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Le mercredi des cendres (Percy Kemp)

Je croyais vous en avoir déjà parlé, et je ne retrouve pas. Donc, Percy Kemp est probablement le meilleur auteur de polar d'espionnage actuel. Et son dernier opus vaut le détour. Une petite fiche de lecture car ça fait quelques éternités que je ne vous en ai pas proposé, alors pourtant que je n'ai pas arrêté de lire...

1/ L'ouvrage est divisé en trois parties. La première, la plus longue, raconte l'histoire d'un otage anglais en Irak, et son dialogue avec son geôlier. La deuxième expose son installation aux Etats-Unis après sa libération. Et la troisième, brève et courte, nous donne le résultat de la machination : déjouée, ou pas ? On est loin du style haletant des romans américains : au contraire, que de la subtilité et de l'esprit. Amateurs de Tom Clancy (j'en suis, du moins des premiers), vous avez ici un genre totalement différent.

2/ Le héros habituel de Kemp, Boone, apparaît mais ne joue pas un rôle central : c'est presque dommage tellement la personnalité de ce oisif professionnel et snobo-oriental était attachante : ceux qui n'ont pas lu "Le Muezzin de Kit Kat" ne savent pas ce qu'est l'espionnage post guerre froide, post 11 septembre, et ultra hilarant. C'est incontestablement le meilleur roman d'espionnage des dix dernières années.

3/ Celui du jour, "Le mercredi des cendres" est plus grave. Autant il y avait une espèce de jubilation dans les œuvres précédentes de Kemp, autant celle-ci permet d'exposer des observations plus graves. Kemp est en effet un Libano-anglais, doué des deux subtilités d'Oxford et de Beyrouth, doté des deux identités, et utilisant le roman pour dire plaisamment des choses profondes.

4/ Car voici le prétexte à une profonde méditation sur l'Occident, beaucoup plus que sur l'islam : au fond, pour Kemp, et contrairement à ce que beaucoup prétendent, la question n'est pas celle du rapport de l'islam et de la laïcité. C'est celle des motifs de l'Occident, question furieusement actuelle. Comme beaucoup, Kemp est pessimiste. Mais un pessimisme appuyé sur une profonde acuité psychologique, qui en fait le digne fils de John Le Carré. Et avec des considérations sur le sens des événements géopolitiques qui constituent un formidable révélateur des tendances actuelles.

5/ Au fond, Kemp interroge le rapport entre domination, violence et hégémonie culturelle. Son roman est l'histoire d'un retournement de la dialectique habituelle : et en fait, il ne fait que prolonger les tendances qu'on a vues depuis dix ans. En cela, il est inquiétant, mais terriblement véridique.

6/ Exemples :

  • A propos des attentats suicide : En y réfléchissant, vous verres que si vous les rejetez c'est autant - si ce n'est plus- pour ce qu'ils se font subir que pour ce qu'ils font subir à d'autres. Comme l'église catholique, vous considérez les suicidés comme une pire engeance que les meurtriers.
  • à propos des victimes : En réalité, ce qui fait d'eux des innocents, c'est tout simplement le fait qu'ils ne voulaient surtout pas mourir. C'est cela qui les unit et les différencie des terroristes. Est innocent, aux yeux d'une société qui fait de l’élixir de jouvence une nécessité et de l'acharnement thérapeutique une vertu, celui qui cherche à rester coûte que coûte en vie. Est coupable, par contre, celui qui veut à tout prix mourir.
  • la césure n'est pas entre chrétiens et musulmans, pas même entre croyants et incroyants, mais entre croyants et savants. Croyants, nous doutons nécessairement, le doute ne pouvant être dissocié de la croyance; les savants, eux, ne doutent pas.
  • Tout en restant la même personne, j'aurais changé radicalement d'identité du jour au lendemain : j’étais un Russe, je suis devenu un Abkhaze; j'étais un Soviétique, je suis devenu une Caucasien; j'étais un communiste, je suis devenu un islamiste; j'étais un occidental, je suis devenu un Oriental; Comment cela se peut-il, sauf à dire que l'identité que j'avais et celle que j'ai eue par la suite sont aussi irréelles l'une que l'autre? Que la première aura été le fruit des croyances, spéculations, et ambitions de ceux qui ont pesé sur ma destinée, mon grand-père en premier, et que la seconde est née de ma seule volonté mue par mes propres frustrations et déceptions? En réalité, je ne suis pas plus un Oriental, un islamiste, un Caucasien, un Abkhaze aujourd’hui que je n'étais hier un Occidental, un communiste, un Soviétique et un Russe.
  • Il y a de cela presque un siècle, Gramsci élabora une notion très intéressante. Celle d'hégémonie culturelle. Par là il entendait le consentement spontané donné par le peuple aux grands orientations politiques et sociales dictées par le groupe dominant. (...) je me suis dit que s'il avait eu raison de penser qu'un groupe dominant n'exerçait la violence que lorsque son hégémonie culturelle était mise à mal, ne pouvait-on pas supposer qu'à chaque fois qu'il se verrait contraint d'user de la violence son hégémonie culturelle en pâtirait?.

Ainsi, un roman ambitieux, exigeant mais plein d'enseignements. Une distraction (roman du soir) qui maintient l'esprit en éveil. Et qui est terriblement actuel, puisqu'il fait le lien entre la période Huntington (qui a duré du 11 septembre à Lehman Brothers), et celle d’aujourd’hui qui est celle de la grande peur de l'Occident, celle où son monde vacille.

Un livre en phase, indispensable.

O. Kempf

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