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Blocage égyptien

A commenter en direct, le géopolitologue prend des risques : celui de manquer de recul, celui de perdre les fondements de sa discipline (le rapport du pouvoir à la géographie, la prise en compte du temps long,...)

Mais il est rare de vivre des moments "historiques". Au risque du ridicule (celui d'être détrompé par les faits), j'ai toutefois le sentiment qu'un tel moment est en train de se dérouler, ce soir, au Caire.

1/ En effet, on assiste à un pouvoir qui cherche une transition "ordonnée" et rationnelle. Tel est le sens du discours de H. Moubarak, qui amende cinq articles de la constitution, transfère des pouvoirs au VP Souleimane, mais ne se retire pas. Propos rationnels, politiques, transigeants. Mais propos décalés.

2/ Car à l'évidence, ils ne prennent pas en compte la force morale (au sens du moral d'une troupe, et pas au sens d'éthique, même si cette seconde acception se défend également). On est ici dans un rapport de force : entre une force établie mais en déliquescence, une force morale (we, the people), sans compter une troisième force, apparemment neutre même si elle compose et gagne du temps. Rapport de force, autre nom de la rivalité de puissance, dimension essentielle de la géopolitique (ce que, au passage, Joseph Hennrotin a oublié, dans son article intéressant du dernier DSI qu'il donne sur la géopolitique, mais selon une dimension exclusivement géographique que je regrette, car elle oublie la notion de rivalité de puissance : Joseph, acceptes-tu les droits de réponse ?).

3/ Mais ce rapport de force, tout le monde l'a vu. Qu'y a-t-il de nouveau ? Tout d'abord, un décalage d'attente : ce qui aurait été considéré il y a trois semaines comme un progrès incontestable est désormais totalement insuffisant. Le symbole de la transition, dans le story telling de la place Tahrir, est le départ de Moubarak. Peu importe que cela soit une bonne revendication, c'est celle-là qui seule peut apaiser la foule. On a donc un décalage qui est au fond temporel. Le pouvoir est "en retard"

4/ Surtout, la géographie reprend ses droits. On 'est longtemps interrogé sur la capacité de la foule à tenir "dans la durée" la place Tahrir. Hier, les choses ont basculé : tout d'abord parce que les manifestants ont commencé à investir d'autres lieux du Caire ; ensuite parce que pour la première fois, des heurts ont eu lieu dans le sud, marquant une extension (géographique !) du mouvement ; enfin parce que le mouvement s'étend "fonctionnellement", avec désormais des conflits sociaux qui ne sont plus seulement politiques (la liberté) mais qui s'articulent avec le mouvement politique. Enfin, avec des premiers mouvements de la foule vers la télévision, voire la présidence : je ne sais à l'heure où j'écris, si cela débouchera dans la nuit ou s'il faudra attendre demain, vendredi, jour de la grande prière : mais il me semble que les événements ne se "décanteront" pas mais au contraire se précipiteront

5/ En tout état de cause, j'ai l'impression que le premier mouvement de cette révolution égyptienne avait été la conquête de la place Tahrir, et du delta. L'élargissement à l'ensemble du Caire, et à l'ensemble de l'Égypte marque une deuxième étape, à mon avis décisive. C'est bien de géopolitique dont il s'agit.

Voici donc quelques réactions à chaud qui valent ce qu'elles valent.

Réf : articles de la constitution qui seront amendés (pris sur Le Monde.fr) :

  • L'article 76 porte sur l'élection du président de la république
  • L'article 77 fixe la durée du mandat présidentiel à 6 ans.
  • L'article 88 porte sur les conditions que doivent remplir les membres de l'Assemblée du Peuple, ainsi que les dispositions régissant les élections et le référendum, précisant que le scrutin doit avoir lieu sous le contrôle de membres appartenant à la magistrature.
  • L'article 93 dit que l'Assemblée est seule compétente pour juger de la validité du mandat de ses membres.
  • L'article 189 précise que le président de la République et l'Assemblée du Peuple peuvent tous les deux demander l'amendement d'un article ou plus de la Constitution.

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 10 février 2011, 22:27 par Hippocampe

Vous me permettrez de faire quelques remarques à propos de votre billet.

Il me semble tout d'abord qu'il importe de ne pas se hâter de qualifier d'historique tout mouvement extraordinaire (au sens étymologique du terme). Je pense qu'il convient de laisser le soin aux historiens de les qualifier ainsi d'ici à quelques temps, lorsque les passions se seront éteintes.

Ensuite, il faut, me semble-t-il, bien replacer ces événements dans leur cadre égyptien, et donc se mettre en tête que cette "foule" de la place Tahrir, d'Alexandrie ou d'ailleurs est tout sauf homogène, qu'il s'y exprime autant la voix du bobo des beaux quartiers, que celle du militant des Frères musulmans, du malheureux qui souffre, du fonctionnaire déçu ou du militant "progressiste". De plus, les manifestants sont en nombre assez restreint, malgré tout, par rapport aux 84 millions d'individus que compte l'Egypte.

Il ne faut pas oublier non plus la force considérable de l'armée égyptienne qui a montré, depuis le début des événements, une retenue certaine mais qui pourrait très bien se retourner contre la foule lorsqu'un certain nombre de généraux, d'hommes politiques, influencés ou non par des pays "amis" décideront de siffler la fin de la partie. Le respect de la foule à l'égard de l'armée montre vraisemblablement la crainte qu'elle éprouve à cet égard. Les forces au service (ou non) du pouvoir en place sont l'un des éléments clés dans l'appréciation de la situation.

Enfin, le monde que l'on appelle "arabo-musulman", avec une trop grande simplification, est d'une extrême diversité, la Tunisie est différente de l'Egypte, comme elle l'est de l'Algérie, du Maroc ou de la Jordanie. Il ne faut pas oublier non plus le jeu très important des influences étrangères, d'où qu'elles viennent, qui ne se manifestent rarement de façon ouverte mais qui n'en sont pas moins déterminantes.

2. Le jeudi 10 février 2011, 22:27 par

Merci pour ce post intéressant. Une brève réaction tout d'abord concernant le nombre d'articles amendés dans la constitution. Selon al-Masry al-Youm, il y en aurait six. Le 6e serait l'article 179 qui indique que certaines libertées peuvent être restreintes pour motif de terrorisme.

Concernant le point 3, la question doit être à poser : le départ de Moubarak satisferait-il la population ? En Tunisie, le départ de Ben Ali a-t-il été suffisant ? Le départ de Moubarak est la principale revendication du moment. En outre, dire que le pouvoir est "en retard" est une tautologie. Il est de toute manière très rare que le pouvoir devance les demandes de la population.

Je comprends votre envie d'insister sur la dimension géographique, mais quelques éléments semblent vous échapper ici. Les manifestations ne se sont jamais contenus à la place al-Tahrir. Elles étaient dans de très nombreux quartiers du Caire dès le début, ainsi qu'à Suez et Alexandrie - du moins était-ce les points les plus chauds et les mieux documentés. D'une certaine manière, le fait que al-Tahrir soit depuis une semaine environ devenu l'épicentre des manifestations est un indicateur du phénomène inverse, une réduction géographique. L'élément nouveau que vous soulignez pertinemment est l'avènement de conflits sociaux, du moins la réapparition, car les villes touchées sont connues pour avoir été le théâtre de grèves. Toutefois, ces mouvements sociaux s'articulent-ils vraiment avec les révoltes ? Articuler avec signifierait une fusion, alors que, pour le moment, on a plus l'impression qu'ils s'articulent "autour" des révoltes. Votre point sur la télévision est un peu flou.

Attention encore une fois à ne pas vouloir appliquer un paradigme quelque peu réducteur. Les conflits sociaux sporadiques sont encore dissociés des révoltes pour le renversement du régime. Par ailleurs, le mouvement se concentre plutôt que ne s'étend. Ce n'est pas de la géopolitique, mais vraiment de la politique : les yeux sont tournés sur la place al-Tahrir, car c'est devenu le symbole de ces événements.

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