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Frontières naturelles : Discours de Danton

On attribue souvent la théorie des frontières naturelles à Vauban : pourtant, ce n'est pas le cas, elle date en fait de la révolution, et d'un bref discours de Danton que je vous donne ci-dessous, ainsi que quelques commentaires....

source

XI. SUR LA RÉUNION DE LA BELGIQUE A LA FRANCE (discours du 31 janvier 1793)

Ce n'est pas en mon nom seulement, c'est au nom des patriotes belges, du peuple belge, que je viens demander aussi la réunion de la Belgique. Je ne demande rien à votre enthousiasme, mais tout à votre raison, mais tout aux intérêts de la République Française. N'avez−vous pas préjugé cette réunion quand vous avez décrété une organisation provisoire de la Belgique. Vous avez tout consommé par cela seul que vous avez dit aux amis de la liberté: organisez−vous comme nous. C’était dire: nous accepterons votre réunion si vous la proposez. Eh bien, ils la proposent aujourd'hui. Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points: à l’Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. On nous menace des rois!

Vous leur avez jeté le gant, ce gant est la tête d'un roi, c'est le signal de leur mort prochaine. On vous menace de l'Angleterre! Les tyrans de l'Angleterre sont morts. Vous avez la plénitude de la puissance nationale. Le jour ou la Convention nommera des commissaires pour savoir ce qu'il y a dans chaque commune d'hommes et d'armes, elle aura tous les Français. Quant à la Belgique, l'homme du peuple, le cultivateur veulent la réunion. Lorsque nous leur déclarâmes qu'ils avaient le pouvoir de voter, ils sentirent que l'exclusion ne portait que sur les ennemis du peuple, et ils demandèrent l'exclusion de votre décret. Nous avons été obligés de donner la protection de la force armée au receveur des contributions auquel le peuple demandait la restitution des anciens impôts. Sont−ils mûrs, ces hommes−la?

De cette réunion dépend le sort de la République dans la Belgique. Ce n'est que parce que les patriotes pusillanimes doutent de cette réunion, que votre décret du 15 a éprouvé des oppositions. Mais prononcez−la et alors vous ferez exécuter les lois françaises, et alors les aristocrates, nobles et prêtres, purgeront la terre de la liberté. Cette purgation opérée, nous aurons des hommes, des armes de plus. La réunion décrétée, vous trouverez dans les Belges des républicains dignes de vous, qui feront mordre la poussière aux despotes. Je conclus donc à la réunion de la Belgique.

Georges Jacques Danton. (texte extrait de cette page)

1/ On est de prime abord frappé par la concordance des dates : ce discours intervient 10 jours à peine après la mort du Roi. Ce n'est pas anodin : alors que jusque là, l'unité du pays était fondée sur le lien personnel entre le peuple et son souverain, soudainement, il faut trouver un autre fondement à l'unité nationale. Ce sera la "nation". Mais alors que le cri de "vive la Nation", lancé à Valmy en 1792, était un cri universel (puisque le roi vivait), voici qu'il va désormais falloir définir ce qu'est "être français". C'est pourquoi le discours de Danton est si important : il essaye de justifier géographiquement, naturellement, géographiquement, la qualité de la citoyenneté française.....

2/ Certes, des géographes du XVIII° avaient évoqué cette notion de bassin versant : on pense (grâce à cette discussion) à Philippe Buache ou à Turgot (voir notamment cette très intéressante esquisse de "Géographie politique" que je viens de découvrir...). Il reste que la postérité politique est due à Danton : c'est lui qui, politiquement, invente la frontière naturelle.....

3/ Il n'est d'ailleurs pas anodin que cette théorie soit évoquée au moment de justifier l'annexion de la Belgique à la France : alors, il s’agissait d'aller jusqu'au fleuve, puisque la Flandre n'existait pas en tant que telle. C'est à mettre en perspective avec la situation actuelle ou des Wallons évoquent un rattachement, tandis que des Flamands évoquent une sécession de la Belgique.... Mais aujourd’hui, ce n'est plus le facteur naturel qui joue, comme en 1793, ni même le facteur religieux, comme en 1830, mais le facteur linguistique, désormais pensé comme "central".

4/ A ceci prêt que comme dans bien d'autres régions d'Europe, la langue dominante au moment de la constitution nationale est parlée par une classe sociale et des urbains, et une autre langue (ou un patois) par une classe inférieure et souvent rurale.... Autrement dit, l'unité linguistique (hussards noirs de la III° république en France, Francophonie wallone en Belgique) est une création extrêmement moderne...... et non un simple héritage qui justifierait tout..... Autrement dit encore, l'unité est d'abord un acte politique, une volonté.

Mais il faut peut-être un peu d'audace pour dire de telles choses. De l'audace ? encore ? toujours ?

ça me rappelle quelqu'un....

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 1 mai 2011, 18:44 par yves cadiou

Encore un billet qui fait réfléchir, excellent pour gymnastiquer les neurones. On a déjà parlé sur ce blog de la notion de « frontières naturelles » mais on peut y revenir.

Dans l’idée de Danton, comme d’ailleurs dans celle de Vauban auparavant, il s’agit probablement de rechercher des lignes de terrain qui seront favorables à la défense : « on nous menace des rois ! ». Frontière = affronter.

Dans ce discours la nouveauté de Danton par rapport à Vauban c’est qu’il se montre à la fois idéologue et nouveau stratège. Idéologue parce qu’il veut faire coïncider les données de la géographie physique (montagnes, mers, fleuve) avec une donnée morale (la Nation). Nouveau stratège parce que certainement il a l’intuition que si l’on doit gérer des hostiles agressifs à l’arrière de la ligne de défense, il faudra faire de la contre-insurrection comme on en a fait dans l’Ouest contre les Chouans les deux années précédentes : il faut donc recruter des partisans en Belgique en jouant sur les clivages sociaux qui sont le fonds de commerce des révolutionnaires. Somme toute, Danton est encore d’actualité en notre époque qui peine à faire fonctionner la COIN sans renier Lafayette.

Quant aux « frontières naturelles », on a déjà dit sur ce blog la difficulté d’utiliser les données de la géographie physique pour séparer des groupes humains : le fleuve est une voie de communication et d’échange gagnant-gagnant (Lutèce, Lyon, Nantes…) ; si le fleuve n’est pas navigable (Rhône, Loire) sa vallée en est une. La Manche est une coupure pour le stratège mais une route pour toutes sortes d’échanges : voyez comme les Calaisiennes ont des airs de petites Anglaises.

Alors, dira-t-on, si la coupure humide ne convient pas comme frontière peut-être la ligne de crête conviendra ? Guère mieux. Les lignes de partage des eaux ne sont pas convaincantes non plus pour créer des séparations : écoutez l’Autriche où l’opéra italien devient allemand avec Mozart.

Et en parlant d’Italie : voilà un pays que la géographie physique semble entourer de frontières naturelles incontestables. Pourtant ce pays peine à trouver une unité nationale dont il rêve encore parfois en écoutant Verdi (acronyme de « Victor-Emmanuel Roi D’Italie » lorsque le pays était sous la domination de l’Autriche).

De même la Grande-Bretagne pourrait elle aussi se considérer comme une Nation avec des frontières naturelles sur une même île et avec une même langue (je reviendrai une autre fois sur la linguistique). Mais non : le Tournoi des six nations est là pour nous rappeler que trois d’entre elles n’en font pas une et contredisent la géographie physique.

Pour conclure sur l’audace parce que, d’après Audiard, c’est à ça qu’on reconnaît certains, on a toujours intérêt à donner raison aux rugbymen même s’ils contredisent Danton.

2. Le dimanche 1 mai 2011, 18:44 par

Bon, Danton n' est qu'un lointain écho de Jules César. Ce dernier, en inventant la Gaule (et donc la France, puisqu'il est bien lu et que l'on cherche à lui ressembler à la cour royale à la fin du Moyen-Âge) décrit les frontières au tout début de son "Commentaire à la guerre des Gaules" (De Bell. I, 1):

(1) Toute la Gaule est divisée en trois parties, dont l'une est habitée par les Belges, l'autre par les Aquitains, la troisième par ceux qui, dans leur langue, se nomment Celtes, et dans la nôtre, Gaulois. [...]5) Le pays habité, comme nous l'avons dit, par les Gaulois, commence au Rhône, et est borné par la Garonne, l'Océan et les frontières des Belges ; du côté des Séquanes et des Helvètes, il va jusqu'au Rhin ; il est situé au nord. (6) Celui des Belges commence à l'extrême frontière de la Gaule, et est borné par la partie inférieure du Rhin ; il regarde le nord et l'orient. L'Aquitaine s'étend de la Garonne aux Pyrénées, et à cette partie de l'Océan qui baigne les côtes d'Espagne ; elle est entre le couchant et le nord.
(L'auteur, qui dit la diversité des Gaules, se contredit dans un chapitre ultérieur)

Comme toute frontière, cette dernière recelle un minimum d'artificialité (c'est à dire humaine) puisque les frontières ainsi décrites coupent en deux des cités celtiques (culturellement, rien ne change entre la rive droite du Rhin et la gauche). Il fallait qu'à Rome on comprenne bien que la conquête avait été totale. Mais comme César n'a pas conquis toute la Celtique, il a fallut délimiter sa partie occidentale, la Gaule.
égéa : plusieurs objections : comme chacun sait, la Guerre des gaules est divisée en plsuieurs livres, chaque livre retraçant une année. Donc, au début du bouquin, on est en début de campagne (de mémoire en 59). Il y a donc des Gaules. Et justement, une des Gaules est déjà romaine, l'autre en partie..... Il n'y a donc aucune unité "politique" puisque c'est de cela qu'il s'agit, lorsqu'on parle des "frontières".
En revanche, évoquer les aires de peuplement gaulois, de façon "anthropologique",  permet de décrire un "cadre" et explique donc l'usage du mot bornes.
Autrement dit, méfions nous de la lecture que nous faisons des mots....

3. Le dimanche 1 mai 2011, 18:44 par Christophe Richard

Bonsoir,

Ce texte illustre parfaitement le cheminement historique de la construction française d'Etat Nation, l'Etat préexiste à la nation, qui est construite politiquement. si Danton propose le rattachement, c'est d'abord parceque celui-ci est possible, mais dans le même temps, cela constitue une rupture avec le droit des gens européen tel qu'il est couramment pratiqué en europe. En effet, il ne s'agit pas d'annexer un territoire par traité de paix, mais d'assimiler de fait une population appelée à se fondre dans un peuple porté par l'idéologie révolutionnaire. Danton parle d'ailleurs d'en faire des républicains, la question d'en faire des Français ne se pose pas vraiment semble-t-il, cela ira de sois-même (après tout, les Belges étaient alors sous la souveraineté de l'Autriche...)
Les frontières naturelles sont donc effectivement une idée géopolitique d'abord portée par l'Etat, (celui qui dispose du monopole de la violence légitime) qui cherche a assoire son "empire" là ou cela est possible et utile, délimiter un dedans politique cohérant à même de soutenir une position forte contre le dehors politique.

C'est sans doute trés schmittien, mais on ne se refait pas!

Bien cordialement

égéa : c'est sûr que je reconnais l'amateur de Carl Schmitt......

4. Le dimanche 1 mai 2011, 18:44 par

Je ne sais pas si l'on peut appeler Gaule romaine la Provence actuelle au en 59 av. J.-C.. Dans mon esprit il existe une "provincia narbonensis" créée pour faire le lien entre l'Italie et l'Espagne et le terme Gaule romaine n'apparaîtrait qu'au XIXe siècle, plus comme construction intellectuelle que constatation épigraphique. Mais je n'ai pas vérifié.

Pour ce qui est des années et de l'écriture du livre, on sait que César se base sur les rapports annuels qu'il fait au Sénat. Mais on ne peut exclure une mise en forme a posteriori, afin de rendre plus lisibles son récit (et ainsi martyriser des générations d'élèves sur plusieurs siècles).

égéa : moi pas martyr. De mémoire, il y avait deux provinces romaines sur le territoire de "la Gaule" : une qui allait jusqu'à Marseille, assez ancienne, l'autre narbonnaise qui reliait à l'Espagne, plus récente. Bref, César n'est pas "parti de rien". Quant à la mise en forme, oui, je veux bien le croire : il reste que l'articulation de la GDG est annuelle, si ma mémoire est bonne. Mais égéa n'a encore jamais été martyrisé....

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