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Résilience japonaise

Le mot résilience s'impose pour aborder la question de ce qui se passe au Japon : au moins pour "tester" le concept, cette invention du Livre Blanc. Je précise tout de suite que je n'ai jamais été vraiment convaincu de la chose.

D'ailleurs, je note que le seul endroit où j'ai lu le mot "résilience" se trouve dans l'analyse économique des conséquences de la crise, ce soir, dans le Monde, où le journaliste évoque la "résilience économique" du pays.

1/ Tout d'abord, j'ai découvert grâce à un excellent article dans Libé de ce matin que "Face à la catastrophe, l’homme ne panique pas" (par Jacques Lecomte, président de l'association française et francophone de psychologie positive). En effet, nous présupposons trois réactions face aux catastrophes : "la panique générale ; l'augmentation importante de comportement égoïstes, voire criminels; le sentiment d'impuissance dans l'attente des secours". Or, il faut constater que s'il y a des peurs, cela ne signifie pas des "paniques" mais qu'on observe au contraire des gens certes effrayés, mais qui réagissent calmement et rationnellement ; qu'il n'y a pas multiplication de pillages mais au contraire, développement de comportements de solidarité et d'altruisme. Bref, nos présuppositions sont fausses, alors qu'elles constituent nolens volens l'hypothèse de départ de la résilience.

2/ Le plus surprenant actuellement constitue l'alchimie de la population japonaise :

  • elle conserve un comportement extrêmement discipliné, avec le "culte du travail" et des Japonais qui, quoiqu'il arrive, vont au travail et passent même la nuit à l'hôtel, à proximité, à cause de l'impossibilité de rentrer chez eux.
  • on dénote toutefois les premières réactions d'impatience devant la communication défaillante des autorités
  • et les prémisses de mouvement de populations pour s'éloigner des zones à risque
  • enfin, un calme apparent vis à vis de la catastrophe nucléaire, dans un pays pourtant hautement sensibilisé à la question

Au total, alors que le pays notamment au nord a subi un tremblement de terre, puis un tsunami ravageur et maintenant une crise nucléaire exceptionnelle, il continue à "vouloir vivre normalement", conformément à "ce qui doit être" et conformément à son génie national.

3/ Venons en à la résilience. De l'ouvrage de Joseph Henrotin, dont j'avais rendu compte, je me souviens de deux choses :

  • les difficultés interviennent vraiment quand la population est totalement surprise: les attaques sur Londres de 1917 ont provoqué plus de dégâts que la campagne aérienne de 1940 : pour cette dernière, la population savait que "ça allait mal se passer". C'est un peu le même sentiment qui doit animer les Japonais actuellement, même si on ne sait si cette attitude tiendra si ça va de mal en pis, ce qui est le scénario depuis une semaine, maintenant.
  • le gouvernement doit "gérer la crise" avec une politique habile de communication et la mobilisation de tous les moyens. Il semble qu'en l'espèce, le gouvernement japonais touche ses limites. Déjà, l'État japonais n'est pas réputé pour sa grande réactivité ni pour la stabilité de son système politique, et le gouvernement actuel connaissait de grandes difficultés politiques juste avant la crise. Sa communication de crise paraît erratique. Surtout, la fierté japonaise empêche visiblement de poser des diagnostics réalistes, ce qui empêche par voie de conséquence d'évaluer les solutions possibles. L'absence de sollicitation des aides étrangères illustre cet état d'esprit, tout comme le sentiment qu'il donne d'être toujours en retard d'une décision dans le traitement des difficultés nucléaires à Fukushima.

La conclusion est paradoxale : en terme de résilience (et je rappelle à nouveau mes réticences envers l'utilité pratique de cette notion), la population japonaise donne l'impression de mieux réagir que son gouvernement !

NB: j'ai commencé la lecture de "Géopolitique du Japon" de Barthélémy Courmont, chez Artège, qui me semble indispensable ces temps-ci

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 16 mars 2011, 21:55 par

Ce que dit Jacques Lecomte est exact à condition de prendre « l’homme » au sens de « l’individu ».

Ce sont les foules qui paniquent, et plus généralement les ensembles humains non structurés ou mal structurés (c’est d’ailleurs la grande faiblesse des bandes armées face aux troupes disciplinées).

C’est le moment d’évoquer Jupiter Stator http://fr.wikipedia.org/wiki/Temple... mais aussi la maladresse de l’ambassade de France qui donne ouvertement une consigne d’évacuation, relayant les consignes de nos ministres plus soucieux de se couvrir par le « principe de précaution » que d’aider, si peu que ce soit, à éviter la panique : les étrangers qui sont au Japon sont capables de savoir ce qu’ils doivent faire et il est inutile de sonner le tocsin spécialement pour les Français, ils ne sont pas plus idiots que les autres.

La légende dit que Jupiter Stator immobile sur l’itinéraire de repli, ou plutôt de débandade, de l’armée romaine qui était sans doute mal structurée ce jour-là, arrêta ainsi la fuite de celle-ci. Dans les moments d’inquiétude, il faut que quelqu’un joue le rôle de Jupiter Stator et serve de point de référence : Gallieni en 1914, Churchill en 1940, l’article 16 dans notre Constitution.

Si l’on en croit notre presse qui titre « un Empereur bien silencieux », personne ne jouerait aujourd’hui au Japon le rôle d’anti-panique. Pourtant il n'y a pas de panique : ça signifie qu’il y a un Jupiter Stator même si la culture japonaise est loin de la culture latine.

L’Empereur a fait à la télévision un communiqué très modéré, suffisant sans doute pour le public japonais et justement efficace parce que modéré. Mais visiblement insuffisant au goût de nos journalistes qui goûtent moins la recherche d’efficacité face à la catastrophe que les comportements spectaculaires.

2. Le mercredi 16 mars 2011, 21:55 par Charlotte Nel

"Résiliance" ... "Jupiter Stator" ... Effectivement nous pouvons poser nos analyses, tenter de rattacher cet évêment qui saisit d’effroi la Terre entière à de belles réflexions intellectuelles .
Ne serions-nous pas tous des statues de sel aujourd'hui ?
Là-bas, les japonais, ahuris, continuent comme des fourmis à méthodiquement combler les brèches d'une fourmilière ravagée et nous autres, stupéfaits, nous nous arrimons à nos penseurs, nos journaux ...
Il semble que nous arrivions à un véritable réveil des consciences. La crise économique ne suffisait pas, la nature aurait-elle décidé de nous secouer ?
Certes, on peut constater que la civilisation japonaise offre, en apparence, plus de résistance de la part de son peuple que d'autre . Mais à Haîti aussi, on vit la dignité et le courage quant au travail, il ne pouvait en être vraiment question. le chômage, la pauvreté et surtout le fatalisme qui emprisonnaient les haïtiens ne prêtaient pas à ce genre d'observation ...
Le Japon est un pays riche, les japonais ont conscience de leur valeur et nous devons les saluer aussi pour cela, mais ne serait-ce pas justement ce formidable besoin d'être les meilleurs qui leur permet d'être aujourd'hui aussi exemplaires et de continuer à vouloir vivre au delà des menaces ?
égéa : chère Charlotte, vous avez raison de nous rappeler qu'Haïti ausi a connu un drame.

3. Le mercredi 16 mars 2011, 21:55 par behachev

Cette réticence à utiliser le terme de résilience vient sans doute du fait que l'idée, originellement mécanique, est en soit généralement mal comprise. Le concept s'adresse à la tenue au choc et non la tenue à une contrainte. La brièveté du facteur temps est fondamentale à l'idée de résilience.

Aussi à J+5, on ne peut que seulement parler de résilience à l'événementiel :
Après trois premiers chocs (le tremblement de terre, le raz-de-marée et l'accident nucléaire), les japonais et la société japonaise ont été assez résilients pour ne pas arriver à la rupture (panique, défaillance de l'Etat,...). Néanmoins insuffisamment résilients pour que cela ne laisse pas de profondes séquelles.
(la "limite élastique" à été dépassée)

Reste la question de la tenue à un potentiel 4ème choc avec la possible catastrophe nucléaire.

Quant à la question de la résilience du Japon (Etat, société, population) à cette semaine noire de crises, on ne pourra en discuter que dans quelques années au bas mot.

4. Le mercredi 16 mars 2011, 21:55 par boris friak

La résilience du "troisième type", c'est à dire ni celle de la physique des matériaux ni celle de la psychologie, mais celle du Livre blanc est facilitée par l'action efficace, rapide et déterminante des services publics.

On ne manquera pas de critiquer à outrance la gestion de crise du gouvernement japonais.
Alors que les ministres d'un pays que nous connaissons et aimons bien se mettent à balbutier des inepties lorsque se produisent des chutes de neige, comparables à celles de ce mercredi au Japon..., les forces d'auto défense ont su déployer 100.000 soldats à J + 3.

Les rédacteurs du Livre blanc et les français attendent-ils vraiment une capacité identique de la part de leur armée ?

La culture du risque et la maîtrise des crises reposent sur des techniques, de l'anticipation et des exercices honnêtement "débriefés".

Mon sentiment est que le général Copel, au sein du haut comité pour la défense civile (site web très intéressant), prêche dans le désert depuis des années et que la France refuse de se préparer à être résiliente. Peut-être en se disant que, le jour venu, une bonne "com" suffira.

5. Le mercredi 16 mars 2011, 21:55 par yves cadiou

Excellente intervention de Charlotte Nel parce qu’elle nous rappelle la relativité de ce que nous écrivons ici : ce ne sont rien de plus que de « belles réflexions intellectuelles » face à un événement qui est supposé « saisir d’effroi la Terre entière ». Mais on peut entrer dans le concret, ce que je vais faire maintenant au regard de mon expérience professionnelle passée en Protection civile.

Concernant cet effroi supposé, je vais citer une fois de plus les Guignols de C+ : « vous regardez trop la télévision ». Lorsqu’on essaye de s’informer par l’audiovisuel, au bout de dix minutes on ne sait plus où on en est. Lorsqu’on essaye de s’informer par la presse écrite, on est toujours en retard de 24h, ce qui n’est guère rassurant non plus. Heureusement on a la Toile qui nous permet de nous informer sur des sites qui à la fois ne font pas de sensationnel et sont à jour.

Aujourd’hui il est clair que la presse classique peut chercher à nous refaire le coup de Tchernobyl (avril 1986) mais que, grâce à la Toile, ça ne marchera plus. Je peux vous parler des conséquences de Tchernobyl en France parce qu’à l’époque j’étais en préfecture, directeur départemental de la protection civile d’un département peu peuplé au centre de la France. Tchernobyl fut incontestablement une catastrophe, mais une catastrophe locale et non mondiale ni même européenne. Je dis bien LOCALE, comme Fukushima est une catastrophe locale dont nous ne subirons aucune conséquence physique en France, dom-tom inclus.

Le département dont je dirigeais le service de protection civile (j’en ai déjà parlé ici à l’occasion de la « guerre » des raffineries) http://www.egeablog.net/dotclear/in... , ce département n’était pas particulièrement exposé au risque radio-actif (pas d’installation nucléaire aux environs, pas de convois ferrés ni routiers transportant des matières radioactives en transit) mais mon service était équipé, comme dans tous les départements de France depuis les essais nucléaires américains et soviétiques fort polluants des années cinquante, d’un réseau de détection de la radioactivité atmosphérique. Ce réseau, nommé « radia-air », était (est sûrement encore aujourd’hui) parfaitement entretenu et constamment modernisé depuis sa mise en place. Il consiste en des compteurs reliés à des capteurs sur les toits de toutes sortes de bâtiments administratifs dispersés sur le département : sous-préfectures, hôpitaux, casernes de pompiers, établissements scolaires, mairies, etc. Dans mon petit département, ils étaient au nombre de vingt-cinq. Ces appareils étaient très sensibles : pour vous donner une idée de cette sensibilité, je me souviens que les capteurs détectaient mon approche parce que je portais une vieille montre phosphorescente aux sels de radium.

Lorsque l’accident de Tchernobyl s’est produit, j’ai fait régler mes radia-air à leur sensibilité maximale. Tous ceux qui, comme moi, avaient accès au réseau radia-air savent qu'aucun détecteur n’a signalé une radio-activité anormale durant toute cette période, nonobstant les racontars, rumeurs et fausses nouvelles.

Pourtant la presse, à l’époque, s’est plu à affoler le public. Peut-être souvenez-vous de cette formule percutante du « nuage qui s’est arrêté à la frontière » : c’est que les Allemands, sous l'influence des Grünen, se sont affolés alors qu’il n’y avait pas lieu.

Aujourd’hui encore, les supposés mensonges officiels sont un refrain qui revient. Mais les menteurs sont ceux qui accusent de mensonge. Ce qui est rassurant pour le présent et l’avenir, c’est que le même mensonge médiatique n’est plus possible désormais : en 1986, quelques uns comme moi ont pu rassurer des amis et des proches qui les interrogeaient. Pour chacun de nous c’était quelques dizaines de personnes qui pouvaient répéter l’info, mais la vérité n'avait que la force d'un murmure contre le tintamarre médiatique.

Aujourd’hui grâce à la Toile quelques centaines de gens, comme moi à l’époque (quelques dizaines par département), sont capables de diffuser des infos par mailing-list ou sur des blogs. Ces infos seront reprises sans déformation (copier-coller) avec indication de leurs origines, diverses et dignes de foi : fonctionnaires de préfecture, directeurs d’école ou d’hôpital, pompiers, gendarmes, stations météo, autant de gens qui n’ont aucun motif de mentir.
Par conséquent le bidonnage (pardon : l’intox) qui eut lieu à l’occasion de Tchernobyl en 1986 n’est plus possible de nos jours.

Mesdames et Messieurs les directeurs départementaux de la Protection civile, ainsi que vous les chefs d’établissement qui êtes équipés de capteurs radia-air auxquels vous n’avez peut-être pas prêté attention jusqu’à présent, on compte sur vous et sur la Toile pour rétablir la vérité quand des petits malins lanceront des bobards pour « saisir d’effroi la Terre entière ».

Fukushima, comme Tchernobyl en son temps, est certes une catastrophe mais LOCALE.

6. Le mercredi 16 mars 2011, 21:55 par

Un fort bon article.
Ici nous sommes bien dans l'information et non dans le journalisme, merci beaucoup.

Je ne vais pas en rajouter beaucoup ici, juste ce qui me semble important pour la compréhension des comportements au Japon, et sur l'aspect gestion de crise:
- La population étant beaucoup moins préparée à l'urgence nucléaire, il y avait un fort risque de panique, sur Tokyo les achats pour stocker de la nourriture ont causé des files d'attentes et de petites pénuries, pénuries qui ont été une des raisons principales pour les mères pour aller avec leurs enfants retrouver la famille dans les campagnes. Et non pas la peur des retombées.
- Après les premiers vents tournés vers les terres,quelques compteurs Geigers non officiels ont été mis en ligne de diverses manières, les résultats ont très fortement calmé les inquiétudes sur un potentiel mensonge d'état.
- Par ailleurs, le souhait de ne pas fuir correspond à une notion de corps, il ne s'agit pas le moins du monde de respecter une règle, mais de respecter son prochain. "Si je m'enfuis je ne respecte pas le travail des 50 de Fukushima" "Si je m'enfuis je risque de participer à la création d'un mouvement de panique". Ceci pour permettre de relativiser la pertinence de la référence à cette grande femme d'état francaise que nous avons dans les commentaires précédents.

NB: J'étais à Tokyo vendredi dernier dans les millions qui ont marché paisiblement pendant de longues heures vers leurs foyers.

7. Le mercredi 16 mars 2011, 21:55 par Jean-Pierre Gambotti

Les hasards de la lecture m’incitent à revenir sur le concept de résilience, intervention que je voulais éviter car, à mon sens, l’acception basique du Livre Blanc ne méritait pas que l’on s’écharpât entre egea.istes…Mais les bonnes feuilles publiées dans Le nouvel Observateur de deux livres posthumes de Claude Lévi-Strauss qui rassemblent des textes et conférences sur la civilisation japonaise, tout en me renvoyant à mon inculture, m’ont poussé à m’interroger sur la résilience des Japonais et du peuple japonais.
S’appuyant sur des faits de la vie quotidienne et des particularités de la langue parfaitement établis, page 137, Lévi-Strauss assure que « l’anthropologue se refusera à considérer ces menus faits comme des variables indépendantes, des particularités isolées. Il sera au contraire frappé par ce qu’ils ont de commun. Dans ces domaines différents et sous des modalités différentes, il s’agit toujours de ramener vers soi, ou de ramener soi-même vers l’intérieur. Au lieu de poser au départ le «moi » comme une entité autonome et déjà constituée, tout se passe comme si le Japonais construisait son « moi » en partant du dehors. Le « moi » japonais apparait ainsi non comme une donnée primitive, mais comme un résultat vers lequel on tend sans certitude de l’atteindre. » Rien de plus différent en quelque sorte que « l’âme occidentale » et « l’âme japonaise » et la question qui vient à l’esprit, c’est quid de la résilience dans ces circonstances où le « moi » se construit par le travail de forces centripètes, c'est-à-dire par l’agglutination de ce qui vient de l’extérieur. Sans avoir, bien entendu, la prétention d’apporter une réponse, on peut avancer l’hypothèse que le courage du peuple japonais et le courage des Japonais face aux cataclysmes sont de même nature parce que le « moi »individuel est directement le produit de la psyché collective et que ce faisant la panique, l’égoïsme et le sentiment d’impuissance se déchainent d’autant moins que l’individu est la pluralité.
Ainsi la résilience des uns participe-t-elle à la résilience de l’autre et réciproquement. Mais il faudrait aller plus loin dans cette hypothèse et vérifier la validité d’autres concepts de la théorie de Boris Cyrulnik, identifier le tuteur de résilience et apprendre à se battre contre les murmures des fantômes quand c’est le peuple tout entier qui a été traumatisé. Démarche pas aussi inutile et dérisoire, même pour la très cartésienne approche de la résilience proposée dans notre Livre Blanc.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

égéa : deux commentaires au commentaire

1/ Pourquoi les Japonais ont ils choisi de modèle occidental, et comment expliquer qu'ils y aient réussi ?

2/ Joseph Henrotin viendra animer le prochain Café stratégique, le 28 avril, pour parler de résilience stratégique : occasion d'approfondir ces questions.

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