête européenne ont, presque en tout lieu, reposé sur l'établissement d'alliances militaires et diplomatiques locales". (p. 143). Le paragraphe de conclusion de ce chapitre vaut d'être cité en entier : "Il est vain de vouloir écrire l'histoire de l'Europe en la coupant du monde qui fut son environnement, puis la cible de son expansion, avant de redevenir son environnement. Mais il est tout aussi vain de croire qu'on restitue leur dignité perdue aux non-Européens en bricolant une histoire du monde alternative, dans laquelle la place de l'Europe serait artificiellement minimisée. Enfin, il importe de souligner que le triomphe planétaire de l'Europe a eu des effets contrastés sur elle-même. En découvrant la variété des sociétés humaines, elle est devenue plus sensible à ses propres diversités. L'esprit de conquête s'est accompagné d'un apprentissage du doute, et cet attelage a prouvé sa redoutable efficacité? Quant au racisme, c'est encore contre elle que l'Europe a retourné de la façon la plus tragique cette arme infernale". (p. 153)

Le 7ème chapitre s'intitule : "L'Europe en mouvement". Partant de l'art, il affirme que "le mouvement était la nature profonde de la modernité". Et pour l'Europe, "son trait le plus spécifique, ce n'est pas tellement qu'elle change vite, c'est qu'elle porte la volonté d'afficher le mouvement comme une valeur positive" (p 156). Mais puisqu'on en est à l'art et la culture, l'auteur ajoute cette réflexion : "globalement, le marché culturel en expansion engendre à son tour une production de masse. (...) Le dernier stade de cette évolution, qui fait de tout artisan un artiste potentiel, se déploie surtout au XX° siècle, très au-delà de l'Europe, à l'échelle mondiale" (p. 180).

"Union, mémoire, histoire" évoque des sujets qui ont animé le débat public français en 2009. "Bien entendu, l'identité chrétienne ne dit pas tout de l'Europe (...) enfin, la sortie du christianisme , c'est-à-dire la naissance et la défense du droit à l'incroyance, demeure un des traits culturels majeurs de l'héritage européen depuis plusieurs siècles" (p. 188). Voilà un des propos les plus intéressants de l'auteur : s'il admet l'héritage chrétien européen, il ne veut pour autant réduire l'identité européenne à cet héritage : il y a donc là une position médiane qui, de plus, paraît à la fois conforme à la réalité et surtout opératoire. D'ailleurs, "pour ce qui touche à l'Europe occidentale, la difficulté à trouver dans d'autres langues que le français une traduction exacte de ce que nous entendons par laïcité est un bon indice du caractère singulier de notre trajectoire historique sur ce point" (p 189). L'historien ressort en effet : "il me semble tout à fait justifié d'accorder une place centrale au fait chrétien dans l'histoire de l'Europe" (c'est moi qui souligne), "mais cela signifie-t-il que l'identité de l'Europe en construction soit, elle aussi, chrétienne? c'est là une toute autre affaire, en tout cas ce n'est pas celle des historiens" (p 190). Car en fait, "ce qui lie ensemble le christianisme européen et l'épanouissement des libertés politiques, c'est le fait que l'Europe a été le premier théâtre d'une sécularisation globale de la société". Dès lors, "pour en finir avec la question de l'identité religieuse, il me semble que ni l'intransigeance laïque de la tradition républicaine française, ni la bigoterie xénophobe de la droite polonaise ne se situent dans l'axe majoritaire européen" (p. 193). Puis l'auteur s'attache à la question post-coloniale "Il est évident que la construction de l'UE accompagne le reflux post-colonial des anciennes puissances européennes" (p 203). "plus largement, les tentatives de tirer un bilan révisé et équilibré du colonialisme, en faisant valoir les progrès introduits par les tuteurs et les colons européens, n'ont pas plus de valeur que la justification du fascisme par les autoroutes ou celle de la tyrannie castriste par l'alphabétisation. L'argument est identique dans les trois cas. En revanche, l'espèce de géopolitique de la faute qui fait peser sur les seuls Européens toute la charge de l'injustice coloniale appelle discussion" (p. 204) : on ne saurait mieux dire ! En sus de ces questions d'identité, notons cette formule : "Le peuple est l'histoire, la nation est l'agent politique" (p 208). Or, "alors qu'on attend d'elle le spectacle de l'enracinement, ce qu'enseigne l'histoire, c'est la mobilité et la surprise". "Les historiens devraient cesser de cautionner l'idée qu'il existe des nations et des histoires anciennes, des nations et des histoires récentes, des situations adossées à une profondeur séculaire et des situations moins profondément attachées à de longs parcours historiques" (p 211).

On arrive alors à la dernière page (il n'y a pas de conclusion, aussi faut-il tenir ce dernier chapitre comme lui-même conclusif) : "ces arguments invitent, à leur tour, à parler de plusieurs histoires de l'Europe qui se croisent et se chevauchent dans des montages spatiaux et temporels à géométrie variable" (p. 217).

Ce livre est incontestablement intelligent, et le fruit de longues réflexions qui se sont sédimentées pour arriver à ce discours évolué et mesuré. C'est un livre important, qui demeurera une référence, sans nul doute. Le propos est exigeant, raisonnable, partant de l'œil de l'historien, et évitant un certain nombre d'écueils de positions trop idéologiques, que le débat public nous inflige trop souvent. Et pourtant, je n'en suis pas sorti aussi emballé que cela. Et je n'arrive pas à me l'expliquer, ce qui est le plus surprenant. Peut-être parce que, justement, cette volonté de se tenir "à distance", de ne pas se livrer, de tenir les passions en laisse masque un cœur passionné. On ne saurait critiquer cette volonté de se tenir au seul plan de la raison, notamment pour traiter de sujets difficiles, et souvent passionnés. Cette domestication attire l'estime, à coup sûr. Nul doute que le prochain ouvrage lâchera un peu la bride et que nous bénéficierons non seulement de la grande culture et de la distanciation de J. F. Schaub, mais aussi des ressorts humains qui l'incarnent. Car l'historien, n'est-ce pas, n'est pas qu'un pur esprit ?

L'Europe a-t-elle une histoire ? de J.-F. Schaub, Albin Michel, bibliothèque des idées, 2008, 220 pages

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