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Stratégie indirecte

La dissuasion a gelé la guerre classique et industrielle : les intérêts ne sont jamais assez vitaux pour qu'on prenne le risque de déclencher un conflit, qui risquerait de monter aux extrêmes, même si on base tous les calculs sur cette montée aux extrêmes.

source

Mais la stratégie totale, au sens de BEAUFRE, nécessite d'aller chercher d'autres voies pour faire valoir ses avantages.

Ce fut la stratégie indirecte.

1/ Indirecte d'abord géographiquement : ce furent les guerres non-européennes de l'affrontement bipolaire. Toutefois, elles demeuraient des guerres militaires, et politico-militaires : les guerres de décolonisation et post-coloniales sont finalement assez classiques.

2/ La chute du système bipolaire a laissé en place le système de dissuasion, mais a relancé la stratégie indirecte. Ce furent des crises de transition (Bosnie, Cambodge, Ruanda, RCI) et surtout des crises pas forcément militaires. Le 11 septembre est une stratégie indirecte : la mise en oeuvre d'un contournement de la puissance de l'adversaire, par l'invention de l'asymétrie : ce furent l'Irak, l'Afghanistan et Plomb durci, autant d'illustrations de ce nouveau mode, plus exclusivement militaire.

3/ On a depuis compris que la stratégie indirecte ne passait plus, ou très marginalement, par ces voies militaires. Il faut constater la multiplication d'actions doublement indirectes de la conflictualité latente : piraterie, mafias narcotiques, criminalité internationale, guerre économique, guerre médiatique, cyberguerre sont autant de modalités nouvelles des conflits à l'oeuvre.

4/ L'usage du mot guerre est gênant, et j'ai mis beaucoup de temps à l'admettre : mais il comporte une part de vérité. En effet, il s'agit de la manifestation de la stratégie indirecte, rendue inéluctable par le fait nucléaire. Il reste que l'abus médiatique de ces expressions, et le battage à la fois médiatique mais aussi intellectuel des spécialistes, empêchent de voir les choses du bon point de vue, celui de la stratégie générale. Je prends un exemple : Xavier Raufer n'a pas tort de montrer que la criminalité se développe, etc... Là où je ne le suis pas, c'est lorsqu'il sous-entend que cette nouvelle conflictualité prend le pas sur toutes les autres. Certes, il s'agit d'une nouvelle modalité, très contemporaine et rendue possible par le nouvel environnement international. Mais tout ne se jouera pas là. Le stratège devra composer entre les sphères, dans une combinatoire générale devenue certes compliquée, mais inévitable.

N'étudier qu'une sphère aux dépens des autres est se condamner à échouer. Même s'il n'y a aucune garantie de succès à jouer tous les registres.

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 11 décembre 2011, 20:57 par yves cadiou

Ce que vous écrivez est exact. J’en retiens surtout qu’il faut constater que la confusion des concepts se développe. Votre texte est, en un sens, un appel à la prudence auquel je souscris.

Souvenons-nous que sous la IV° République, il y avait déjà une forte confusion des concepts : le personnel politique mentait effrontément, niant l’évidence (l’Algérie, c’est la France), obéissant à des motifs que l’on ignore. Des Soldats ont alors essayé de nouvelles méthodes pour accomplir la mission qui leur semblait impossible par les moyens habituels : ils ont essayé la guerre révolutionnaire et ses corollaires, le poisson dans l’eau, la guerre psychologique, le 5° bureau, les GMS. Le résultat ne fut pas totalement satisfaisant et l’on a mis longtemps à en effacer les séquelles.

Aujourd’hui nous sommes dans une situation qui peut entraîner une évolution tout aussi dommageable, d’autant que l’action se passe au contact du gangstérisme dans « des crises pas forcément militaires » : piraterie, mafias narcotiques, criminalité internationale.

Dans cet environnement notre « stratégie indirecte » actuelle est bien mystérieuse. Voici cinq illustrations de ce mystère : le glissement discret de la « guerre contre le terrorisme » à la « guerre contre l’obscurantisme » puis à une guerre pour la démocratie que les intéressés ne demandent pas ; le concept de « guerre au sein des populations » qui nous fait oublier que c’est un déni du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; le concept « d’ingérence humanitaire » qui peine à justifier notre intervention dans les affaires libyennes ; l’exposé des motifs de notre intervention en Côte d’Ivoire qui n’a pas été très clair ; le pouvoir politique qui tarde à réagir quand une autorité rwandaise accuse les militaires français de génocide.

Tout ceci nous montre que l’habitude est prise d’utiliser nos soldats comme s’ils étaient des mercenaires. Le risque, par conséquent, est qu’ils le deviennent. Heureusement, ce qui nous sauve jusqu’à présent c’est que les Français semblent avoir compris que le Soldat n’est pas responsable du bien-fondé ou mal-fondé de la mission mais seulement de la qualité de son accomplissement. Il reste qu’en ce moment, des clarifications au niveau politique sont indispensables et urgentes.

2. Le dimanche 11 décembre 2011, 20:57 par

Bonsoir.

Peut-on vraiment parler de guerre ? Ce vocable est pour moi réservé à un conflit interétatique ou du moins entre des entités politiques conséquentes. Ainsi, pour la piraterie, la criminalité internationale, le terme de guerre est à mon sens abusif puisqu'il ne s'agit que de conflits économiques ; de même pour le narcotrafic et la "guerre économique". Pour les médias, le terme peut se justifier si l'Etat les utilise de manière coordonnée et systématique pour défendre ses intérêts, de même pour la cyberguerre. Mais à partir du moment que les acteurs ne sont que privés, sans véritable pensée politique générale derrière avec une territorialisation claire, le terme de guerre me parait excessif et devrait laisser la place à celui de conflit.

égéa : vous pointez le cœur du débat, et je n'aurais pas dit autrement auparavant. Mais il s'agit d'une compréhension exclusivement westphalienne. Je suis moi aussi réaliste, accordant donc une place réelle à l’État dans l'ordre international. Je me méfie beaucoup de l'école idéaliste. Mais je constate que les choses bougent : pas seulement à cause de l'apparition d'acteurs transnationaux, mais aussi à cause de contournements de la guerre traditionnelle, interdite tout d'abord par le blocage nucléaire, et dorénavant par les inachèvements des conflits (conflits !) irréguliers que nous menons depuis quelques années. Là encore, ma position n'estp as forcément assurée : je lance l'iodée pour la tester, l'accoucher, la polir.....

3. Le dimanche 11 décembre 2011, 20:57 par

Je pense que nous entretenons de la confusion dans la définition des règles qui régissent les conflits. Globalement je suis d’accord avec O. Kempf, avec cependant quelques nuances.
Par exemple, je ne suis pas certain que l’époque de la guerre froide ne généra que des affrontements de stratégie indirecte. De Sun Zi à Wesley Clark, il y a belle lurette que l’on fait ou que l’on subit de la stratégie indirecte ou de la stratégie « déportée » ailleurs ou sous d’autres formes. Hervé COUTEAU BEGARIE écrit dans son Traité de stratégie que "la stratégie d'anéantissement est, par essence, une stratégie directe puisque son but est la destruction de l'ennemi dans ses forces vives. La stratégie d'usure, en revanche, peut être directe ou indirecte : directe lorsqu'elle s'attaque à la force principale de l'ennemi, qu'elle va ébranler par des coups successifs ; indirecte, lorsqu'elle est mise en œuvre contre des forces secondaires ou sur des théâtres périphériques." Il y aurait donc une stratégie d’anéantissement et une stratégie d’usure. La période de la guerre froide ne fût-elle pas celle d’une stratégie d’usure de bloc à bloc ? Dont les objectifs furent autant ceux appartenant à la force principale de l’ennemi donc directe. S’il n’y a eu d’affrontement direct, toutes les forces des deux camps furent dimensionnées, entraînées, avec un outil militaro-industriel fabriqué dans ce sens, et ce, malgré la dissuasion, laquelle je vous l’accorde a rempli son rôle de repoussoir par l’horreur qu’elle implique et donc la vertu par la peur qu’elle génère.

En fait et vous avez raison, si on s’abstient de prononcer le mot guerre, un certain nombre de conflits historiques deviennent étrangement contemporains. Mais il est commode d’user de ce mot et de s’en accommoder. La chute du système bipolaire n’a pas changé le conceptuel de la dissuasion mais en a changé sa finalité, tout simplement parce qu’un certain nombre d’effets dissuasifs en sont devenus caduc et qu’il n’est pas du tout politiquement correct de simplement l’évoquer.

–Stratégie du contournement du nucléaire- Autre point sur lequel j’ai une approche nuancée, c’est celle de la perception de ce que fût l’affrontement entre les deux blocs. Pour avoir « vécu » en RDA puis en Pologne lors de la crise des Euromissiles, pour avoir suivi le retrait Brejnev formidable tentative de désinformation, l’invasion de l’Afghanistan, et la tension en Europe de l’Est qui s’en suivit, la préparation militaire de l’intervention du pacte de Varsovie à partir de la RDA à l’encontre de la Pologne et en Pologne, la fin de l’Etat de siège, il me semble que ce conflit dit froid utilisait d’une certaine manière tout ce qui fût dénommé par la suite asymétrie. Ce qui veut dire que deux blocs ou pays, d'égale puissance, peuvent user de stratégie asymétrique ou disymétrique? C’est à dire, l’espionnage, le terrorisme d’Etat, la propagande, la désinformation, la manipulation, les tentatives de déstabilisation, la résistance à l’ordre établi. Si la guerre asymétrique est une guerre par laquelle un bloc, disons un pays, faute de mieux, essaye de déstabiliser l’autre par des moyens non conventionnels et par conflits interposés, alors la guerre froide en fût une période riche. Si la guerre dissymétrique est celle du faible au fort dans le cadre d'une guerre régulière avec des cibles militaires, il me semble que la guerre du Vietnam pour ne citer que celle-ci correspond à ces critères. Piraterie, mafias narcotiques, criminalité internationale, guerre économique, guerre médiatique à l’exception de la cyberguerre, sont autant de modalités pas si nouvelles que cela des conflits d’aujourd’hui.

Le livre blanc en n’établissant aucune hiérarchie dans les risques rajoute de la confusion à la complexité. La stratégie indirecte n’est jamais totalement passée par des voies uniquement militaires, mais il me semble que la guerre, et l’on pourrait s’accorder sur ce mot, inclut toutes les formes de luttes, économiques, financières, cyber.. Et militaire.. Tous les grands stratèges d’Alexandre à Bonaparte l’avaient compris, ce qui a inclue tout autant leur défaite, ce qui reste une constance à méditer, aucun stratège si doué soit-il n’a survécu à ses propres victoires.

égéa : Guerre froide : symétrique avec beaucoup d'indirect, comme vous le rappelez justement. Vietnam : dissymétrique et direct.

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