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Du guerillero bolivien à Blaise de Monluc

J'aimerais signaler le discours que fit Marie-Danielle Demelas, professeur d’Histoire à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III), lors d'une occasion prestigieuse toute à son honneur.

J'en extrait ce texte suivant, fort éclairant sur la mentalité du guerillero : à l'heure où de nombreux penseurs s'échinent à théoriser la contre-insurrection, il me semble sain de revenir au côté fruste des guerilleros, ces gens de peu. Mille merci à elle, et bravo pour ce très beau texte.

O. Kempf

Tandis que j’avançais sur ce terrain politique, l’étude de la guerre occupait de plus en plus de place en mes travaux. Passons sur le cheminement qui m’a conduite à lui vouer tant d’efforts. J’ai donc passé près de quinze ans à étudier la guerre, mais seule la guerre dans sa dimension irrégulière m’a passionnée.

Il ne s’agissait pas de celle que menaient Bolívar et Sucre, ainsi que leurs adversaires, des officiers sortis d’académies espagnoles. Non, c’était la guerre pratiquée par un type de soldat particulier, celui qui fait passer la politique avant le combat et qui a pris les armes alors qu’il n’y était pas destiné. Un homme que ne protège pas la juridiction militaire, un marginal jugé sans honneur, une espèce sans uniforme qu’on a nommée guerrillero, ou selon les provinces, montonero, llanero, gaucho…

Le plus souvent issu du terroir, il a appris à se battre dans des rixes villageoises, et il saura tuer comme on égorge un chevreau. Il sait que sa vie sera brève et que sa loyauté ne sera pas toujours sans faille. Il participera aux conflits internes de la guérilla qui font que la plupart des chefs sont morts de la main des leurs. Au moment de disparaître, il crânera une dernière fois — il chante un boléro patriotique, il prononce d’ultimes paroles pleines d’esprit… Le souvenir que laissera sa façon de mourir sera son immortalité. Aussi craindra-t-il la malemort, la mort qui vient trop vite et ne laisse ni le temps de polir une phrase, ni celui de se mettre en paix avec le ciel. « Surtout, n’allez pas me tuer sans confession », s’écrit le héros du livre qui m’a tenue en haleine durant toutes ces années.

Car, à vrai dire, ce n’est pas tant la guerre que l’écriture de la guerre qui m’a captivée. Le hasard et la chance ont donné au pays que j’ai le mieux connu, la Bolivie, un ouvrage exceptionnel, le manuscrit d’un guérillero qui, non seulement, a eu la chance de survivre à quinze ans de combats, mais qui était aussi doté d’un grand talent. Et j’ai donc suivi cet homme, José Santos Vargas, dans son récit, dans ses silences.

La façon dont on gagne, dont on perd, dont on conduit sa guerre et dont on la subit, me touche moins que la narration qu’on en fait. Et plutôt que le soldat c’est le guerrier écrivain que j’ai aimé. Qu’il s’agisse de Robert de Clari, qui raconte la prise de Constantinople en ne mentionnant qu’une fois sa personne, de Joinville qui dicte sa vie de Saint-Louis à l’âge de quatre-vingts-ans, de Blaise de Monluc, le plus vieux capitaine de France qu’une dernière blessure a privé de batailles — et je ne citerai pas les auteurs de langue espagnole dont j’ai été la lectrice charmée —, tous ces hommes ont su concilier l’action et sa remémoration, la réalité abjecte et le récit héroïque. Et ceux qui ont connu des combats équivoques, comme les guerres civiles, ont eu à maîtriser les mots les plus rétifs. Il leur est revenu la tâche difficile de peindre la soldatesque la moins connue et la plus décriée pour en extraire des héros dont la vaillance égale celle des meilleurs capitaines.

La guerre des grandes batailles, celle dont on infligeait naguère aux écoliers les dates et le nom des grands hommes, m’est apparue privée des ombres de la guerre irrégulière qui m’ont si fort intéressée. Le plus captivant, ce sont ces hommes qui ont appris la guerre au fil des escarmouches, et se sont engagés pour une cause, pour une terre, sans souci de carrière ni de gloire. Ce sont aussi ces êtres infantiles qui pleurent autant qu’ils sont cruels ; ils sanglotent à la dispersion de leur troupe, à la mort de leur chef, mais ils fracassent le crâne d’un mioche sans repentir. Telle est l’humanité qu’ont bâti des écritures de soldats. Et l’écrivain, qu’il soit de France ou d’Amérique, qu’il ait vécu au XIIIe, au XVIe ou au XIXe siècles, a chaque fois donné le poids d’une tragédie à ces vies frustes et anonymes, réduites à l’essentiel, qui n’auront eu de compte à rendre qu’à la Providence. « Dieu doit bien estre miséricordieux en nostre endroict, qui faisons tant de maux2 », convient Blaise de Monluc qui s’y connaissait en fait de cruauté.

En Bolivie, où le gouvernement actuel souhaite donner une nouvelle doctrine à l’armée, une réhabilitation de la guerre de guérilla est en cours. On me consulte, on sollicite mes conférences, et je parle avec plaisir de ces hommes oubliés, mais il me reviendra bientôt de rappeler aussi que l’horizon de ces héros qu’on exhume s’arrêtait aux crêtes dominant leurs vallées. Il serait illusoire d’utiliser l’histoire de ces soldats perdus pour façonner une armée contemporaine, à moins de disloquer le pays en autant de territoires que de troupes et d’oublier toutes les avancées du droit de la guerre. Et je n’évoquerais pas même celles de la démocratie.

Le but de mes recherches n’a certes pas été d’infléchir l’action de dirigeants en leur proposant des modèles et des solutions, mais de contribuer à la connaissance d’hommes doublement ignorés — pour l’humilité de leur origine métisse et indienne, et pour avoir appartenu à des forces que l’armée n’estimait pas. Et cette connaissance a été acquise non seulement par le traitement de données d’archives qui fonde le métier d’historien, mais aussi par la fascination qu’a exercée sur moi l’écriture de guerriers qui ne se résignaient pas au silence. Mon meilleur travail a été d’écouter ces hommes qui parlaient au nom de leurs compagnons morts et qui, offrant à ces spectres un univers dans lequel leurs actions prenaient un sens, remportaient sur la mort leur victoire la plus éclatante.

Des maîtres qui m’ont formée, j’ai retenu la leçon de Marc Bloch : « Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier3. » Dans le cas présent, le gibier a vécu plus féroce que le chasseur et c’est en civile, irrémédiablement, que j’ai traqué ces combattants improvisés pour connaître la vérité de soldats condamnés.

fin de citation

  • 2 Blaise de Monluc, Commentaires, Gallimard, Bib. de la Pléïade, p. 318.
  • 3 M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, 1941

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