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L'appel du petit large

Chacun connaît le mot de Churchill : "Sachez-le, général ! Chaque fois qu'il nous faudra choisir entre l'Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu'il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai Roosevelt". Il s'adressait à De Gaulle, la veille du débarquement en Normandie. Depuis, les observateurs et les Anglais ne cessent de reproduire cette saillie, credo géopolitique de l'Angleterre.

source Mais le grand large existe-t-il toujours ?

1/ Les théoriciens des RI connaissent depuis longtemps la théorie des cercles, pour expliquer les dispositifs de politique étrangère des nations : Il y aurait ainsi le cercle de l'environnement immédiat (pour la France : l'Europe), celui des partenaires stratégiques globaux (pour la France, le lien transatlantique) enfin et selon les moyens disponibles, le cercle des régions avec lesquelles l'histoire a laissé des liens forts (pour la France : l'Afrique francophone).

2/Adaptée à la Grande-Bretagne, cette théorie des cercles s'appliquait traditionnellement selon un ordre de priorité décroissant : 1/ Le cercle transatlantique 2/ le Commonwealth 3/ le cercle européen.

3/ Ainsi, on peut comprendre la position de D. Cameron à Bruxelles hier. Au fond, c'est vraiment un conservateur, car il ne s'agissait dans son esprit que de reproduire la grille traditionnelle. A ceci près que les deux premiers cercles ont perdu de leur superbe. Vous me direz, le troisième aussi : mais il a l'avantage d'être proche et, pour l'instant, de survivre. C'est l'inconvénient du conservatisme : son décalage avec l'évolution du monde.

4/ Plus sérieusement, les Brits ne cessent, depuis vingt ans, d'être mal à l'aise. Au fond, ils vivent encore plus mal que d'autres la fin du monde bipolaire. Ils n'ont jamais su trouver la bonne carburation. Car même eux ne croient plus à leur deuxième cercle, et ils se résolvaient à jouer entre le premier et le troisième. Problème : le premier s'éloigne de plus en plus et même pour l'Angleterre, l'Atlantique devient un océan. Le large s'en va au large. La grammaire churchilienne n'est plus adaptée au monde contemporain. De moins en moins.

5/ C'est pourquoi la Grande-Bretagne avait tenté une adaptation, selon deux lignes stratégiques :

  • la première consistait à coller à une mondialisation financière, et à faire de la City un paradis fiscal branché sur tous les câbles de la planète. Ce que ne pouvait plus faire la sterling, l'opacité financière et les complicités affairistes déployées dans les confettis de Britannia (Jersey, Caïman, Hong-Kong, Singapour, la Barbade....) y réussirait. C'est d'abord ça qu'a voulu défendre Cameron hier à Bruxelles : le privilège de la City d'être une extra-territorialité. Un capitalisme de connivence. Une société de privilégiés.
  • la deuxième consistait à jouer sur un élargissement sans fin en Europe, et donc à transformer l'UE en une grande AELE, où l'ingouvernabilité serait de mise, ne laissant de place qu'au grand marché. Et cela a fonctionné pendant dix ans : les Tchèques, les Polonais et autres Suédois relayant cette vue d'une "souveraineté" retrouvée, aux cris d'un libéralisme triomphant après l’oppression communiste.

6/ Las! la mondialisation ne séduit plus, et si chacun hurle sur la zone euro, tout le monde sait que la situation américaine ou anglaise est pire. Qu'on songe que les Anglais ont perdu 10% de pouvoir d'achat en trois ans, merci la récession et l'inflation qui tutoie les 5 % annuels ! Bref, la souveraineté a bon dos. Surtout que ce qui s'est joué hier, c'est l'abandon des suiveurs européens qui se sont tous ralliés au duo germano-français : certes, il n'est pas très plaisant mais au moins, les joueurs aperçoivent une porte de sortie : aller du côté anglais, c'était choisir l'isolement, donc la faillite. L’Angleterre n'est plus un modèle, et son check and balance habituel ("nouvelle Europe" contre noyau carolingien) n'a pas fonctionné.

7/ Surtout, la Grande-Bretagne se retrouve divisée, alors que chacun croit qu'elle est unie. Oh! je ne parle pas des velléités indépendantistes de l’Écosse. Je parle de la scission entre le centre et la périphérie. Non, il ne s'agit pas, chers lecteurs français, de la distinction entre Paris et la province, pardon, entre Londres et le countryside ; mais entre la City, financière et mondialisée, et le reste du pays, encore un peu industriel et tourné vers l’Europe.

8/ Hier, la City a gagné. Je ne sais pas si le royaume a perdu. Mais vous verrez que le reste du pays reprendra sa revanche, et qu'on verra revenir les Anglais vers l'Europe qui demeure leur voisinage géographique et donc, politique. Chers amis, le grand large n'existe plus !

9/ Pendant ce temps-là, le sommet franco-britannique sur la défense a été annulé : même militairement, la Grande-Bretagne est en train d'être marginalisée.

Non, vraiment, il est temps que les Anglais lisent autre chose que Churchill !

O. Kempf

Références :

Commentaires

1. Le samedi 10 décembre 2011, 19:01 par

Tu as oublié quelque chose : vu la peur panique des Américains dont on se rend mal compte ici en ce moment au sujet de l'Euro (après, c'est le dollar, ils l'ont compris, et puis ils ont besoin de notre marché pour se relancer), il n'est même pas certain que ce week end il n'y ait pas une remontée de bretelles américaine contre Cameron : ce qui importe aux Etats-Unis, c'est la survie de l'UE, pas par amour mais par nécessité. Alors, la City et la Little Englander, ils s'en tapent un peu. Conclusion comme tu dis : effectivement, l'Atlantique est devenu un fossé béant y compris pour les Brits. Et c'est le jour où ils feront effectivement mentir Churchill qu'on fera enfin l'Europe.

2. Le samedi 10 décembre 2011, 19:01 par oodbae

Bonjour,

A mon humble avis, l'erreur ne serait pas de lire seulement Churchill mais de réduire son oeuvre immense à cette seule citation à propos du grand large, qu'il prononca en 1944 devant le général de Gaulle frustré d'être négligé dans les conférences interalliées.
En vérité, si les conservateurs, et même tous les autres, pouvaient lire Chuchill, cela serait une bonne nouvelle pour eux et pour nous car il y a un maître mot dans la démarche de Churchill, c'est "l'adaptation", l'adaptation aux contraintes du moment, afin d'assurer la constance de ses principes politiques, que Churchill évoqua fort bien ainsi: "c'est une chose que de retourner sa veste, mais il faut un certain talent pour savoir la remettre à l'endroit" (à propos de son retour dans le camp conservateur en 1922 après être passé aux libéraux en 1906).
Dans le cas de Churchill, il s'agit quant à la constance politique, de préserver la souveraineté de la GB et même sa grandeur mondiale (toute ressemblance avec un personnage existant ou ayant existé, portant un képi, ne serait pas fortuite). Hors, Sir Churchill crut longtemps au partenariat franco-britannique. "Dieu merci, il y a encore la France", dit il lors du vote du budget en 1936 sabrant les crédits de la Défense britannique. Lors de l'invasion de la France en 1940, on évoqua l'idée d'une citoyenneté franco-britannique (!). C'est lui qui choisit de favoriser l'évacuation de 150 000 soldats francais à Dunkerque au détriment du matériel militaire (pourtant indispensable et ... cher). Churchill était un francophile... mais on ne règle pas les affaires du monde avec de la francophilie, ou pas seulement. De fait, en 1944, l'américanophilie de Sir Churchill (sa mère était américaine) avait plus participé à la sauveguarde de la GB que sa francophilie, reconnaissons-le.

Quant à l'Europe, c'est sous Sir Anthony Eden, protégé (et gendre) de Churchill, que la CECA fut crée, sous une forte impulsion britannique. Mais on nous fait croire en France que Schumann et Adenauer sont les deux créateurs exclusifs de l'Europe. Il faut peut-être apprendre à voir dans les décisions britanniques le refus de politiques européennes contre-productives. Dans le cas du refus de Cameron de la refonte des traités, qui peut prouver que ces traités auraient été refondus à notre avantage? La GB endosse peut-être le rôle du perturbateur à notre avantage parce que la France et Sarkozy sont engagés dans le soutien à tout prix du "couple" franco-allemand et délèguent donc à la GB la responsabilité de dire "nein! so geht das nicht.".

La crise de l'euro donne de fait raison aux britanniques qui refusèrent l'euro à l'époque. Au moins, il ne sont pas soumis au bon-vouloir d'une Allemagne égoiste et pleine d'illusions sur les vertus de sa politique économique.

En conclusion, la lenteur de l'européisation de la GB doit être relativisée. On remet aujourd'hui en cause le bien-fondé de l'élargissement de 2005 et l'ingouvernabilité qui en résulte, l'euro de 2001 malgré l'absence d'une banque centrale traditionelle, le traité de Lisbonne et le re-vote des irlandais, le traité de Maastricht de 1992 et les transferts de pouvoir à une commission européenne anti-démocratique, et tant d'autres, c'est bien la preuve que les mécanismes de décision au sommet de l'UE ne sont pas tout à fait fiables ni tout à fait légitimes. Me souvenant des critiques de nombre de mes camarades en 2001: " on devrait virer la GB de l'Europe. Soit ils veulent l'Europe, soit ils partent", il me semble que cette célèbre morale d'une des plus grands auteurs francais est appropriée: "Rien ne sert de courir, il faut partir à point".

cordialement.

3. Le samedi 10 décembre 2011, 19:01 par oodbae

Bonsoir,

je relis le billet et les commentaires et en fait, je crois que la question que se posent (peut-être) bon nombre de britanniques, c'est : "dans quelle mesure peuvent ils faire confiance au partenariat franco-britannique? ". Si l'analyse de M. Kempf est juste, a savoir si les britanniques se découvrent isolés en Europe, dans l'UE, dans les pays de l'OTAN, dans le Commonweatlh, et comme de plus la Grèce (allié de la GB) est affaiblie, alors ils aimeraient bien savoir dans quelle mesure ils peuvent se fier à une alliance politique avec la France dans l'UE afin de l'intégrer pleinement (euro, schengen, etc), car la France est à mon avis leur meilleur allié militaire depuis 150 ans (mais pas le seul et pas l'allié idéal non plus), pour le meilleur et pour le pire, et cette alliance représente le préalable à une union des deux peuples francais et britannique, une union telle que le terme "Europe des peuples" l'évoque.

égéa : yes, that is the question. Toutefois, ils sont assez réticents en ce moment. A beaucoup de choses. Phase isolationniste. 

4. Le samedi 10 décembre 2011, 19:01 par panou

Churchill comme tous les grands dirigeants était ambigu ou pragmatique au choix.Certes il a déclaré préférer le grand large mais dans la même période la France lui doit d'avoir été présente dans les forces d'occupation en Allemagne .Lors des pourparlers de Londres et de Yalta les 3 grands s'étaient répartis 3 zones d'occupation.Churchill en réclama une pour la France.Aucune opposition de Staline du moment que la zone soviétique restait identique.Surprise et incompréhension de Roosevelt .Churchill le convainquit en lui déclarant:"Pouvez vous m'assurer que les Etats-Unis resteront à nos côtés dans 5 ans?la France elle le sera".S'étant heurté longtemps à une opinion publique américaine largement isolationniste,Roosevelt s'inclina.Il minorait aussi le danger soviétique malgré l'insistance de Churchill.
Alors pour le futur:"wait and see"en sachant qu'un jour ou l'autre les peuples ne voudront plus que la politique se fasse exclusivement à la corbeille y compris de la City.

5. Le samedi 10 décembre 2011, 19:01 par oodbae

Bonsoir,

Je lis souvent dans la presse francaise que l'Allemagne domine l'Europe à présent (au sens de M. Cadiou, c'est à dire qu'elle en comprend tous les mécanismes et peut les contrôler à tout moment, cf débat sur les raisons de la "domination de l'Europe sur le monde au XIX", débat que je ne retrouve plus). Alors poussons le raisonnement jusqu'au bout et osons l'analogie temporelle au mépris du risque du ridicule, lequel ne tue pas.

La GB refuse aujourd'hui la "refonte des traités" et les divers projets bien flous associés, que l'Allemagne promeut au nom de la rigueur budgétaire, de même qu'elle a refusé jadis la loi d'une Europe dominée par l'Allemagne, c'était en 1940. Et la France, comme en 1940, tent à réclamer l'armistice avec l'Allemagne alors qu'elle n'est pas si mal équipée. Et comme en 1940, d'aucuns veulent nous justifier l'acceptation des exigences allemandes par la faute des socialistes qui ont mal géré la pays, bouh les méchants, entre 1997 et 2002, comme jadis entre 1936 et 1939.

Deuxième pas de l'analogie. En 1990, on a toléré la réunification allemande, accompagné pourrait-on dire si l'on en croit ceux qui attribuent à Mitterrand une volonté de s'ingérer dans cette réunification (mais le livre suivant nuance apparemment cette affirmation http://didierfischer.typepad.com/le... ), de même qu'on a avalisé la pseudo-réunification allemande de 1936 à 1938 (remilitarisation de la Rhénanie, occupation des Sudètes, annexion de l'Autriche).
De même qu'à l'époque, qu'a t on eu en échange? Rien. La Yougoslavie a été démembrée, éliminant encore un contrepoids potentiel de l'Allemagne en Europe centrale, de même que la Tchécoslovaquie fut démembrée à l'époque malgré sa puissance. la France a laissé passer la révolution des nouvelles technologies informatiques, à l'inverse de l'Allemagne, de même que la France a à l'époque négligé la modernisation de sa tactique militaire alors que l'Allemagne a mécanisé à marche forcée et adapté ses tactiques.
Et la GB dans tout ca? Comme en 40, elle est aussi coupable que la France mais encore une fois, elle prépare la défense de son île contre l'invasi... contre l'agression économique [de la City, etc].

désolé si ca part dans le délire mais il me prend régulièrement de me rappeler que l'Europe en tant qu'ensemble d'institutions est quand même née du souhait de bien encadrer l'Allemagne afin de modérer ses ardeurs impérialistes dans son voisinage.

Bonne année à tous
Oodbae

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