Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Europe, crise et surprise stratégique

J'avais évoqué l'Irlande, grand symptôme de la crise économico-financière qui balaye en ce moment l'Europe : je vous avais annoncé un billet sur la dimension plus continentale de cette crise. Nous y voici.

phot_europe_de_nuit.jpg

1/ Tout d'abord, l'UE était mal en point à la suite des référendums négatifs sur la traité constitutionnel. Les Européens avaient rattrapé le coup en inventant un "mini-traité", devenu rapidement "traité de Lisbonne", et qui avait été accepté, malgré quelques péripéties (dont deux référendums successifs de l'Irlande, souvenez-vous). Mais l'essentiel n'était pas là : plus que les textes, ce qui frappait l'observateur était l'abandon de la "démarche communautaire", celle qui, à coup de petits pas, cheminait toujours plus avant vers l'intégration. Au contraire, on observait un retour en force des États. Dans ces colonnes, j'ai d'ailleurs dû vous écrire des billets qui marquaient cette évolution et le retour en grâce du fait étatique. Je le voyais d'un point de vue certes général (en opposition à la mondialisation), mais aussi régional, dans le cadre européen qui demeure, n'est-ce pas, celui des "Études géopolitiques européennes et atlantiques".

2/ Ce retour étatique était sensible dans l'interprétation du traité de Lisbonne : la nomination de deux leaders ternes (Mme Ashton et M. van Rompuy) que l'on laisse passer plus de temps à construire une machinerie administrative pour l'une, à batailler avec M. Barroso pour l'autre, de façon à laisser les grands discuter entre eux et faire taire le parlement européen. Du coup, les discordances explosent dans tous les sens, avec des conséquences parfois heureuses, parfois moins : initiative sarkozienne lors de la crise géorgienne, renâclement allemand à l'occasion de la crise grecque, sommet franco-allemand de Deauville avant un conseil européen, traité bilatéral franco-britannique qui est tout sauf européen.... ça tire, à hue, à dia, et l'attelage se défait.

3/ Il reste que ce sursaut étatique atteint probablement ses limites. Car si l'Irlande a pu sauver, in extremis, l'apparence de sa souveraineté (et à quel prix), il est peu probable que le prochain maillon y parvienne. Car regardons ce qui se passe, sous la pression des événements, depuis quelques mois : la création de fonds européens de stabilisation (FESF, ...), qui sont en cours de solidification ; l'abandon par la BCE de principes hier jugés intangibles et marmoréens ; l'évolution, lente et toujours tardive, de Mme Merkel, vers plus de solidarité européenne.

4/ Il y a bien sûr quelque chose d'extrêmement fragile dans la situation du moment : en effet, ce sont des endettés qui prêtent en ce moment à des endettés : une forme de pyramide de Ponzi interétatique. Toutefois, je ne suis pas aussi inquiet que certains : je crois que l'Europe va choisir la moins mauvaise des solutions. Quels sont en effet les scénarii qui s'offrent à elle ? Ils ont été succinctement rappelés par Alexis Brézet dans le Figaro Magazine ce week-end :

  1. la grande purge : rigueur à tous les étages. Fantasme allemand, conduisant à une déflation généralisée. Même les Allemands s'en rendront compte, puisque le gros de leur excédent extérieur se fait avec l'Europe....
  2. Europisation maximale: budget européen, impôt européen, État européen. Évidemment irréaliste.
  3. Éclatement de la zone euro : aussi fantasmatique que le précédent, n'en déplaise aux Cassandre. Parce que les sortants souffriraient tous horriblement : les PIGS parce qu'ils devraient payer, avec leur nouvelle monnaie copieusement dévaluée, des montagnes de dettes libellées en euros : il y aurait défaillance, restructuration, harcèlement des marchés, ... Les vertueux (Allemagne, PB, Luxembourg) s'y refuseraient également, parce que leur monnaie (ou le reste d'euro) bondirait en flèche tel une machinerie à élastique des fêtes foraines, qui vous envoient en l'air défier les règles de la gravité. A ceci prêt qu'un euro cher, ce sont des exportations en moins et des importations hors de prix.

C'est d'ailleurs à cause de ce double risque partagé que l'on ne choisira pas ça (sans même parler des scénarios noirs, cf. ci-dessous). Et je vais ici quitter un peu Brézet.

5/ Non, on s'orientera vers une sorte de mélange de toutes les solutions précédentes. Explications.

  • on prendra, forcément, de la rigueur du premier scénario. Parce qu'il faut bien plaire aux Allemands. Et échanger des efforts sur soi en échange des efforts sur eux.
  • du troisième scénario, on retiendra une sorte de dévaluation de l'euro. Non réelle, mais technique, à coup d'inflation, de TVA sociale, de tarif extérieur commun, et, localement, de quelques restructurations de dettes.
  • du scénario de l'européisation, on privilégiera de plus grandes intégrations : cela passera par la modification des objectifs de la BCE qui recevra, comme la FED, des objectifs de croissance et d'emploi (ce qui provoquera l'ire des écologistes, soi-dit en passant) ; un pacte de stabilité réellement intrusif (avec l'Allemagne aux commandes, cette fois-ci) ; une harmonisation fiscale (dur dur pour les Irlandais) ; et donc, un gouvernement économique qui aura les attributs, sans le nom.

6/ Surprise stratégique ? Il ne s'agit pas de la crise, bien sûr, puisque celle-ci était prévisible. Mais surprise, oui, car alors que les Etats européens reprenaient le manche, ils vont être forcés de redonner des moyens à l'échelon communautaire. Ce qui est logique : ils demandent plus de régulation, mais celle-ci ne peut s'effectuer, comme autrefois, par le truchement des économies nationales. Surtout, l'harmonisation fiscale favorisera des décisions européennes. Le consentement à l'impôt, pierre de touche des démocraties modernes, imposera une nouvelle forme de légitimité politique. Et donc, un nouveau pas en avant de la "construction européenne". Ce qui n'était, vraiment pas, attendu.

Références : regardant les archives du blog, je m'aperçois que j'ai pas mal écrit sur la question de l'économie européenne. Question géopolitique, à coup sûr. Pour vous aider à vous repérer, voici de quoi choisir, et vous apercevoir que je ne suis pas si incohérent, au long des trois années passées : de temps en temps, il faut regarder en arrière et s'en apercevoir.

  • sur les scénarios noirs : ici et ici
  • sur l'alternative intégration/ désintégration : ici
  • Sur l'heure de vérité (mai 2010) : ici
  • sur les gouvernances européennes : ici mais aussi ici.
  • sur le gouvernement économique européen, ici.
  • un des plus anciens, sur la crise, avec plein de renvois à d'autres billets : ici

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 5 décembre 2010, 19:12 par Boris Friak

Un constat et un désaccord :

1) le constat c'est que l'équilibre entre maîtrise budgétaire et force de la monnaie se nomme "critères de Maastricht". La question sous-jacente est celle du respect de leurs engagements par les Etats. Quand on apprend que la République Héllénique payait des banques pour obtenir des conseils en camouflage de la dette publique il ne s'agit pas de petits dérapages conjoncturels mais d'une volonté politique de ne pas honorer sa signature et de flouer ses partenaires.

2) un désaccord : "la sortie de l'Euro n'est pas possible car cela obligerait à payer en Euros les dettes contractées en Euros". On peut lire cette analyse dans tous les journaux mais je pense qu'elle est fausse. Au même titre que nous ne remboursons pas en Francs ou en deutsche Mark les anciennes dettes, les dettes libellées en Euros seraient (seront ?) remboursées dans la monnaie lui succédant, après conversion selon le cours initial des nouvelles monnaies.
Si l'hypothèse de l'échec de l'Euro n'avait pas été envisagé, les Etats n'auraient pas conservé leurs banques centrales nationales qui ont des missions plus ou moins fictives en attendant le jour où il faudra à nouveau "battre monnaie".

égéa : oui pour le 2/ mais ce que chacun entend, c'est que le nouveau cours serait fortement dévalué par rapport  au cours en euro, et que donc les charges de remboursement seraient plus hautes. De mêmes, les nouvelles obligations seraient à un taux plus élevé, ce qui augmenterait là aussi tendanciellement lacharge de la dette. La question de la possibilité n'est donc pas juridique, elle est économique.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/851

Fil des commentaires de ce billet