1/ Je laisserai le lecteur lire ce qu'on dit partout au sujet de l'histoire de l’œuvre, de Marcel Storr, de sa découverte et de sa reconnaissance : voir les références mises ci-dessous. Et je vais immédiatement verser dans le travers que je viens de dénoncer, et parler de l’œuvre. Peu importe l'histoire, au fond, car dans le cas présent, on peut -on doit- partir de l’œuvre.
2/ Il se trouve que je la connais depuis un certain temps : il s'agit donc de tableaux que j'ai vu à plusieurs reprises ces dernières années. D'une certaine façon, la répétition du regard participe à la découverte : en effet, si ses tableaux sont extrêmement visuels, très figuratifs, ils sont construits sur la reproduction de motifs qui construisent des immeubles toujours plus grands et majestueux. Mais ici, recadrés, mis en lumière, ils prennent une densité que je ne leur avais jamais vue.
3/ On l'aura compris, voici un génie de l'art brut, cette forme échevelée de l'art naïf. Le personnage de Séraphine de Senlis a été popularisé au cinéma, Marcel Storr la dépasse probablement dans son inspiration et l’élévation de ses tableaux. Art brut, art négligé, art bâti en dehors du système, art personnel. Art qui résulte de tels échecs humains qu'on ne doute pas qu'il constitue une rédemption personnelle, et donc une vérité et une authenticité qu'on ne trouve pas chez la plupart des contemporains intégrés au système. D'une certaine façon, le seul art qui puisse exister aujourd'hui est forcément hors système. Hors système, Marcel Storr l'était indubitablement : car c'est seulement maintenant que je veux parler de son histoire : celle-ci intervient après l’œuvre. Voici donc un enfant abandonné, confié à l'Assistance publique, placé chez des paysans qui l'ont probablement battu, se retrouvant finalement cantonnier de la ville de Paris, au bois de Boulogne, face à la Défense alors en construction. Il était sourd et analphabète, enfermé dans un esprit souffrant.
4/ Le dessin est alors la seule thérapie, l'unique auto-thérapie qui lui permet de survivre aux malheurs du monde. Et l'exposition montre ce parcours : d'abord les premiers dessins (exposés pour la première fois, je ne les avais jamais vus !) d'églises dessinées dans les années 1930, dans un style encore naïf, avec des personnages assez grands ; puis la série des cathédrales, datant de 1964, allant vers une complexité croissante ; enfin, la dernière série, celle des villes, celle des architectures où l'homme disparaît quasiment, dans ces machines complexes qui symbolisent parfaitement le monde contemporain.
5 / Les qualités plastiques de l’œuvre sont évidentes : le dessin est constitué de la répétition de motifs qui s'ajoutent sans cesse, selon une logique géométrique qui rappelle, d'une certaine façon, Vasarely ; mais ils sont recouverts d'encres de couleurs, le plus souvent dans des tons chauds (bruns, ocres, rouges, jaunes) et sur lesquels est passée une sorte de vernis ; et si l'immeuble montré recouvre presque toute la feuille, il laisse en haut la place à des ciels en sorte d'aquarelle dont la pâleur claire et terne accentue le contraste avec les dessins sombres mais brillants. Esthétiquement, cela dégage une personnalité et un chatoiement qui sautent aux yeux.
6/ Évidemment, la démesure s'installe progressivement : les personnages humains existent mais rapetissent à mesure du déroulement de l’œuvre, au point de n'être plus, à la fin, que des points dont on ne discerne plus le mouvement ou l'allure. Le rétrécissement de l'humanité devant le bâti qui l'environne est tout à fait significatif de notre monde où l’artificiel et la complexité règnent désormais. Storr est, pour le coup, un peintre totalement contemporain: il n'aurait pu exister autrefois.
7/ Storr est un peintre de la perspective qui n'a pas appris à dessiner : s'il a le sens de la perspective, il en néglige les lois et commet des fautes géométriques évidentes, même si on ne les aperçoit pas au premier regard. De ce point de vue, il retrouve un certain cubisme, sans le faire exprès mais de façon plus convaincante que certaines abstractions intellectuelles des inventeurs de ce mouvement. Il prend peu à peu de la hauteur (au sens premier) comme s'il voyait ses tableaux d'un avion ou d'une nacelle : cette élévation accompagnait la montée en hauteur de ses monuments et l'édification d'ensembles de plus en plus grands et ambitieux.
8/ On aboutit ainsi à de véritables villes, démonstratives et enchevêtrées, où des voies de chemin de fer relient les tours en altitude. Le ciel disparaît, les quelques oiseaux qu'on observait au début aussi, mais d'une certaine façon la ville s'aère, avec des végétations et surtout des plans d'eau, lacs et rivières, remplis de bateaux.
9/ Les trois âges de Storr illustrent trois âges de l'humanité : de la petite église quasi villageoise à la cathédrale puis à la cité démesurée, ce sont trois figurations de la communauté humaine où l'individu devient de plus en plus petit, et particulier. En ce sens, Marcel Storr est le peintre de la planétisation, et l'on ne peut pas dire que son art soit occidental, puisque telle ou telle peinture revêt des ambiances étrangères et universelles.
10/ C'est tout le paradoxe : voici un reclus, extrêmement isolé, négligé et banni intérieur, qui illustre de la plus magnifique façon l'évolution de notre monde contemporain. Storr est un constructeur de cathédrale : comme ses ancêtres, il est resté anonyme et a construit les plus belles cathédrales qui soit. Storr, en fait, annonce prophétiquement un nouveau cours de l'humanité. Son œuvre précède sa signification. Au fond, l'art brut est désormais le seul art vrai.
Bref, à découvrir. Surtout que l'exposition est gratuite : ultime symbole.
Un grand merci (et toute mon affection) à Liliane et à Bertrand : ils sont les co-auteurs de cette œuvre et sans eux, assurément, Marcel Storr ne serait jamais sorti de l'ombre où il vécut toujours.
NB : toutes les illustrations sont protégées par un copyright L et B Kempf.
Références :
- L'article de Pierre Dagen dans Le Monde du 27 décembre
- Laurent Danchin (spécialiste français de l'art brut) parle de l'art de M. Storr
- Un compte-rendu de l'exposition par le Poignard subtil
- Le site officiel de l'exposition : tous les détails. Jusqu'au 31 mars, et c'est gratuit, dans un amusant petit pavillon XVIII° siècle planté sur la hauteur de Ménilmuche, le Carré de Baudoin
- Reportage avec le commissaire de l'exposition et les collectionneurs.
O. Kempf
1 De tim -
Pour ceux que ça intéresse, excellent musée de l'art brut à Lausanne.
2 De emke -
Voilà une très belle composition, je la recommande aussitôt aux plus âgés de mes élèves.
Tu exprimes avec talent ce que tu as ressenti et tu nous donnes pourtant envie d'aller vérifier !
Pour ma part, je dois revoir ces tableaux, notamment la cathédrale qui immense par sa taille nous oblige à lever la tête vers les cieux ...
3 De panou -
Merci de m'avoir permis cette découverte.De plus Internet permet à ceux qui vivent en des endroits reculés de ne pas mourir idiots.Sur ce point j'ai apprécié la vidéo car elle permet de juger des dimensions des tableaux ce que rend pas vraiment un catalogue.
Alors art brut,art naif...?J'aime beaucoup la notion d'art modeste.Notion indéfinissable mais qui a une illustration au sein du MIAM(musée international des arts modestes) à Sete.Leur site vous paraîtra un peu fourre tout mais finalement l'art est peut-être partout. Au moins n'est-on pas abreuvé de pédantisme. La vie de Storr me rappelle celle de Carlo qui fut exposé au MIAM.
4 De -
Votre article est très bon, et très bien fait. Ça donne des idées !
Un autre article sur ce site : http://agora.kegtux.org/index.php/a...