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L’ennemi, ce cher disparu, par le CBA Mourier

Écoutez bien les médias : on parle d'adversaire, de belligérants, d'opposants, de combattants, d'insurgés.... mais pas d'ennemi. C'est un gros mot ! Vous me direz, on ne fait pas la guerre. D'abord parce qu'elle n'a pas été déclarée, conformément à l'article 35 de la Constitution (et donc il n'y a pas d'ennemi), ensuite parce qu'elle est sous contrôle judiciaire, merci M. Gilbert Collard, ce monsieur qui a vraiment des argumentations farfelues (n'est pas baveux qui veut). Revenons à notre ennemi : a-t-il disparu ? c'est la question que se pose le CBA Mourier, actuellement stagiaire à l’École de guerre (19ème promo). Lui, au moins, est convaincant.

Silence_l-ennemi_guette_vos_confidences_Paul_Colin_1940.jpg source

O. Kempf

L’ennemi, ce cher disparu

Les Français peinent à comprendre les raisons et le sens des sacrifices consentis en Afghanistan. Pour nous, citoyens d’une Europe pacifiée, la notion d’ennemi est devenue anachronique, indigne, voire primitive. L’existence d’un ennemi nous dérange, car elle dément que nos opinions soient universellement partagées. Nos soldats vivent donc sur le champ de bataille une expérience qui reste incompréhensible pour leurs compatriotes. Il est utile d’expliquer et d’employer plus couramment cette notion d’ennemi, parce qu’elle permet de saisir la nature d’une opposition radicale et parce qu’elle implique l’usage de la force. Elle est la clé qui permet de juger les engagements armés. Or, les opérations militaires sont relatées aux Français selon trois analogies fausses, qui toutes esquivent la reconnaissance d’ennemi humain.

La première assimile les opérations de guerre à des missions de sécurité. Ce type d’action est familier pour nos concitoyens, spectateurs quotidiens du travail des forces de l’ordre. La quantité et l’équipement des forces de l’ordre sont directement liés aux résultats obtenus. Cependant, vaincre un ennemi hostile n’est pas maintenir l’ordre. Celui-ci poursuit un but supérieur alors qu’un délinquant ne recherche que le profit. Les forces de l’ordre appliquent la loi, au bénéfice de toute la société. Au contraire, nous luttons contre nos ennemis car ils sont également convaincus de leur bon droit. Cela différencie radicalement les opérations de contre-insurrection des opérations de maintien de l’ordre. Dans le premier cas, l’existence même des belligérants montre que leur légitimité n’est pas indiscutable. Par suite, le soutien de la population est incertain. Dix ans de guerre en Afghanistan montrent bien que la seule abondance des moyens ne suffit pas à vaincre, l’adhésion des populations locales faisant défaut.

Le deuxième biais consiste à considérer l’ennemi de façon abstraite, de le réduire à son idéologie ou à son mode d’action. George Bush a ainsi engagé les États-Unis dans une guerre contre la terreur en 2001. Les Européens se sont battus contre le terrorisme en Afghanistan ou la dictature en Libye. Cette conception occulte ce qu’un ennemi peut mobiliser dans la lutte : combattants, matériel, discours. Plus encore, la volonté de cet ennemi reste alors inaccessible. Comment comprendre ce qu’il est prêt à sacrifier pour atteindre son but ? Comment comprendre ce que nous devrons sacrifier pour le contrecarrer ? L’incompréhension de l’opinion publique française face aux pertes trouve ici sa source. La guerre « zéro mort » face à un véritable ennemi est une illusion.

La troisième conception tronquée d’un conflit est d’inspiration technique. L’ennemi est réduit à un système, comparable à une machine qu’il faut mettre hors d’usage. Il suffirait donc pour gagner une guerre de briser les rouages de cette machine pour qu’elle ne puisse plus produire ses effets nocifs. C’est oublier que l’ennemi est constitué d’êtres humains. En cela, il dispose d’une liberté. Il peut choisir ses buts, ses moyens et ses méthodes. Il n’est pas réductible à un système inconscient. Malgré la profusion des moyens modernes de renseignement, il restera toujours imprévisible. De nos jours, il a été possible de retrouver Oussama ben Laden grâce à des interceptions électromagnétiques, et même de le suivre durant des mois. En revanche, il est aussi vain de vouloir pénétrer l’esprit des insurgés que de tenter de prévoir les réactions de Mouammar Kadhafi.

Pour se faire une idée de ce qu’il faut pour gagner une guerre, il faut d’abord reconnaître l’ennemi pour ce qu’il est. Il partage avec nous trois qualités : la volonté, la liberté, et l’intelligence. Faire la guerre n’est pas une suite de tâches, mais plutôt un duel, clos par notre reddition ou la sienne. La reconnaissance de nos ennemis pour ce qu’ils sont s’impose. Cela ne signifie pas qu’ils doivent être diabolisés. Nous devons saisir qu’ils ne sont pas d’accord avec nous et qu’ils sont prêts à lutter pour cela. Il nous faut à la fois en prendre conscience et garder à l’esprit qu’un moment viendra où la lutte cessera. Il nous faudra alors vivre dans le même monde que nos anciens ennemis. Ce n’est pas impossible, les Français et les Allemands y sont parvenus après trois guerres en soixante quinze ans.

Pierre-André Mourier

Commentaires

1. Le jeudi 2 février 2012, 20:07 par

"Faire la guerre n’est pas une suite de tâches, mais plutôt un duel, clos par notre reddition ou la sienne."

Si l'on peut naturellement être d'accord sur le duel entre deux ensembles volonté/intelligence/liberté, l'irrémédiabilité de la reddition me paraît moins aller de soi. On peut aussi parvenir à une cloture du conflit par la négociation. Ce qui n'empêche pas la défaite (dont c'est la perception par soi-même et les tiers qui compte) mais qui n'est pas non plus une reddition, c'est à dire quand un vaincu se place entre les mains du vainqueur, à la manière d'un Vercingétorix.

Quelle est l'origine de cette perception de nos armées comme force de maintien de l'ordre ? Faut-il la trouver dans le début des années 90 quand elles faisaient soit de l'humanitaire armé, soit du comtage de points sous un casque bleu ? Car si les interventions en Afrique (genre Tchad) me semblaient peu médiatisées, la participation au "maintien de la paix" en Yougoslavie l'a été bien plus de par sa proximité. Je pense qu'elle a pu créer une image fausse des réalités de la guerre par la nature même de la mission (sans ennemis, car ONU), alors même qu'il y a eu des pertes.

Cela n'exonere pas le niveau politique de son échec dans la présentation des buts de guerre aux citoyens (sans dire que cela est facile à faire) ni le balancement déni des morts/émotivité exacerbée (inconstance ?) qui désigne clairement à l'ennemi que c'est le niveau politique qui est le maillon le plus faible pour la France.

2. Le jeudi 2 février 2012, 20:07 par Jean-Pierre Gambotti

"Si on cède sur les mots, on finit par céder sur les choses" disait Sigmund Freud, aussi suis-je d’accord avec l’interpellation sémantique de Pierre-André Mourier, d’autant qu’il s’agit de la guerre, domaine dans lequel les mots portent l’action. Nommer "l’ennemi comme l’ennemi" permettrait de contribuer à installer dans la conscience populaire une vérité irréductible, que cette guerre orientale n’est pas celle de quelques soldats de métier, mais bien celle de la Nation, celle de la France. Néanmoins je crois que la difficulté des Français à comprendre le sens des sacrifices consentis en Afghanistan n’a pas pour seule cause cette échappatoire lexicale, je pense qu’elle ressortit au sentiment d’inutilité et d’injustice que peuvent ressentir nos concitoyens foudroyés par la mort de proches. Sentiment d’injustice, car comme le fait dire Jean-Paul Sartre à Goetz dans le Diable et le Bon Dieu, pardon pour la réminiscence approximative, "à la guerre on n’a pas peur de la mort car on pense toujours qu’elle frappera l'autre" ; sentiment d’inutilité car dans ces guerres au profit des populations, l’irrationalité du peuple nourrissant une insupportable ingratitude, la mort de nos soldats n’est pas considérée par l’autochtone comme le sacrifice extrême d’un jeune occidental pour sa liberté, mais comme un soldat étranger de moins.
Alors que l’on s’approche du terme de cette guerre et que l’analyse rétrospective devient possible, je pense que l’absence de la notion d’ennemi, ce "cher disparu", est la conséquence d’une autre "chère disparition" celle de Clausewitz. Et ce faisant l'occurrence d’un échec probable.
Pour éviter de passer pour un monomaniaque et un thuriféraire définitivement figé de Clausewitz, je citerai simplement trois courts extraits du Chapitre 1er Livre I de "De la guerre", pour montrer que la guerre exige un ennemi et que sans effet majeur sur cet ennemi on perd la guerre que l’on devrait mener.
-"La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’ennemi à exécuter notre volonté"
-"Les âmes philanthropes pourraient s’imaginer qu’il y a une façon artificielle de désarmer et de battre l’ennemi sans trop verser de sang, et que c’est à cela que tend l’art de la guerre. Si souhaitable que cela paraisse c’est une erreur qu’il faut éliminer".
-"La guerre est un acte de violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence".

Jean-Pierre Gambotti

3. Le jeudi 2 février 2012, 20:07 par

En 2001 existait de fait un vrai nid de serpents en Afghanistan. Il fut détruit presque totalement à la fin de l'année et j'ai cru savoir, que la population locale en était globalement contente que l'Occident ait "fait le ménage", ce qu'elle ne pouvait pas faire seule.
Maintenant, qu'arrive-t-i? Lorsqu'ils ont commencé à "récupérer" leur force, les talibans avaient prévenu tout le monde:
-"Quand vous partirez nous vous protègerons, comme nous l'avons fait avec les Russes..." Il fallait écouter!
Car maintenant même ça n'est pas certain! avec tout ce qui s'est passé, le retrait sera techniquement très difficile, les "pro" le disent (les commentaires sous les intéressants articles de JD Merchet du site "secret défense") Très cher aussi, dans tous les sens du terme!
Quand on fait la guerre, on ne la fait pas "à moitié"! On frappe dur!
D'autre part, on ne dit pas à l'adversaire:
-"Quoi qu'il arrive on s'en ira à telle date!"
(comment ne pas passer pour des cons?)
D'autre part, quand au début 2002 on a vu apparaître ce Mr Karzaï....
(il n'y avait pas de Google à ma connaissance) J'ai consulté Altavista et j'ai vu qui était ce type. Trafiquant douteux, corrompu et sans éthique, drogué de surcroît.
Qu'on ne me dise pas que les Occidentaux l'ignoraient!
Au lieu de quitter le pays après avoir fait le ménage, l'Occident s'est incrusté en oubliant la longue histoire locale... (ce qui est arrivé aux Russes et aux Anglais longtemps avant ça)
On a soutenu de nouvelles autorités locales malhonnêtes, comme ça arrive trop souvent.
On a laissé faire sur place la "privatisation de la guerre en "entretenant" des boîtes de mercenaires douteuses, genre Blackwater etc... Qui firent des tas de bêtises! Comme en Irak. En s'en mettant plein les poches! On a fait plein de frappes "par erreur" meurtrières, dont on a trop souvent su après que ces "bavures", pouvaient être évitées.
Le résultat de tout ça après dix ans de "bordel", nous le voyons!
- Il faudra mettre les voiles
- Ils botteront le cul des soldats occidentaux en retrait d'abord et de L'Occident ensuite! Ceci, avec des nouveaux ennemis que "nous" (je n'ai pas cautionné ça) avons nous-mêmes "fabriqués"!
Ils auraient tors de se gêner, les talibans, avec des ennemis aussi stupides!
Pourvu qu'une fois réinstallés au pouvoir, ils ne recomencent pas à soutenir des opérations comme la grande farce du 11 sept 2001...
Cette fois, ce sera réellement de notre faute.
Pour ne pas avoir d'ennemi, il faut éviter de les faire soi-même!

Bien navicalement - le site-captain du
http://souvenirs-de-mer.blogdns.net...

Note: Vacances d'étudiants en Afghanistan en 1977
http://souvenirs-de-mer.blogdns.net...
(du bac à l'école de la marine marchande en passant par Kaboul)

4. Le jeudi 2 février 2012, 20:07 par Daniel BESSON

Bonjour ,
Deux remarques :
- Durant les premiers mois de la "guerre d'Algérie" , la mort violente d'un civil Français ou d'un militaire Français faisaient l'objet de l'ouverture d'une procèdure judiciaire et donc d'une enquête .Ce n'est donc pas la première " judiciarisation " d'un conflit que l'on refuse de qualifier de " guerre " . Je ne sais pas toutefois si ces procédures se sont poursuivies durant toute la guerre . Il faudrait aussi vérifier si des membres du FLN n'ont pas été condamnés pour des attentats contre des militaires par des juridictions civiles , ce qui suppose l'ouverture d'une procédure judiciaire . Le context et la démarche des familles sur l'A-stan sont bien sûr différents mais il existe bien un précédent . Voir la déclaration de F.Mitterand sur ce lien ( document pdf ) http://www.reds.msh-paris.fr/public...
Dans la mesure ou le gouvernement Français refuse de proclamer " l'état de guerre " , la recherche des causes et circonstances ayant entrainées la mort des militaires lors de cette embuscade est rendu possible comme ce fut le cas lors d'entrainements , même si elle fait l'objet d'arrières-pensées .
http://www.lepoint.fr/actualites-so...

- La " novlangue " militaro-journalistique date de 1999 avec l'agression contre la Serbie : " frappes " pour " bombardements " , " dommages collatéraux " , " intervention " ,....
http://www.acrimed.org/article3561....

Il faut enfin rendre hommage au courage intellectuel , l'expression est en dessous de la réalité compte tenu du climat ambiant , du CBA Mounier pour son texte et plus particulièrement pour ce qui est " évident " ! :" il faut d’abord reconnaître l’ennemi pour ce qu’il est. Il partage avec nous trois qualités : la volonté, la liberté, et l’intelligence. Faire la guerre n’est pas une suite de tâches, mais plutôt un duel, clos par notre reddition ou la sienne. La reconnaissance de nos ennemis pour ce qu’ils sont s’impose. Cela ne signifie pas qu’ils doivent être diabolisés Nous devons saisir qu’ils ne sont pas d’accord avec nous et qu’ils sont prêts à lutter pour cela."
Signalons ici que l' " ennemi " a ainsi toute la posture morale pour utiliser ce que l'on appelle des " ruses de guerre " , par exemple d'utiliser des 4x4 civils comme véhicules de combat afin de se prémunir de " frappes " ou de penetrer dans une enceinte militaire sans afficher les marques disctinctives de l' " enneni " et même sa qualité d'" "ennemi " . Condamner les " Kadhafistes " ou les Talibans sur ce point reviendrait à condamner Bertrand du Guesclin [ Qui deguisait ses hommes en soldats Anglais ] !
Cordialement
Daniel BESSON

5. Le jeudi 2 février 2012, 20:07 par Jean-Pierre Gambotti

L’ennemi, cet ami du peuple …
Ne pas avoir désigné "l’ennemi comme l’ennemi", nous a fait quelque peu insulter l’art de la guerre pendant que nous la conduisions et l’article de Jacques Follorou dans Le Monde de ce dimanche montre que notre insuccès en Afghanistan pourrait être la conséquence de cet égarement.
En effet si les conclusions de l’enquête terrain de la Task-Force 3-10 sont avérées et que les talibans ont réussi à installer dans les esprits qu’ils fonctionnaient comme une administration parallèle acceptée par le peuple, les talibans ne sont plus l’ennemi puisque néo- représentants de ce peuple que la coalition était venue protéger de cet ex- ennemi. L’ami de mon ami ne peut plus être mon ennemi, la cause est entendue...
Après les excellents retex tactiques que nous avons su élaborer sur cette guerre, il faudra nous pencher sur l’analyse stratégique après action et tenter de comprendre pourquoi, rétifs à l’approche globale, c'est-à-dire systémique, nous avons été incapables de raisonner la complexité, inaptitude dont l’extravagant résultat pour la coalition est de devoir considérer l’acceptation du joug des tortionnaires par les anciennes victimes.
Très cordialement
Jean-Pierre Gambotti

égéa : oui, l'article de Follorou est particulièrement intéressant. Je dois à la vérité de dire qu'il est "sans surprise".

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