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Juridicisation, judiciarisation

Le suivi judiciaire des attentats d'Uzbeen a posé la question de la place du droit dans les opérations. Dans ses déclarations, l'avocat G. Collard a eu des mots extrêmement tendancieux quand il a parlé d'un "guet-apens construit par la négligence, par le laxisme de la hiérarchie". Ce propos est particulièrement spécieux puisqu'il suggère que le guet-apens a été construit par la hiérarchie, donc le commandement. Stratégie habituelle du personnage, toujours prêt aux outrances et aux provocations afin d'attirer les médias. Les esprits s'étant un peu calmé, il paraît utile de revenir sur quelques notions ayant trait au droit dans les armées.

source

Exception juridique, droit commun.

Remarquons pour commencer qu'historiquement, il y a toujours eu une sorte d'exception juridique liée aux armées, un droit "exceptionnel du droit commun". On pense bien sûr à l'article 35 de la Constitution qui permet de déclarer la guerre, mais aussi au "cantonnement juridique" qui place le militaire sous le régime d'un statut spécial par rapport au reste de la fonction publique. On pourrait également voir dans chaque grande partie du droit (finances publiques et droit budgétaire, domaine public de l’État, droit du travail, réquisitions, etc..) des droits particuliers. Ils étaient autrefois justifiés par les situations exceptionnelles de la guerre.

L'air du temps, l'improbabilité de la guerre conventionnelle et des générations de contrôleurs des armées (normalisateurs, forcément normalisateurs) aidant, cette exception a été largement gommée et ne demeure plus que de façon résiduelle. Ainsi, dans le domaine judiciaire, il n'y a plus de tribunal aux armées ni même de chambre spécialisée. Du coup, le soldat peut être jugé par une juridiction civile, saisie par une partie civile. C'est le cas aujourd’hui.

Droit et guerre

Hors du droit interne, constatons que cela fait des générations que le droit international tente de codifier la guerre : Droit de la guerre, droit dans la guerre (jus in bello, jus ad bellum, vous connaissez ça par cœur), droit des conflits armées, conventions de Genève... Toutefois, on remarquera que cela ne suffit pas. Aussi a-t-on vu se développer, en opérations, les Règles d'engagement. J'ai écrit par ailleurs toute l'imprécision de ces règles irrégulières, qui servent à la fois de consignes d'ouverture du feu, de textes juridiques, règles de comportement, règles de protection de la force, règles morales ...

Oh ! j'entends bien les juristes me dire poliment que je n'ai rien compris. Je sais simplement qu'un soldat, là-bas, tout en bas, quand on lui refile ces espèces de carnets cartonnés qui recueillent les attitudes selon les circonstances, il n'y comprend goutte, ce qui n'est pas la meilleure chose lorsqu'on se fait tirer dessus. Cela touche un peu notre sujet : en effet, ces ROE illustrent bien l'imprécision désormais latente qui règne, là où justement on a voulu tout préciser. C'est qu'il s'agit de répondre à la complication du monde. Celle-ci a bien des causes, n'en doutons pas. Mais une, particulière, touche à notre sujet : la juridicisation (qui précède la judiciarisation).

Juridicisation

Par juridicisation, il faut ici entendre le développement des outils juridiques à l’intérieur du champ des opérations. On la distinguera de la judiciarisation qui évoque le contrôle par l’autorité judiciaire des actes, mais aussi de ceux qui en sont responsables.

La juridicisation touche bien des aspects des opérations et de leur soutien :

  • légitimation par des résolutions de l’ONU
  • la détermination de règles d’engagement
  • accords avec la nation hôte déterminant le statut des troupes, mais aussi les collaborations avec les autorités voire avec les forces du pays (accord de défense, Status of Force Agreement –SOFA- ou Memorandum of Understanding –MOU).
  • contrats locaux qu’on observe sur quasiment tous les théâtres extérieurs : personnels sous contrat de recrutement local (PCRL), approvisionnement en eau, gestion des déchets, …
  • Par le truchement de l’externalisation de segments logistiques : infrastructure opérationnelle, alimentation (CAPES France au Kosovo), soutien du combattant, voire acheminement local (liaison N’Djamena Abéché pendant EUFOR Tchad).

Droit et responsabilité

Cela amène à préciser la notion de responsabilité qui peut être de différents types : hiérarchique, juridique et comptable

  • Responsabilité hiérarchique : pour un militaire, elle désigne le fait de devoir de remplir sa mission et de la mener à bien ; à chaque échelon de responsabilité correspondent un niveau d'autorité et différentes obligations de résultats ou de moyens.
  • Responsabilité juridique : c’est la responsabilité légale (c’est-à-dire prévue expressément par la loi et le règlement) et financière, en droit civil comme en droit pénal, se traduisant par des dommages et intérêts en cas de faute (on ne précisera pas ici la notion de faute détachable du service, grand classique du droit administratif).
  • Responsabilité comptable : elle désigne la responsabilité pécuniaire personnelle pour réparation totale ou partielle du préjudice causé, dans certains cas même sans faute personnelle, ainsi que pour le paiement d'une amende pénale quand elle prononcée pour certaines contraventions et certains délits ; Elle s'applique tout particulièrement mais pas exclusivement aux ordonnateurs et aux comptables.

A noter qu'en anglais, trois mots illustrent cette distinction : la responsabilité hiérarchique est désignée par responsible: la responsabilité juridique par reliable; la responsabilité comptable par accountable.

Si la responsabilité hiérarchique demeure prééminente, notamment en opérations, elle ne recouvre pas exactement les deux autres responsabilités. C’est un facteur supplémentaire de complexité. Car autrefois, les choses étaient assez claires : le chef était chef en tout. Maintenant qu'on détaille la responsabilité, le chef n'est plus forcément chef en tout. Et cela s'observe également en temps de paix, puisqu'on a des responsabilités "hiérarchiques" qui ne correspondent pas aux responsabilités "budgétaires". Qui commande ne paye plus forcément. Au risque que finalement, cela ne soit celui qui paye qui commande...

Judiciarisation

La judiciarisation désigne l'intervention croissante du contrôle judiciaire : ou, pour parler plus clairement, de l'intervention croissante des juges dans le contrôle de la conduite des opérations. C'est bien cette notion de "contrôle" qui pose problème, surtout si l'on se réfère à l'acception anglaise du "commandement" : "Command and control". Ainsi, le contrôle par le juge enlèverait au chef une part de son "commandement". Car avant, c'était au chef de contrôler. S'il ne contrôle plus, cela remet en cause son commandement.

D'autant que celui-ci lui a été confié "pour le bien du service, l’exécution des règlements militaires, l’observation des lois et le succès des armes de la France". Autrement dit, c'était au chef d'assurer le respect des lois. Et le contrôle de ce respect doit se faire conformément à cette délégation de pouvoir qui lui est donnée intuiti personnae. Mais la formule introduit une hiérarchie : au dessus du respect des lois, il y a le succès des armes de la France : formule mystérieuse et sacrée, liée au territoire si particulier de la guerre, des opérations de guerre, de ce moment où l'on a franchi le Styx qui sépare de la normalité et qui est le privilège difficile des soldats et de ceux qui les commandent. Et là, le juge civil, puisqu'il est civil, ne s'y aventure pas.

Responsabilité pénale. Toutes choses égales par ailleurs, la question fait penser au développement de la responsabilité pénale de bien d'autres "responsables" : chefs d'entreprise, élus, directeurs d'établissement ... Eux aussi s'étaient vu reprocher leur "responsabilité", au titre de leur fonction de "responsable", de "chef". Et souvenez vous, on avait poussé des hauts cris. Je crois qu'il y a d’ailleurs eu depuis plein de textes juridiques pour encadrer leur "judiciarisation", afin de ne pas dégoûter les vocations de responsables. Peut-être en est-on là aujourd'hui au sujet des armées.

Références (les articles de ML Mariani et N. Baraillé sont à conserver dans votre fonds de documentation)

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 14 février 2012, 19:10 par Gigi

Quid du territoire national ? je ne parle pas de la sécurité civile qui ne pose pas de problème, mais de la participation des armées à la sécurité intérieure. On ne peut pas parler d'exception juridique dans la mesure où on reste dans le droit commun et dans la mesure où il n'y a pas à proprement parler d'opération militaire. Les armées interviennent en complément des forces de sécurité intérieure et dans une organisation administrative donnée. Nos soldats sont-ils bien protégés juridiquement lorsqu'ils patrouillent dans les gares ???

égéa : oui, tu as raison. Je n'y avais pas pensé. Mais cela illustre la complexité du problème, me semble-t-il... D'ailleurs, c'est au fond le concept de "sécurité nationale" qui mériterait d'être précisé, car il laisse un peu sur la faim...

2. Le mardi 14 février 2012, 19:10 par Circonspect

J'ai "l'intime conviction" que le chef tactique qui aura bien préparé sa mission, fait correctement sa MEDO et réfléchit à son action, aucun tribunal ne pourra trouver à redire sur son action même si elle a "merdé". J'ai vu un chef de corps là bas qui se torturait littéralement le cerveau (et celui de son état major) pour obéir aux ordres reçus tout en maximisant la sécurité pour ses personnels. Je suis sur qu'on ne trouvera personne pour ester en justice contre lui.
Collard utilise certes l'outrance, mais on a quand même l'impression, au travers des fuites nombreuses sur cette affaire, que la MEDO n'avait pas été mené de main de maitre (je dis bien que cela reste une impression au vu de ce que le vulgum pecus en sait) d'où la faille et donc le ciblage sur cette faiblesse. Pourquoi s'en étonner? le militaire sait que toute faille sera exploitée par l'adversaire.Il doit donc s'efforcer de les limiter, voir par le travail préparatoire les éradiquer.

3. Le mardi 14 février 2012, 19:10 par jiji

Je vous invite à lire "The judicialisation of operations outside the national territory " Etude réalisée dans le cadre de FINABEL et qui tente de définir au niveau européen cette "judiciarisation".

De plus nombreux sont ceux qui pensent, parce que depuis quinze ans les armées ont intégré une formation en droit des conflits armés, que tout le monde connait... Et chacun y va de sa plume.
Il ne faut pas tout confondre, par exemple les ROE ne sont que des autorisations de l'emploi de la force données à des militaires et celles-ci peuvent être précisées par une "SOP" émanant du commandant de la force. (lire sur ce sujet du col Cario: Droit et guerre d'hier à aujourd'hui.) Il ne faut pas leur donner de valeurs juridiques ou autres. Oui l'ordre dans lequel elles sont intégrées à valeur juridique.

Mais arrêtons de pleurer, un chef est responsable de la vie de ses hommes et je suis outré de voire que certains font leur .... Et quand on est responsable on accepte cette responsabilité, sinon on change de métier et comme le disait l'un de mes professeurs "on va vendre des carottes au marché. Il n'y a pas de sot métier." ...

Guerre pas guerre, bataille de juristes, d'avocats assis au chaud dans un cabinet, les militaires obéissent au "Politique" qui les envoie en mission de maintien de la paix, de restauration de la paix de stabilisation. Soyons plus simple, que la doctrine soit plus précise et que les forces armées obtiennent une définition politique et juridique de ces termes avant d' envoyer des hommes et des femmes remplir des missions de "sécurité et d'assistance" sur un territoire étranger où ils se font tuer... Ou alors comme le disait Marcel SEMBAT: "faites la paix sinon faites un roi".

La judiciarisation de la société est la démonstration du refus de vouloir prendre nos responsabilités.
La loi est faite pour organiser les relations entre les hommes les sociétés et les États. Tant que nos responsables politiques ne donneront pas une définition politico-juridique de "l'intervention extérieure", comme il existe celles de guerre et paix, nous ne pourrons que rendre des comptes de nos actions comme le fait ou devrait le faire chacun des citoyens.

Pour ce qui est des missions de sécurité (vigipirate) l'encadrement juridique est clair et précis et le soldat est bien protégé juridiquement, pas des coups.

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