Le 12 janvier 2012, invité par le CF2R, j’ai suivi avec intérêt le colloque « Analyse et perspectives d’une école française du renseignement » organisé conjointement par le Groupe de recherche sécurité et gouvernance de l’université Toulouse 1 capitole et le CF2R. A cette occasion, j’ai pris quelques notes sur les échanges et les observations très riches, qui ont eu lieu, que j’ai complété par quelques-unes de mes réflexions. Ces réflexions me sont bien évidemment inspirées par les professeurs d’université et directeurs de recherche (1) et les intervenants (2) ayant tous eu des responsabilités de direction au sein de la DGSE, de la DST de la DRM et permettront, je l’espère, d’ouvrir à la réflexion et au débat.
Bien évidemment et volontairement, je ne prendrais pas position sur l’opportunité ou non d’un tel enseignement à ce niveau universitaire. Cet enseignement de type Intelligence studies qui fait du renseignement un objet d’étude en tant que tel, a-t-il ou n’a-t-il pas sa place dans une université qui reste jalouse des ses prérogatives mais qui s’ouvre de plus en plus au monde extérieur, par nécessité évidente ? Je ne peux y répondre. Cet enseignement qui est par ailleurs dispensé aux États-Unis et en Grande-Bretagne et en d’autre pays, ferait-il avancer l’acculturation à la nécessité du renseignement ? Personnellement, je le crois. Cette « éducation » devrait avoir « pour ambition de s’affirmer dans la communauté scientifique internationale et de proposer une analyse à la fois alternative et complémentaire de la vision anglo-américaine ».
Le renseignement en tant qu’objet d’étude dans les champs de recherche universitaire français, dans les domaines aussi divers que l’histoire, les sciences politique, les relations internationales, les sciences de l’information et de la communication, les sciences de gestion, la sociologie, la géopolitique... serait-il utopique ? Cet enseignement est d’autant plus difficile à mettre en place que notre culture se heurte à des mentalités plutôt conventionnelles, un culte du secret, une culture du renseignement négligé autant dans le monde militaire que dans le monde civil, à tel point qu’il a fallu attendre le dernier Livre blanc pour voir apparaître la nécessité d’une « intelligence économique » rendue d’autant plus nécessaire que la survie d’un pays se mesure à sa capacité à comprendre, réagir, s’adapter au monde moderne, sans lequel il n’y a pas de survie possible. Combien de marchés perdus par manque d’information et de réactivité face à un besoin mal évalué ou à une concurrence mal comprise ? Si nos grandes entreprises sont relativement bien armées en la matière (mais les budgets « Intelligence » sont encore une variable d’ajustement), nos PME sont et restent parfaitement démunies. Nous avons en cette matière, un déficit culturel évident.
Les armées ont encore en ce domaine de réelles lacunes. Quelle place donne-t-on, à l’enseignement du renseignement à Saint-Cyr ? Cela est un peu moins vrai dans la Marine et l’Armée de l’air ; et les blocages à la française font que l’on regarde souvent ailleurs, alors qu’il suffirait d’utiliser les compétences de ceux qui savent... L’enseignement de l’histoire du renseignement ( mais celle-ci est à écrire) pourrait formater nos futurs cadres à penser intelligence avant de penser action. Comment comprendre l’autre ? Comment savoir l’autre ? Si le renseignement participe à la recherche et au développement dans le domaine de l’entreprise, dans le domaine militaire, cela est une évidence et permettrait d’éviter de posséder les outils et les organisations du passé pour faire les guerres du futur sans être certain d’être adapté aux guerres du moment.
Si l’océan est l’avenir du monde, sommes-nous suffisamment préparé à notre devenir, comment nous préparons-nous ? alors que nous sommes l’un des États possédant le plus d’intérêt maritime au monde et que nous sommes ouverts par notre positionnement géographique à tous les océans.
L’objet problématique du renseignement est le risque. L’étude du renseignement est justement celui de comprendre le risque et de le diminuer afin de mieux le cerner.
Le renseignement touche aussi le domaine du droit, il existe une juridique du renseignement et la judiciarisation du renseignement impose d’en étudier les nécessités et les limites. Est-il besoin d’une éthique ou d’une déontologie ? Quel part doit-on affecter entre l’éthique, la déontologie et le droit. Si on accepte mal qu’on nous fasse la morale, on comprend mieux que l’on nous rappelle les exigences éthiques. Mais pour avoir été un praticien du renseignement, je comprends que cette réflexion puisse être utile. Et d’ailleurs il y a souvent confusion entre le renseignement en milieu ouvert et le renseignement clandestin : Où se situe la frontière ? Jusqu’où peut-on aller ? Comment s’accommode-t-on de droits étrangers a notre propre droit et à notre culture ? Il y a plusieurs monde du renseignement.
Le monde militaire a d’ailleurs beaucoup à apprendre de l’appréhension du renseignement économique dont les pionniers en France sont issus aussi parfois du monde militaire. La collecte, l’analyse, la mise en forme et la diffusion ne sont pas des termes qui devraient effrayer nos États-majors. Il devrait y avoir un management de la connaissance. Il me paraît nécessaire de réfléchir à notre conception synthétique à la française qui est en fait, incroyablement cloisonné, ce qui est un de notre paradoxe face au pragmatisme offensif US. Et pourtant, avec l’arrivée du président Bill Clinton à la Maison Blanche, il y a eu « une montée en puissance du courant national libéral dans l’administration ». Ce qui s’est traduit par un décloisonnement des ressources d’information pour servir de base de compétitivité nationale. Une des meilleures sources d’information pour les entreprises est le Département américain chargé du Commerce. Pouvons-nous en dire autant ? Le renseignement et l’intelligence sont un apport de puissance, nous ne l’avons pas encore totalement compris. Les pertes de contrat de Dassault, d’Areva, d’Alsthom devraient nous servir de leçon…
On met trop souvent l’accent sur la manœuvre au détriment du renseignement préalable, comme si l’action était une fin en soi et obnubilait la nécessaire connaissance de l’autre. D’ailleurs le grand Karl Clausewitz parle très peu du renseignement sinon pour dire qu’il est faux. Nous manquons de culture renseignement et si l’université est un vivier d’expert alors l’apport de l’université pourrait être utile en apportant par ricochet plus de présence « renseignement » dans l’enseignement militaire. Je pense ne pas déformer le propos du général Masson. Quant au préfet Yves Bonnet, il rappelait à juste titre qu’alors que si les espions sont ennoblis par la reine, Napoléon dit à Schulmeister, l'espion de l'empereur : « on n’ennoblit pas les espions ». Et évoque à juste titre, que le renseignement de sécurité ( DST, Police judiciaire..) est un renseignement opérationnel, et que dans le renseignement il faut connaître l’amont avant de connaître l’aval.
Le renseignement mériterait un énorme chantier de réflexion, travaux de prospective, de recherche, d’organisation, sujet passionnant tant il est vaste et recoupe de nombreuses disciplines et laisse la place autant aux chercheurs qu’aux « pratiquants ». J’espère que nous ferons un point du mûrissement des réflexions en cours d’année.
Roland PIETRINI
1 De R.S -
l'article intéressant de Roland Pietrini m'invite à plusieurs réflexions ou remarques, mais en préambule il aurait été intéressant de savoir qui sont les intervenants de ce colloque et quelle est l'apport personnel de RP dans ces remarques. Par ailleurs, je précise que mes propos sont très militaro-centrés, ayant une connaissance des services civils que partielle.
1. Quelle place donne-t-on, à l’enseignement du renseignement à Saint-Cyr ? Que R.P se rassure, on enseigne le renseignement à Saint-Cyr, du moins c'était le cas sous la houlette du professeur Fourcade (Sorbonne 1), probablement un des meilleurs historiens de la question, qui, je crois, est toujours professeur à Coët. De nombreux mémoires d'élèves sont d'ailleurs disponibles sur le site (remarquable) des écoles de Coët.
2.En complément, le renseignement est également un objet d'étude bien pris en compte par le Service Historique des armées qui, entre autres, dispense de très nombreuses interventions à l'école du Rens de l'armée de terre (CEERAT). Il me semble que c'est aussi le cas au CFIAR (ex-EIREL).
3."Le renseignement mériterait un énorme chantier de réflexion". Il est vrai que le renseignement est un domaine qui évolue énormément tant dans ses procédures, dans ses ressources humaines que dans les moyens qu'il met en oeuvre. A ce titre, il est vrai aussi que c'est une fonction qui, probablement, est à un nouveau tournant. Toutefois, je ferais remarquer que ce chantier a fait l'objet de grandes attentions ces dernières années dans les armées. Le niveau stratégique militaire s'est totalement réformé il y a 15 ans, le niveau tactique a pris son envol il y a dix ans et le niveau opératif a pris une ampleur certaine depuis quatre ou cinq.
Que dire, en outre, de toutes les références faites au renseignement et à la connaissance dans le dernier Livre Blanc de 2008! Création d'une cinquième (la première dans l'ordre) fonction stratégique "connaissance et anticipation" avec à la clé, dans une période de vaches maigres, des moyens financiers, humains et matériels importants associés. On pourrait aussi évoquer l'académie du renseignement dont, je crois, la première promotion vient de sortir de l'école militaire et qui réunit pour une première mondiale (!!) des gens de tous les services civils et militaires étiquetés renseignement (DGSE, DRM, DPSD, DNRED, Tracfin, DCRI).
Je ne serais donc pas aussi critique que R.P. sur la situation du renseignement. Bien au contraire, c'est la fonction qui a le plus évolué ces dernières années et, d'après les retex que l'on peut lire, les effets s'en font ressentir à tous les niveaux.
Il n'en demeure pas moins qu'il y a certainement quelques chantiers à suivre (la plus part sont d'ailleurs en cours) comme l'introduction du knowledge development en France, comme l'intégration facilitée des expertises civiles (universités) dans les organismes de renseignement, comme l'amélioration des systèmes transverses de circulation de l'information, comme la place de l'analyse des sources ouvertes etc...
Bref des évolutions, pas de révolution.
2 De -
C’est bien volontiers RS que je vous communique la liste des orateurs : Le général Michel Masson, ancien directeur du Renseignement militaire, le général François Mermet, ancien patron de la DGSE, le préfet Yves Bonnet, ancien directeur de la DST, Christian Harbulot, directeur de l'école de Guerre économique, Michel-Louis Martin, politologue, professeur à Toulouse 1, directeur du Groupe de recherche sécurité et gouvernance, le professeur émérite Jean Pierre Marichy GRSG, le professeur Michel Bergé de l’université Bordeaux VI, Monsieur Tawfik Bourdou directeur du CEPIA, Eric Denecé directeur du CF2R, Général Arbolt directeur de recherche au CF2R, pardon pour les oublis éventuels. Quant à mon apport personnel, il ne peut qu’être négligeable compte tenu de la qualité des intervenants, et se situe au niveau du commentaire.
Cependant, la part de mon acquis étant certainement plus importante que celui de mon inné, à moins que ce ne soit le contraire, j’ose cependant répondre à quelques-unes de vos réflexions : La place de l’enseignement du renseignement : Je ne doute pas un instant que celui-ci ne soit pas laissé pour compte à Coëtquidan que je citais pour exemple, mais Coëtquidan n’est pas le seul centre de formation des cadres de l’Armée française. Mais pour avoir mis « mes mains dans le cambouis » et avoir croisé au cours de ma carrière quelques jeunes cadres ou cadres confirmés essentiellement dans l’Armée de l’Air et de Terre dans des circonstances particulières et pour avoir participé depuis 5 ans à de nombreux exercices Janus, comme ( officier ESR animateur Forad) niveau SGTIA et GTIA et brigade je note que lieutenant devenu grand n’a pas toujours le souci d’intégrer dans sa manœuvre la dimension renseignement et son fonctionnement. L’ennemi, pardon les Forad sont souvent dimensionnés en fonction du résultat que l’on escompte.. Ce qui est pédagogique, jusqu’à un certain point.. Le combat d’exercice reste souvent un combat académique dans lequel la guerre doit être gagnée par les amis.. Trouée de Fulda ou pas, notre supériorité est toujours criante, surtout lorsqu’on utilise par convention d’exercice des matériels que l’on ne possède pas encore. D’autre part, le combat est trop souvent réduit à sa dimension conduite et action. Enfin la tendance bien française qui consiste à croire qu’en éliminant la contrainte, on élimine le problème, tend à cantonner la fonction rens. à la portion congrue.
La critique qui est mienne se veut constructive, elle est un art difficile, mais la critique « qui est la puissance des impuissants » disait Lamartine, est aussi celle de l’esprit critique qui fait avancer les choses.
« Le niveau stratégique militaire s'est totalement réformé il y a 15 ans, le niveau tactique a pris son envol il y a dix ans et le niveau opératif a pris une ampleur certaine depuis quatre ou cinq » Oui vous avez raison, depuis la création de la DRM et la suppression de la redondance, donc de la dilution des différents organismes qui faisaient tous plus ou moins du renseignement, avec des moyens limités et un personnel plus ou moins intermittents ( pour l’Armée de terre d’une certaine époque, CRA de Baden, MMFL de Potsdam, EMAT-BRRI, EMA-CERM, DGA, SGDN, Grandes oreilles etc.. ) La DRM fait le Job, et le fait bien. La filière rens est enfin une réalité pour les officiers et sous-officiers. Le CEERAT comble un vide dans la formation et la prospective, l’Eirel en était le balbutiement(CFIAR), je salue ici la mémoire du général Pichot-Duclos qui après avoir été aussi mon Chef, en Pologne, fût l’un des premiers à se soucier de l’Intelligence économique. Bref je sais les formidables progrès, la politique spatiale militaire qui a fait de la France l’un des tous premiers dans le domaine, en est un exemple.
Je citerais pour clore très provisoirement cet échange, un phrase d’Olivier Kempf de février 2011 : « Trop souvent, on considère le renseignement sous son aspect tactique, et très opératoire : qu’il soit directement tourné vers les opérations (DRM, deuxièmes bureaux d’état-major) ou vers des affaires d’espionnage ou de contre espionnage - Mais il semble qu’on n’a pas vu les « signaux faibles », ni les données structurantes (démographiques, économiques et sociologiques) pourtant annoncées (cf Todd et Courbage, Le rendez-vous des civilisations). » Mon propos n’avait, comme seul objectif celui de faire réfléchir sur la "culture" renseignement et de l’intelligence. Pour moi le chantier est encore fort heureusement ouvert.
3 De -
Bonjour et merci pour ce compte-rendu de Roland Pietrini dont je salue au passage l'action de témoignage à la mémoire de la MMFL (sincère respect pour cette unité). Merci également à R.S. pour son commentaire très riche, même si je trouve toujours un peu frustrantes les interventions anonymes.
Je souscris aux remarques faites de part et d'autre, l'échange méritant à lui seul d'organiser une rencontre sans masques .
Je ne rejette pas l'idée d'enseigner le renseignement à l'université, comme cela se fait aux USA. Néanmoins, cette approche via les études sur le renseignement ne suffit pas. Enseigner l'histoire du rens pour convaincre de son utilité n'est pas, à mon avis, une solution efficace. Le renseignement est avant tout une praxis et à ce titre, son enseignement, même à haut niveau, doit être centré sur l’acquisition de compétences. Sinon, cela reste du verbiage et de la culture de salon.
A titre d’exemple, la formation que je dirige en management de l’information à l’ISC Paris (école de management) comprend un module d’analyse de renseignement de 70 heures. On y apprend certes théories et méthodes, mais l’ensemble s’inscrit dans une pédagogie active (analyses et synthèses se succèdent jusqu’à plus soif), le point d’orgue étant une war room de deux jours qui constitue la moitié de l’examen final (l’autre étant un cas individuel d’analyse/synthèse).
Dans l'esprit des propos de RS, l’enseignement universitaire serait imparfait sans une recherche au profit de la communauté du renseignement (ce que j'appelle la recherche POUR le renseignement).
Reconverti dans l'enseignement supérieur et la recherche, je milite activement depuis 10 ans (non sans difficulté) pour l'intégration du renseignement dans la discipline des sciences de l'information et de la communication (SIC). Si les historiens et politistes ont un rôle majeur à jouer dans les études SUR le renseignement, les SIC sont au cœur de la construction du renseignement. Je plaide ainsi pour une recherche susceptible d’enrichir une épistémologie embryonnaire de faire évoluer une méthodologie qui doit faire face à de nouveaux paradigmes. En bref, je milite pour une "science" du renseignement qui ne se réduise pas à un livre d’histoire. Dès lors que le rens sera reconnu comme une branche à part entière des SIC, il y aura un espoir de le faire reconnaître, paradoxalement, par ceux qui doutent encore de son utilité ou, plus prosaïquement, qui ne savent pas comment s'en servir (les mains dans le cambouis).
Si cela vous intéresse, je vous encourage à lire mon livre paru en septembre chez Vuibert (De l'espionnage au renseignement, la France à l'âge de l'information) et à consulter mon blog d'études et de recherche. N’hésitez pas non plus à me contacter directement via le blog. Très cordialement. Franck Bulinge