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Le temps court de la Chine

Vous avez entendu ou lu, comme moi, les tartines qu'on nous sort à longueur de temps sur la sagesse chinoise et l'approche indirecte et la profondeur de Sun Tzu.

Petit plaisir : amusons nous à casser les vitres. En l'espèce, affirmons que les Chinois sont à courte vue. Rien que pour le plaisir d'être à contre-courant, ça vaut le coup.

1/ Deux poncifs encombrent nos consciences indécrottables : la Chine est un marché d'un milliard de consommateurs, et les Chinois ont une histoire multimillénaire. Deux fantasmes de la masse. Il en ressortirait un mélange de fascination pour le gain (pensez : un milliard de gars prêts à tout acheter, c'est bien le diable si on ne réussit pas à faire des bonnes affaires) et pour une supposée sagesse qui rend les Chinois les maîtres de la rouerie.

2/ Stratégiquement, les gens en tirent la conclusion suivante : ils pensent à long terme, selon des modes de calculs orientaux et avec des codes qu'on ne connaît pas. Ils sont les experts de la stratégie indirecte, pensez, ils jouent au go, pas aux échecs. Enfin, les Chinois ne sont pas impérialistes : d'ailleurs, regardez l'amiral Zheng He, il venait de découvrir l'Afrique et l'empereur lui a dit de rentrer.

3/ Il est pourtant tout à fait possible que cette grille de lecture soit fausse. Et que tout simplement, les Chinois soient dans un temps court, avec des objectifs de proximité immédiate, qui les rendent donc excités comme des Américains, avec tous les défauts de l'impulsivité. Comment expliquer autrement ce qu'on observe depuis un ou deux ans ? Car l'explication habituelle ("ils sont fiers et ont plusieurs coups d'avance et il ne faut pas croire ce qu'ils disent mais interpréterur le langage onirique") ne tient plus vraiment, à force.

4/ Constatons tout simplement que les Chinois sont animés actuellement d'un profond orgueil, renforcé d'un ressentiment aigu. Fiers d'être célébrés partout comme le plus grand marché du monde, la plus grande puissance commerciale, le prêteur universel, une grande puissance, que dis-je, une hyperpuissance, le seul rival des Américains, en attendant de devenir la nouvelle "puissance indispensable". Prononçons le mot que nous avions appris l'automne 2001, lorsque "le sommet stratégique universel, sa cancreté GW Bush*" déclarait la guerre au terrorisme : hubris. La folie d'orgueil lorsqu'on atteint le faîte de la puissance. Autrefois, on aurait ajouté la gloire. Ivresse, altération du comportement.

5/ Surtout quand c'est doublé du ressentiment dû à la satisfaction de prendre sa revanche sur les aléas de l'histoire. Que dis-je, les revers de ce siècle pas si lointain où l'Occident asservissait l'empire. La chose n'était pas nouvelle mais d'habitude, quand les Mongols arrivaient à Pékin, ils fondaient une nouvelle dynastie qui devenait plus chinoise encore que la précédente. Là, pire, les Occidentaux régnaient non sur les sujets, mais sur les esprits : un communisme sinisé avec les glorieux résultats maoïstes que l'on sait (grand bond en avant et révolution culturelle), et aujourd'hui un libéralisme sinisé qui déclenche les mêmes admirations béates en Europe : cette fois-ci non au Quartier latin mais dans les salles de marché. Ce n'est pas parce qu'on gagne beaucoup d'argent qu'on évite le panurgisme !

6/ Voici pour le cadre général. Les conditions du moment sont moins évoquées :

  • un écroulement démographique (si! si!, je suis sérieux, je parle de la natalité massacrée et donc de l'immense problème social d'une société en vieillissement accéléré, angoissée par son système de retraite -inexistant-)
  • une révolte latente sur la question sociale, venant non des citoyens ou des travailleurs, mais de l'homo capitalistus moderne que nous sommes tous devenus, les Chinois pus que les autres : les consommateurs
  • un déséquilibre croissant du territoire malgré les volontés de "développer" telle ou telle contrée occidentale (en Chine, le coin paumé est à l'Occident du pays)
  • enfin, une inflation interne péniblement contenue mais qui explosera un jour ou l'autre : le véritable problème financier chinois n'est pas la valeur du yuan, c'est le niveau des taux d'intérêts.

7/ Autant de problèmes de court terme qui expliquent les réactions à courte vue des Chinois.

Nous y verrons plus clair dans un prochain billet.

  • : je cite Cl .Le Borgne qui, dans le numéro de ce mois-ci de la RDN (excellent, encore une fois), décrit la guerre entre Saddam Hussein et G. W. Bsh comme "un dialogue de cancres" : il cite là le Général Fleury.

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 9 décembre 2010, 21:14 par RG

Bonjour,

Votre point 5 me semble particulièrement pertinent. Le sentiment de prendre sa revanche sur l'Histoire est très fort chez les décideurs chinois.

J'ajouterais une chose : cela est souvent dû au sentiment d'avoir été exploités par les puissances (dites) occidentales lors de la "Première Mondialisation" (1850-1914). Rappelons-nous le contexte : c'est l'époque des ports européens autonomes dans le sud de la Chine (Macao, Hong-Kong), de l'exploitation de leurs ressources, de la révolte des Boxers en 1900-1901, etc. Bref le sentiment d'avoir été perdant et dépouillé dans le processus.

Aujourd'hui, à l'heure de la "globalisation", l'on se remémore cette leçon de l'Histoire et l'on ne veut pas être à nouveau laissé de côté. C'est peut-être ce qui explique la flexibilité chinoise en matière de doctrine économique (du maoisme au capitalisme sinisé d'aujourd'hui) : ce qui compte avant tout et avant l'idéologie, c'est d'être "dedans" cette fois-ci.

C'est là encore une réaction "à courte vue" : engranger du bénéfice économique dans une mondialisation perçue comme un jeu à somme nulle.

RG,

2. Le jeudi 9 décembre 2010, 21:14 par

Bonjour,

excellente analyse M. Kempf, une de plus ose-je même dire !
A rebours des poncifs habituels, que vous soulignez à juste titre, rien n'empêche l'application d'actions de court terme (tactiques multi-dimensions) tout en continuant à poursuivre des objectifs à long terme (la stratégie).

La seule crainte que l'on pourrait avoir à projeter dans l'avenir les points "durs" identifiés (vieillissement de la population et sa décroissance, troubles sociaux à travers le pays, inflation non contenue, etc.) serait qu'une seule solution serait envisageable d'un point de vue chinois : augmenter ses ressources et "occuper" la population à travers des guerres de conquête ! Je m'en réfère d'ailleurs à l'un des romans de Tom Clancy (L'Ours et le dragon) et j'observe comme tout le monde la modernisation des moyens militaires et les investissements dans la R&D.
Sans compter un éventuel déclassement des pays occidentaux et une crise économique au long terme paralysante pour le premier d'entre eux (États-Unis).

Tout en souhaitant que ce scénario ne reste qu'à l'état de (bon) roman.

3. Le jeudi 9 décembre 2010, 21:14 par

Cette image de société et d'Etat multimillénaire avec les compétences que cela est sensé apporter à un Etat est à mon sens un reste du concept de civilisation du XIXe siècle. Parler de grandes civilisations, c'est établir une hiérarchie entre elles alors qu'elles n'ont été grandes que parce que leur connaissance (celles de la haute antiquité) a été favorisé par leurs écrits.

Or les écrits bénéficiaient chez les chercheurs d'avant 1945 (pour faire trop simple) d'une primauté quasi inattaquable sur les sources matérielles autres. Ceux sans écrits n'étaient que des barbares. L'archéologie a quitté cet optique et utilise pour cela le terme de cultures.

La Chine et l'Iran jouent politiquement sur ce terme de civilisation multimillénaire (genre roue et écriture, phénomènes encore très méconnus par la science quant à leurs origines) alors que les sociétés actuelles sont loin d'être un décalque exact de celles des début de notre ère. Sont-ils les seuls détenteurs de l'art manoeuvrier ? Les maîtres incontestés ? Je n'en croit rien.

Cette histoire de Chine pacifiste m'a toujours bien fait rire ! Mais je vous rejoinds sur l'ivresse de l'ascension rapide et ses conséquences. Pour la cancreté de G.W. Bush, je verrai après la lecture de ses mémoires mais j'ai souvenir qu'il lisait tout de même plus de 70 livres par an.

4. Le jeudi 9 décembre 2010, 21:14 par Lambert Francis

Les Chinois annoncent la fin de l'occident à DSK

Lors d'un débriefing du dernier G20 avec ses proches à Paris, Dominique Strauss-Kahn a insisté sur l'arrogance croissante de Pékin. « La parenthèse occidentale s'est refermée », lui a assené à Séoul le ministre des Finances chinois qui souhaite son remplacement à la tête du FMI, en 2012, par un représentant d'un pays émergent.

2010/12/10 http://www.challenges.fr/business/c...

5. Le jeudi 9 décembre 2010, 21:14 par f. Cadiou

Je suis dans l'ensemble d'accord avec l'article.
- Le fantasme de masse est très puissant, que l'analyste soit sensible aux chiffres ou qu'il soit sensible aux indices visuels.
Les déserts et les provinces isolées Chinoises ont au moins l'avantage pour la Chine de la faire paraître bien plus imposante sur la carte que la péninsule Indienne.
Cette perception altérée par l'espace occupé sur la carte a déjà été vue avec l'espace Américain, qui pourrait être un pays avec une puissance économique et militaire très proche en se limitant à quelques centaines de kilomètres derrières ses lignes côtières, Sud-Ouest et Nord-Est particulièrement.

La conséquence dans l'esprit d'un gestionnaire ou dirigeant Européen (ou Américain):
Donner la priorité absolue à un développement en Chine au détriment des autres marchés de la région,
car par soucis de simplification, les budgets et les définitions de priorités stratégiques sont pensés par zones géographiques.
Au pire un budget Asie, qui va aller de l'Inde au Japon ou même Nouvelle-Zélande, au mieux un budget Asie du Nord-Est Chine-Taiwan-Corée-Japon.
L'Inde va d'ailleurs souvent mieux tenir le choc dans ce débat grâce à sa population et sa taille sur la carte.
Étonnement cela s'observe aussi dans des secteurs où la protection brevetaire est clé et pour lesquels le marché Chinois ne va se créer qu'une fois que la concurrence locale se sentira assez forte pour va pousser les autorités à mettre en place une protection brevetaire spécifique.

Oui, les fantasmes de masse sont bien là.

Deuxième point, les capacités stratégiques, je ne me prononcerais pas trop, il s'agit d'une culture de commerçants, avec un comportement oscillant entre les États-Unis et la Hollande. L'individualisme est très puissant et semble un obstacle aux décisions du type jeu d'échec. Le cheval chinois va refuser d'être sacrifié pour sauver la dame, peut importe l'objectif pour le pays, résistant même si le roi l'oblige par la force à avancer. Et il en va ainsi de toutes les pièces. Il s'agit là d'un point faible dans les temps difficiles qui arrivent par vagues et par relative surprise.
Attention toujours aux raccourcis, cela n'est pas comparable à certains pays d'Europe, nous ne sommes pas en démocraties et l'aide venant d'un dieu tout puissant (ou de l'État providence) n'est pas dans les esprits.
Donc la fierté et l'individualisme restent des moteurs, mais aussi des faiblesses exploitables à garder en tête.

Et nous arrivons à l'idée de temps court qui là demande à être comparée à la situation dans les démocraties des pays qui étaient déjà capitalistes au milieu du siècle dernier.
L'individualisme permet d'anticiper les réactions des dirigeants Chinois, et des dirigeants d'entreprises Chinoises, selon les grilles classiques basées sur les motivations. Nous avons la fierté individuelle, l'enrichissement personnel, la recherche du pouvoir etc... la fierté nationale est encore là grâce au désir de revanche mais s'estompe très vite devant les intérêts personnels.
Un enrichissement personnel qui est clé lorsque l'argent n'est pas ou plus tabou dans une société. Là rien d'exceptionel me direz-vous, nous voyons cela dans des pays démocratiques avec des élus qui peuvent parfois se hater pour emmagasiner les avantages et revenus complémentaires qu'ils vont perdre à l'arrivée au pouvoir du parti concurrent, mais ce comportement s'observe avec moins de hâte en Chine. Car le gâteau est aujourd'hui gigantesque avec tous ces pays et entreprises qui sont prêts à tout pour annoncer qu'ils vendent en Chine, et aussi car nous ne sommes pas en situation démocratique, le président arrive progressivement au sommet via le parti qui est confondu avec l'état.
Il est donc ici aussi visible pendant 5 à 10 années, mais déjà enrichi par le système et sans crainte majeur pour "l'après" présidence, il a déjà placé sa famille et ses amis et peut continuer à le faire après.
Cela, avec un peu de fierté nationale et quelques contre-pouvoirs, permet d'empêcher un ou deux individus à la tête du pays de prendre des décisions allant à l'encontre des intérêts d'autres citoyens. Encore une fois, par exemple, en refusant l'application des brevets et copyright qui ne sont pas à leur avantage aujourd'hui, en ne se contentant pas de négocier des dessous de table lors d'achats importants à l'étranger, mais en obtenant les technologies et le savoir faire avec etc... En effet l'intérêt personnel pur serait de dédier toute son énergie à obtenir plus pour lui et sa famille peu importe la création du futur champion national de l'aviation ou du nucléaire. Un dirigeant purement en temps court est prêt à sacrifier 50 ans d'efforts passés et 50 ans après lui pour son enrichissement immédiat et celui de sa famille, ou pour sa notoriété et obtenir quelques années de plus avec voiture de fonction ou tout autre véhicule plus prestigieux.

Voilà, bien qu'écrit dans la hâte, j'espère avoir inséré ici un complément utile. Je suis bien évidemment d'accord avec le reste de l'article aussi, point 5 et 6 particulièrement qui peuvent être développés dans plusieurs articles et observés en continu durant les prochaines anées.
égéa : je signale au lecteur que notre commentateur nous écrit du Japon, avec donc une pratique approfondie de l'extrême orient.

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