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L’identité de l’Europe, par Ch. Delsol et J-F Mattéi

La question de l'identité européenne ne cesse de susciter des réponses variées. J'avais déjà parlé de "L'Europe a-t-elle une histoire" ou de "Après guerre" de Tony Judt, ou "L'Europe et l'avenir du monde" de M. Foucher ou, suivant le même titre, "L'identité européenne" de van Der Motten et Dézert. Voici un livre, dirigé par Chantal Delsol et Jean-François Mattéi, qui reprend le thème et mérite votre intérêt.

Cet ouvrage collectif, dans la collection « intervention philosophique », rassemble des contributions de philosophes de sensibilité chrétienne, qui exposent leur compréhension de l’identité européenne : on y retrouve les signatures d’Alain Besançon, de Jacques Dewitte, Gérard-François Dumont ou Philippe Nemo, pour les plus connues. Mais il ne s’agit pas seulement de contributions françaises, puisque le plus intéressant peut-être réside dans les auteurs venant de l’Est de l’Europe : Joanna Nowicki, André Reszler ou de Tunisie : Mezri Haddad. On comprend ainsi l’importance de l’humanisme d’Europe orientale, et son attente d’Europe qui détermine, d’une certaine façon, l’identité européenne.

L’identité de l’Europe

PUF, juin 2010 Sous la direction de Chantal Delsol et J-François Mattéi

Dans son introduction, Chantal Delsol expose l’ambition du livre : « contribuer à un recentrage philosophique de l’idée de l’Europe » (1), et contrebattre « une idée généreuse et fausse : gommons les identités, oublions-les et, toutes les raisons de combat abolies, la paix s’établira par voie de conséquence ». Or, « cette volonté du vide suscite le vertige. Elle exprime à la fois la modestie et la prétention. (…) N’être rien traduit que l’on veut être tout, et l’on rejoint ici, par le néant même, ce que l’on voulait précisément éviter, cette jactance de prétendre concrétiser l’universel » (3). Voici donc son propos : « nous pensons a contrario que l’Europe, si elle veut occuper sa place dans le monde, doit affirmer et assumer son identité » (3). Car « il n’existe pas d’identité sans une séparation préalable, délimitant des frontières que porte le nom » (4). Et pour clore son introduction, elle affirme « A trop sacrifier à un esprit critique qui faisait, avec son originalité, sa légitimité, l’Europe est victime de ses propres démons ? Après avoir cru être tout, et pour cela se détestant elle-même, elle croit maintenant n’être rien ? Une illusion nouvelle, il est vrai, peut chasser une illusion passée : elle n’en demeure pas moins étrangère à la vérité » (7). On l’aura compris, je suis tout à fait ce programme réaliste qui se garde à la fois des tentations iréniques de certains post-modernes pour éviter l’écueil du raidissement radical des autres.

Gérard-François Dumont sort de l’expertise démographique à laquelle il nous a habitué : il s’interroge en effet sur les limites de l’Europe dans une perspective intéressante (voir mon article de 2005, « Europe, au-delà de la frontière linéaire » accessible ici ). Après avoir interrogé la notion de continent (voir Grataloup), rappelé que l’Oural n’est pas une frontière géographique (voir billet), il rappelle la spécificité péninsulaire pour expliquer que l’Europe se définit pas sa bordure de l’océan, et donc son climat : « L’Europe apparaît comme un ensemble péninsulaire et insulaire situé sur la façade orientale tempérée de l’océan Atlantique Nord, ensemble dont la partie péninsulaire constitue l’extrémité occidentale du continent eurasiatique. Une telle définition de l’Europe formulée par l’océan et non au continent permet d’insister sur l’importance de l’influence climatique exercée par celui-là sur l’ensemble des régions européennes » (14&15). L’Europe s’étendrait de 72° N. à 35° N. et de 10° O. à 45° E. environ. « Or, l’analyse montre que la multipéninsularité cesse à partir de l’axe mer Blanche – mer Noire, jusqu’au golfe d’Alexandrie. A l’orient de cette imite se trouve l’Asie » (16). On remarquera que cette définition « géographique » inclut la Turquie dans l’ensemble européen, et pas tous les pays du Caucase. Quant à la géographie conventionnelle (ce qu’on pourrait appeler classiquement la géographie politique), elle paraît « variable et discutable » (18), les limites ne cessant de varier sans être très instructives.

Joana Nowicki évoque l’identité de l’Europe cadette. Elle possède « une européanité différente, loin d’être imparfaite même si elle comporte de nombreuses imperfections notamment dans la sphère de la culture politique, ce qui n’exclut pas toutefois d’être plus inventif dans d’autres domaines » (29). Elle constate plus loin qu’on « dirait qu’aujourd’hui l’européanité des Occidens est devenue plus problématique qu’auparavant, alors que celle de l’Europe cadette semble affirmée, plus sereine » (33). L’Europe cadette « regroupe un maximum de diversité sur un minimum d’espace, ce qui est l’inverse de la logique des empires » (35).

Philippe Nemo évoque « Les racines chrétiennes de l’Europe et leur dénégation ». On suit l’auteur dans cette évocation, beaucoup moins lorsqu’il semble verser dans l’exclusivité de ces racines pour expliquer l’Europe. Il y a une sorte de monocausalisme, tout aussi désagréable que celui des thuriféraires de la position opposée qui refusaient qu’on évoque lesdites racines chrétiennes : à trop vouloir démontrer, on affaiblit son propos qui devient spécieux : dommage ! Car il y a de bonnes choses, y compris d’amusantes provocations, comme « il n’y a rien de plus chrétien que la laïcité » (54). Il reste que certains arguments sont capilotractés, et qu’on regrette par exemple qu’on n’ait pas assez évoqué les racines grecques et romaines : mais il est vrai que cette ascendance est couramment omise de nos jours….

André Reszler traite d’une « brève esquisse historique de l’identité européenne », dans une sorte de géohistoire culturelle. Il n’omet pas la Grèce, Rome, les Celtes, les Germains et les Salves, ainsi que « le christianisme qui leur a servi de creuset » (67). « La Scandinave et les Balkans forment des entités historiques qui ne sont pas prêtes (sic) à s’effacer ». On apprend que le « de monarchia » de Dante, en 1308, est la première manifestation en date de l’idée européenne (69).

Alain Besançon s’intéresse aux frontières de l’Europe. Il commence par une sorte de géopolitique française des bassins fluviaux (77) pour évoquer l’empire carolingien, « aujourd’hui encore massif central de l’Europe » (78). Mais pour éviter la croisade allemande, le roi de Pologne se convertit rapidement au catholicisme (966), afin de participer lui-même à la croisade plutôt que d’en être victime : c’est pourquoi A. Besançon discerne une frontière interne (celle de l’empire carolingien) et une externe (celle du royaume polono-lituanien) (81). Par la suite, il remarque la permanence de deux conflits : « le conflit permanente entre l’Eglise et le pouvoir politique, et le conflit entre l’empire et les Etats nationaux, qui se redouble par le conflit entre les Etats nationaux eux-mêmes » (83). Par rapport au monde musulman et au monde orthodoxe, l’Europe est dynamique : « la périphérie comprend d’une part les pays ibériques, d’autre part les pays situés à l’est de l’Elbe » (85). « C’est à l’est que se posent les problèmes qui aujourd’hui restent les nôtres, c’est-à-dire le problème turc et le problème russe » (86). « Bien qu’au cœur des dispositifs du concert européen, le monde turc n’a jamais été considéré comme européen » (87).

Mezri Haddad pose ensuite la question : « l’islam est-il au cœur de la crise identitaire européenne ? ». Le texte est intelligent, plein de bon sens, et pourtant, je n’en ai rien retenu. Mais je dois à la vérité de dire qu’au fond de moi, la réponse est négative (je ne suis décidément pas huntingtonien), ce qui explique peut-être mon détachement (alors que je suis persuadé que l’Europe, métaphore de modernité occidentale, est au cœur de la crise identitaire musulmane).

Jacques Dewitte revient sur l’humanisme d’Europe centrale, qui fait vibrer les cœurs. Or « quel est l’état actuel de l’Europe, d’un point de vue moral et spirituel ? Elle vit dans un climat dominé par la haine de soi, par une mise en évidence exclusive de ses crimes passés et une incapacité à adopter envers elle-même un sentiment de soi positif – cela étant encouragé, côté français, par la culpabilité coloniale et côté allemand, par la culpabilité nazie » (127). Or, ce qui caractérise l’Europe est son « attitude qui consiste à inverser la perspective ethnocentrique, à comprendre du point de vue des autres, en allant parfois jusqu’à l’adopter, et une disposition à se voir du dehors avec les yeux des autres » (130), ce qui tient à « sa disposition à admettre ses torts, état d’esprit propagé par la source judaïque et la source chrétienne de l’Europe ». La conclusion : « Le propre de l’Europe, c’est donc d’être ‘hors de soi’ », d’avoir « une identité excentrique » (130). Il s’ensuit une « crise des contours », « non seulement de l’Europe mais de toute chose », en fait une « crise de l’identité » (131). Le plus surprenant venant de ce que « les autres nous voient, Européens, comme ayant une identité alors que nous la nions et la dénions » (135).

Comment résoudre une telle contradiction ? Comment « être fier de soi, voire s’estimer et s’aimer soi-même, dès l’instant où l’on se définit par une culture d’esprit critique, du doute, de la remise en question de ses valeurs ? » (137). Il faut surmonter le dilemme et mettre en avant un troisième tiers. Il faut « donner une forme plus précise, plus articulée à notre amour de l’Europe » (139). Il évoque la ville, les passages couverts (« petit miracle d’un lieu à la fois ouvert et fermé ») et surtout les places européennes, excellent exemple de ce qui définit l’esprit européen, car elles manifestent « quelque chose de typiquement européen dans la mesure où s’y déploie un mélange de liberté e d’ordre, et ainsi un idéal incarné de l’Europe » (145). « Cette forme a quelque chose à voir avec une caractéristique philosophique de l’Europe : le retour réflexif sur soi. Le repli spatial qui caractérise la place et le passage couvert peut-être considéré comme un analogon de la réflexivité au sens intellectuel et littéraire ».

J-F Mattéi évoque enfin « la négation de l’identité européenne » où il dénonce la fascination et l’amour du vide d’un Alain Badiou qui se félicite que l’Europe n’est autre que ce qui vide ou évide la pensée. (157).

Au bilan, les ouvrages collectifs courent toujours le risque d’être inégaux ou dispersés. Tel n’est pas le cas ici, car les auteurs sont d’excellent niveau et de grande culture, et abordent sous de multiples facettes le même sujet. La question de l’identité européenne constitue le grand débat actuel, plus ou moins présent mais toujours sous-jacent, car au fond non-résolu : tel est au fond le défi de la mondialisation : comment, au sein d’un processus qui généralise l’ouverture et le passage des frontières, conserver une identité propre sans verser dans la radicalité guerrière ?

Le propre de l’Europe, c’est d’être hors de soi : l’Europe est forcément excentrique, ce qui est une gageure à l’heure de la mondialisation.

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 31 octobre 2010, 18:04 par Nono

Le sujet de l'Europe en général m'intéresse fortement, et les bons livres ne sont pas si légions:

"L'Europe pour les nuls" est très bien fait et donne les bonnes bases pour comprendre à la fois les fondements de l'Europe et sa manière de fonctionner, avec toutes les évolutions depuis les débuts,

"L'Europe tragique et magnifique" de Jacques Delors fort décevant alors que "L'Europe difficile" de Bino Olivi est excellent et très bien écrit. Je crois que je vais donc ajouter ce bouquin à ma (trop longue) liste de livres à lire.

égéa : je suis preneur de fiches de lecture, notamment sur l'Olivi... et "les nuls" qui a reçu un prix...

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