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Le reversi birman

L'évolution birmane est incroyable : il y a un an, nous considérions ce pays comme une sorte de Corée du Nord encore plus efficace. Un an après, Hillary Clinton et Alain Juppé y sont allés, des détenus politiques libérés, l'icône Aung San Suu Kyi rouvre son parti politique, la censure est moindre, et des élections un peu plus transparentes sont annoncées. Comme si, sans raison apparente, la pièce se retournait et, comme au reversi, passait du noir au blanc.

Carte_Birmanie.jpeg source

Jusqu'à présent, on a surtout lu des analyses politiques, des reportages, des descriptions internes. Peu d’analyse géopolitique. Vous allez en avoir une : sur égéa bien sûr (de temps en temps, c'est drôle de faire la retape comme un magazine télé : c'est nul, aussi. Comme la télé).

1/ Tout part bien sûr d'un jeu politique intérieur : car le diagnostic géopolitique ne peut se contenter d'une analyse "internationale" : il doit aussi examiner les correspondances entre un jeu politique intérieur et une attitude extérieure (et réciproquement). Selon un principe rarement rappelé dans les méthodes, alors pourtant qu'il me semble essentiel. Bref, la géopolitique est aussi une science politique. Mais fermons cette parenthèse méthodologique. Or donc, le pays était dirigé par un généralissime (si, ça existe encore) Tan Shwe. Coïncidence, depuis qu'il a pris sa retraite au printemps 2011, tout va pour le mieux. C’était donc ça ? trop simple, bien sûr.

2/ Car il semble bien que l'homme tire encore les ficelles. Et a placé ses successeurs dans une sorte d'incertitude, afin de garantir sa propre situation : pendant qu'ils s'amusent à se chamailler entre eux, aucun ne penserait à venir lui chercher noise. Et c'est ce que nous racontent les médias, relayant les (mêmes) sources qui témoignent de l'intérieur (bien sûr) qu'il y a trois clans : les réformistes, les durs, et les hésitants. Vous y croyez, vous ? à cette hésitation si démocratique qu'elle marque une évolution si marquée ? et tout d'abord sur la scène politique intérieure, si bien auscultée par les médias étrangers qui, il y a peu, n'avaient pas accès au pays ? Voyons....

3/ Car c'est remarquable : malgré les soi-disantes luttes de faction au pouvoir, on observe une succession d'accords avec les différentes rébellions : entre les Kachin, les Mon, les Karen (pour ne prendre que les principales), déjà deux accords auraient été signés et un troisième serait en route. Mettant fin, aux cris de vive le fédéralisme, à cinquante ans de lutte. Ben voyons....

4/ C'est drôle, puisqu'on en est aux ethnies, souvent transfrontalières, on se met à penser à d'autres facteurs. Et par exemple au triangle d'or. Non, je ne parle pas de l'immobilier parisien, mais de la production de drogue entre Birmanie, haut Laos et Thaïlande. Un des vrais enjeux de la région, ne nous y trompons pas. Curieusement, personne ou presque n'en parle. Pas assez politique, peut-être ?

5/ Bon, vous l'avez compris : ce ne sont pas des raisons intérieures qui ont décidé le pouvoir en place de jouer cette comédie. Il maîtrisait la situation politique. Quelle est donc la raison de ce changement radical, de cette révolution, de ce retournement, comme un pion de reversi ? Probablement une raison extérieure. La métaphore du reversi va nous y aider.

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6/ Vous connaissez le jeu : des pions aux faces de couleur différente. Ils prennent la couleur des pions qui les encadrent. Autrement dit, le reversi est un jeu de position comme le go. Un jeu d'occupation de territoire, à la différence des échecs. Bref, encore un jeupolitique (cf ce bon billet d'il y a deux ans).

7/ Or, dans le jeu de position, la Birmanie est le pays qui permet à la Chine d'accéder à l'Océan Indien (je sais, il y a aussi le Pakistan : mais les délais sont considérablement rallongés, et la route est bien moins garantie; toutefois, cela explique bien sûr l'Alliance sino-pakistanaise). La carte ci-dessous le montre clairement.

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8/ Donc, récapitulons le grand jeu en cours :

  • une compétition entre Chine et États-Unis : qui s'exerce bien sûr dans les environs maritimes de la Chine (mer de Chine, Asie du sud-est, ...).
  • mais qui s'exerce aussi par procuration dans l'Océan indien : d'abord parce que les convois pétroliers vers la Chine et de produits manufacturés (vers l'Europe) passent par là.
  • Mais aussi parce que la rivalité entre l'Inde et la Chine est ancienne. Et que les États-Unis et l'Inde ont choisi de s'allier, quand la Chine a tenté d'installer un réseau de bases autour dudit océan (théorie du collier de perles, trop jolie, je crois, pour être vraiment satisfaisante, mais c'est un autre débat).

9/ La Birmanie constitue, dans ce cadre, un enjeu important. Jusque là, elle était plutôt considérée comme un pion chinois : d'autant que Pékin tolérait le régime birman, quand les occidentaux le dénonçaient, et soutenaient Mme Aung. Dès lors, le retournement birman change la couleur du pion. Il n'est plus rouge, il est bleu.

10/ Trop simple ? En fait, il y a une alternative :

  • les autorités birmanes ont réellement joué le camp américano-indien car elles observent leurs voisins du sud-est : si les Vietnamiens ou les Thaïlandais sortent du développement tout en conservant un régime autoritaire, pourquoi s’embêter à imiter les nord-Coréens ? Gardons le pouvoir et enrichissons nous.
  • soit il y a une duplicité derrière le cinéma : après tout, c'est chose courante en Orient, et nos manières binaires (primaires?) d'Occidentaux ne conviennent pas à la subtilité orientale, qui joue en permanence sur plusieurs tableaux. Dans ce cas, le jeu birman se déroulerait en accord avec la Chine, désireuse d'avoir une passerelle directe vers l'Océan indien, et qui écoulerait ses flux en évitant bine des détroits.

Mais ça, on ne peut pas le dire aujourd'hui. En revanche, ne pas croire tout à fait à tout ce qu'on nous raconte, ça, on a le droit....

Allez ! pour conclure : un petit César d'honneur à Luc Besson, grâce à son grand moment de cinéma international (the Lady) paru au super bon moment pour faire pleurer Simone autour des peines de cœur de Aung San Suu Kyi... Hasard, je vous dis.

NB :

  • fidèle à mon habitude, je parle de la Birmanie et non du Myanmar. Déjà, je suis vachement tolérant, je dis Kossovo et pas Kossovie. Mais pour la Malaisie, faut pas exagérer : vous dites "London" en parlant de Londres, vous ?
  • je la place dans la catégorie Asie du sud, même si elle aurait pu être également en Asie du sud-est : cette hésitation illustre bien le rôle pivot du pays.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 18 janvier 2012, 20:12 par Cadfannan

J'ai entendu que les birmans seraient très "nationalistes", voire xénophobes; être considérés comme des pions de la Chine n'est donc pas forcément une situation plaisante pour eux. Le fait de s'ouvrir ainsi et donc de tendre la main vers les "occidentaux" leur ouvre des options. D'une part cela fait en quelque sorte "monter les enchères": des retombées économiques sont évidemment attendues, avec la compétition qui se profile entre américains, français et autres; peut-être des concessions de la part de la Chine sont-elles également attendues.
D'autre part cela permet de montrer une certaine autonomie vis-à-vis du voisin chinois: un message à vocation interne peut-être?

égéa : oui, tout à fait, c'est ce qu est suggéré

2. Le mercredi 18 janvier 2012, 20:12 par

A vrai dire, les évolutions birmanes sont certes surprenantes par leur rapidité, mais beaucoup moins par leur nature. Ces forces sont à l’œuvre depuis une quinzaine d’années.
Les comparaisons avec la Corée du Nord, qui sont légions dans nos médias, n’ont aucune pertinence. A commencer par le fait que n’importe quel pékin peut prendre son sac à dos, visiter la Birmanie, et parler aux gens. Seules certaines zones sont interdites au tourisme, mais il ne fait bon y trainer pour personne (et encore, j’ai croisé des gars qui n’avaient pas froid aux yeux, et qui y sont allés se balader…). Et donc, si les médias prétendent ne pas y avoir accès, c’est tout simplement parce qu’ils ne veulent pas se salir les pieds. Il y a des ONG, une diaspora importante, des relations économiques avec les voisins relativement développées, des relais médiatiques dissidents à l’étranger. Et une classe moyenne éduquée, cultivée, ce qui est capital dans l’affaire qui nous occupe.

En 2003-2004, des assouplissements étaient perceptibles (notamment en ce qui concerne le Net). Il y a eu un coup d’arrêt en 2004, avec l’arrestation de Khin Nyunt, puis un vent de panique en 2007, lors de la révolte de certains moines, mais 2008 a vu la reprise de l’influence d’un courant réformiste au sein de l’armée. Parce que, voilà où il faut cesser la caricature (les vilains militaires contre la dame vaporeuse) : la junte n’est pas moins que la société traversée par des courants réformistes. S’il y a un moment où il faut « ne pas croire à tout ce qu’on nous raconte », c’est bien celui-ci : la junte est loin d’être un bloc monolithique, et Aung San Suu Kyi n’est pas l’icône qu’on cherche à nous vendre.

Quand en 2003, Khin Nyunt parle d’évoluer vers une « démocratie disciplinée », l’Occident si prompt à donner des leçons ricane. Or, la Birmanie n’en aura cure, et suivra, à son rythme, sa feuille de route (convention nationale de 2004, Constitution de 2008, élections en 2010). Than Shwe était très méfiant (mais pas nécessairement hostile) vis-à-vis de l’ouverture. Celui-ci désormais en retraite, d’autres courants ont un peu plus de place pour s’exprimer au sein de la junte, à commencer par Thein Sein lui-même, qui a désormais les coudées un peu plus franches. Je ne dis pas que Than Shwe est au rebut, je dis que son influence est moins perceptible.

Il faut cesser de diaboliser systématiquement les régimes qui n’ont pas l’heur de nous plaire : les régimes peuvent évoluer sans l’aide de l’Occident. Certes, il ne faut pas faire preuve d’angélisme. Je ne suis pas en train de décrire un parfait petit modèle de transition démocratique, sous la double houlette de Montesquieu et de la Déclaration des Droits de l’Homme. Et il ne s’agit d’ailleurs pas de transition (entre quoi et quoi ?), mais d’évolution, chose naturelle à toute société. Des retours en arrière, un processus qui échappe à ses chefs d’orchestre, une reprise en main sévère par une frange plus conservatrice craignant de perdre ses privilèges, tout cela est possible. En particulier, je crois difficile une cessation des affrontements avec les rebellions, ainsi que le règlement de la question des Rohingyas. Mais à l’inverse, une soupçonnite aigüe ne fait que traduire notre mépris d’Occidental pour la capacité des peuples à évoluer par eux-mêmes – du moins est-ce comme cela que les Asiatiques le voient. Pas de souci : ce mépris nous est bien rendu en retour.

Il y aurait certes beaucoup à dire sur le « grand jeu » dont la Birmanie est effectivement un des pivots. Mais je ne pense pas que ça soit le déterminant majeur des évolutions qui sont actuellement à l’œuvre. Ce sont donc bien des « raisons intérieures » qui ont, pour une grande partie, poussé à cette évolution qui est tout sauf une comédie.

Bien cordialement,

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