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Asymétrie historique

Regardant ce soir le journal TV (j'entends déjà vos lazzis : mais pas de presse à cause de la grève, il faut bien s'informer), j'entends un ministre algérien expliquer : "Il faut tourner la page, mais pas la déchirer". La formule est très belle, et excellente, car elle pose la question du lien national à l'histoire. De façon plus générale, comment expliquer la permanence des ressentiments chez beaucoup d'anciennes colonies, devenues indépendantes depuis maintenant cinquante ans ? Peut-être est-ce dû, entre autres raisons, à une asymétrie historique.

source

1/ En effet, la France, tout comme les "vieilles" nations d'Europe, se flatte d'une histoire ancienne et pluriséculaire. Beaucoup d'avanies, beaucoup de triomphes, et l'alternance de pages brillantes comme de pages claires qui habitue au contraste et, finalement, à la nuance. Du coup, le rapport à l'histoire de la colonisation -et de la décolonisation, qui a été douloureuse dans le cas français- peut être relativisé, même s'il comporte encore beaucoup d'affects.

2/ Il n'en est pas de même pour beaucoup de nations décolonisées. Certes, elles existaient auparavant, et ce n'est pas la colonisation qui leur a apporté l’histoire : Le développement des études historiques africaines est là pour le prouver. Toutefois, la colonisation a importé un modèle étatique qui n'existait pas auparavant : et d'une certaine façon, en accédant à l'indépendance, si les nouvelles nations se libéraient, elles conservaient une matrice "occidentale" qui était nouvelle, et moderne. En ce sens, ces Etats sont nouveaux. Dès lors, même si la Nation est plus ancienne, le sentiment étatico-national est récent qui seul permet de transcender les différences ethniques préalables dans une citoyenneté nouvelle.

3/ Au fond, l'histoire des uns, trop récente, se compare mal à l'histoire des autres, très ancienne. Il y a asymétrie historique, ou plus exactement asymétrie de la conscience historique. Autant l'un peut se permettre de relativiser compte tenu de la longue histoire passée, autant l'autre prend tout à cœur et ressent tout événement comme important, au regard de son histoire vécue comme récente. C'est d’ailleurs pourquoi l'histoire pré-coloniale est si nécessaire, car elle permet une prise de distance psychologique avec l'ex-colonisateur.

4/ Ainsi, très souvent, le sentiment national ne pouvait naître que de l'opposition à l'ancien colonisateur. C'est ainsi qu'il faut comprendre une bonne part de l'attitude algérienne depuis l'indépendance et jusqu'à récemment : elle avait besoin de magnifier cette lutte de décolonisation pour perpétuer l'Etat. L'Etat trouve ses racines dans son indépendance, et il est logique que très souvent, les fêtes nationales des décolonisés soient la date anniversaire de leur indépendance. Mais cela explique aussi que le temps passant, les sentiments s'émoussent à mesure que les protagonistes s'éteignent. Et pour reprendre le cas de l'Algérie, nous observons actuellement ce processus, qui explique la déclaration du ministre algérien, prononcée à l'occasion de la visite de Jeannette Bougrab, ministre de la République et fille de harki.

5/ Le temps apaise les cicatrices car il réduit l'asymétrie historique, et permet une convergence des relativisations. C'est fort bien ainsi.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 11 octobre 2011, 21:06 par idioma

En voyant la photo avec une belle faute d'orthographe et nos 3 amis bien en place j'ai cru reconnaître Mr Legitimus et les inconnus dans leur sketch des "branleurs", je dois être torchon chiffon carpette"...
J'ai aussi aimé la formule du ministre de la jeunesse et des sports mais je m'interroge sur un point : la focalisation sinusoïdale sur l'ex-colonisateur n'est-elle pas la soupape de sûreté d'un pouvoir violent? Le père de notre ministre, interdit de séjour en Algérie est-il réellement plus dangereux que le pouvoir en place? La belle formule du ministre perd de sa superbe.
Il a du oublier les pages collées ou non renseignées par ses compères.

2. Le mardi 11 octobre 2011, 21:06 par Starshiy

Bonjour
le cas de l'Algérie d'aujourd'hui est vraiment particulier.
L’apparition d'un état "algérien" date de ...1830. Avant cette période, le pouvoir était disséminé dans une foultitude de potentats locaux. On peut rappeler que le pouvoir effectif du dey d'Alger s'arrêtait aux murailles de la ville à l'époque de la conquête.
On peut en avoir pour preuve les tensions toujours fortes qui existent en Kabylie ...

3. Le mardi 11 octobre 2011, 21:06 par

Allant dans le même sens que l’hypothèse d’Olivier Kempf, l’on peut observer les cas où l’indépendance s’est bien ou mal passée dans nos ex-colonies d’Afrique Noire : l’indépendance s’est bien passée quand on a tenté de renouer avec l’histoire ancienne et qu’un chef traditionnel et respecté a succédé au pouvoir colonial. Houphouët-Boigny en est le meilleur exemple (la situation n’a commencé à se dégrader en CI que vers la fin de son règne après trois décennies) http://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A...

La tentative de renouer avec l’histoire précoloniale se retrouve aussi dans les appellations : c’est ainsi que l’ancien « Soudan français » est devenu le Mali. Je ne sais pas si l’on peut dire « redevenu » car le territoire n’est pas exactement le même que celui du Mali précolonial, mais l’adoption de ce nom témoigne de l’intention de renouer avec une vieille histoire.

Le Tchad offre l’exemple inverse : alors que c’était le seul pays où les frontières coloniales ne séparaient aucune ethnie, il n’a pas renoué avec son histoire ancienne parce que la décolonisation a consisté à remplacer le colonisateur par une « administration tchadienne » vaguement copiée sur la nôtre et qui n’avait aucune racine historique ni traditionnelle locale. Peut-être l’erreur nous est-elle imputable parce qu’à l’époque nous avions beaucoup d’autres problèmes, y compris en France même. Au Tchad, c’est une lacune que nos troupes connaissent bien : elles ne négligent jamais de prendre contact avec les chefs traditionnels locaux et de solliciter leur avis autant que celui des préfets et sous-préfets. On observe d’ailleurs que les chefs traditionnels ne s’enfuient pas en cas de danger, au contraire des chefs administratifs qui sont les premiers à quitter les lieux.

4. Le mardi 11 octobre 2011, 21:06 par Daniel BESSON

Bonjour ,
plusieurs remarques
1- Effectiverment , concernant l'histoire pré-coloniale , il faut par exemple lire la serie d'articles publiès par Kotto Essome dans Science et Vie au début des années 80 pour constater que l'Afrique a une histoire pré-coloniale et que des structures étatiques , différentes de celles importées par les colonisateurs , y existaient .
2- M. Ferhat Abbas , et donc les chefs politiques de la Révolution Algérienne , étaient conscients de cette assymétrie historique . Voir sa tirade sur " L'Algérie que je n'ai jamais rencontré , même dans les cimetières " .
3- On ne peut pas reprocher aux états issus de la decolonisation ce qui a été utilisé en Europe par exemple : La constitution d'un " mythe national "ou d'une " legende nationale " .
Signalons le cas de la Grêce , de l'Italie et de l'Allemagne qui sont des états qui ont sur leur formes modernes , moins de deux siècles . La Grêce a utilisé le mythe de la Grêce Antique et de l'Hellenité et les patriotes Allemands de la fin du XIX éme siècle faisaient référence à Arminius écrasant les légions Romaines en présentant sa victoire comme une victoire de la " Germanité " sur la " Romanité " colonisatrice !
http://de.wikipedia.org/wiki/Herman...
4- Ce n'est pas uniquement le cas de l'AFN . Le " 5 de mayo " par exemple constitue ainsi un des élèments clefs de la " légende nationale Mexicaine " et de l'identité Mexicaine .
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cinco_...
http://es.wikipedia.org/wiki/Batall...
Ici on rentre dans un autre domaine que vous evoquez : La persistence de la mémoire historique .
Les prises de position condescendantes du gouvernement Français dans une affaire impliquant une ressortisante Française emprisonnée au Mexique , les propos de M.Sarkozy parlant de la " grandeur d'un pays qui se mesure à sa capacité à participer à des OPEX " devant le Parlement Mexicain ont ranimè au Mexique le souvenir de l'intervention de Badinguet .
Or , on ne parle jamais de la guerre de 1870 entre la France et la Prusse lorsque M.Sarkozy et Mme Merkel sont en désaccord ou lorsque l'on évoque " l'arrogance Allemande " .
Nos chefs politiques et leurs conseillers ne peuvent se faire à l'idée que le monde ne partage pas leur vision a-historique ou post-historique .
5- Un autre exemple comparable à l'Algérie que vous évoquez ce sont les états issus de la dislocation de l'URSS qui doivent se forger un " mythe national " , ce qui explique les relations tendues entre la Russie et certains de ces états .Le cas typique est la Géorgie qui se forme une identité nationale dans sa lutte " pluriséculaire " contre la Russie plutôt que de faire référence à des structures étatiques Géorgiennes datant de plusieurs siècles .

Tres Cordialement
Daniel BESSON

5. Le mardi 11 octobre 2011, 21:06 par

"Or , on ne parle jamais de la guerre de 1870 entre la France et la Prusse lorsque M.Sarkozy et Mme Merkel sont en désaccord ou lorsque l'on évoque " l'arrogance Allemande " ."

Il faut dire qu'il y a eu deux guerres mondiales entre temps, qui ont duré plus de deux mois, avec des dégâts tout autres.
C'est plus l'arrogance française que l'on évoque ... et la rigidité allemande bien entendu.

Pour ce qui est du cas F. Cassez, cela n'aurait jamais du arriver au niveau présidentiel. Les chancelleries auraient pu arranger les choses mais à partir du moment où on rappelle publiquement les faiblesses d'un pays (réelles ou supposées), il faut pas s'étonner que ça braque, sans même devoir rappeler des événements du XIXe siècle.

6. Le mardi 11 octobre 2011, 21:06 par oodbae

Bonjour,

Peut-être pourrait on modelliser la relation avec les ex-colonies comme un relation parent-enfant, plus précisemment, comme une relation d'adolescent-jeune adulte à un parent. On pourrait alors différencier les colonies, dont les peuples ont survécu au colonisateur telles celles en Afrique, et celles dont les peuples indigènes furent exterminés, notamment celles d'Amérique, et modelliser cette différence comme l'équivalent d'une relation au parent adoptif ou au beau parent dans le cas des colonies africaines, d'une relation au parent génital dans le cas des colonies américaines.
La défiance est souvent plus vive envers les beaux-parents qui n'ont pas la légitimité d'un parent génital, d'autant plus quand ceux-ci veulent s'imposer comme des parents légitimes. De même, les pays dont le sentiment national ou les sentiments tribaux ont été réprimés par le colonisateur sont d'autant plus enclins à rejeter toute ingérence de l'ex-colonisateur, politique comme culturelle.

Par ailleurs,
si on caractérise une "revolution" d'indépendance comme un acte politique irrationnel, la normalisation progressive des relations politiques avec l'ex-colonisateur pourrait être comprise comme une reprise progressive du dessus par les actes politiques rationnels. Pourquoi une révolution d'indépendance serait irrationnelle? je ne sais pas :-) Mais beaucoup de gens perdent beaucoup dans ces révolutions en général, et pourtant elles ont lieu. Dans le cas de l'URSS, les anciennes républiques satellites et du pacte de Varsovie ont souffert d'une crise économique grave durant les années 90 et d'une dégradation des services publics. Le gain de l'indépendance n'a pas du paraître tout de suite évident à la majorité de la population.

Cordialement,

Oodbae

7. Le mardi 11 octobre 2011, 21:06 par oodbae

Est-ce que cette tendance à l'érection d'un mythe national est une marque de plus de l'influence occidentale? Est-ce que les états asiatiques ou moyen-orientaux entretiennent aussi ces mythes nationaux?

cordialement,

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