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Mécaniques des tensions au Proche-Orient

On ne peut qu'être frappé de la simultanéité des deux crises se déroulant actuellement au Proche-Orient : d'une part la crise syrienne, d'autre part la querelle israélo-iranienne. Les deux sujets sont d'habitude analysés de façon disjointe : tentons de les appréhender d'un même regard.

source (Géographie de la révolte syrienne, par Fabrice Balanche, in Outre-Terre N° 29, 2011/3.

1/ Examinons la situation selon une plus petite échelle, celle du monde arabo-musulman :

  • l'année 2011 a donc vu les révoltes arabes se dérouler au Maghreb, et on observe actuellement une certaine stabilisation de la situation, selon des modalités différentes selon les cas.
  • Au Machrek également, les troubles ont finalement été contrôlés, que ce soit à Bahreïn ou au Yémen.
  • Au Proche-Orient (entendu comme les pays riverains de la Méditerranée : Syrie, Liban, Israël et, héritage du mandat britannique, Jordanie), la crise se concentre sur la Syrie, même si chacun devine qu'elle aurait immédiatement des répercussions sur le Liban. Quant à la Jordanie, elle retient son souffle et parie encore une fois sur sa fragilité pour survivre.
  • Un peu plus à l’Est, au Moyen-Orient, les États-Unis ont donc quitté l'Irak. Celui-ci est dirigé par Nouri Maliki, un chiite qui privilégie l'axe chiite avec Téhéran.

2/ On a donc actuellement une double dynamique :

  • d'une part, une sorte d'offensive sunnite contre le régime de Bachar Assad en Syrie : celui-ci a en effet un double défaut : c'est un régime laïc, et tenu par une minorité alaouite, donc chiite. Ainsi faut-il comprendre l'activisme de la Ligue arabe, et notamment du Qatar, comme nous le voyions l'autre jour. Indirectement, il s'agit de contrer l'axe chiite qui lie l'Iran, l'Irak, la Syrie et le Liban (à cause de la mainmise du Hezbollah sur le pays) : un axe chiite qui lie le golfe à la Méditerranée, selon une dorsale nord qui s'opposerait à la dorsale sud sunnite (péninsule arabique, Égypte, Maghreb). Il s'agit là d'une ultime conséquence du chamboulement irakien provoqué par la chute du régime laïque mais sous influence sunnite de Saddam Hussein. Ainsi, il s'agit de couper la dorsale en Syrie, quand elle était autrefois coupée en Irak.
  • d'autre part, le discours israélien contre l'Iran en voie de nucléarisation. Le durcissement actuel est aussi dû, c'est entendu, à des raisons de politique intérieure. Mais pas seulement. En effet, Israël bénéficiait jusqu'à présent d'une position dominante, grâce à son monopole localisé de l'arme nucléaire (et de l'appui américain). Une fois qu'il a constaté que l’Égypte perpétuerait de bonnes relations avec Tel-Aviv, et que la chute de Bachar Assad était stratégiquement neutre pour Israël, le pays a pu reconcentrer ses efforts contre Téhéran.

3/ On s'interroge ici pour les raisons profondes de cette démarche : au-delà de la nécessaire "fabrication de l'ennemi" (j'ai besoin d'un ennemi pour maintenir ma cohésion nationale), il y a une ambition sous-jacente : celle de la sécurité absolue. Ma sécurité absolue passe certes par l'insécurité de tous mes voisins : mais Israël a prouvé qu'il n'était pas, finalement, un facteur agressif de l'équilibre Proche-oriental et que le statu-quo convenait aux États. Qu'on me comprenne bien : je parle ici du schéma géopolitique, non pas de la relation avec les territoires de la Palestine et donc de l'incidence de la question palestinienne (celle-ci constitue une couche géopolitique particulière que je maintiens ici hors de l'analyse). Autrement dit, pour les voisins d'Israël, celui-ci n'apparaît pas comme une menace. Ils ont appris à vivre avec lui et il n'y a pas de compétition idéologique ni surtout de compétition religieuse. En dehors du cas palestinien, la relation israélo-arabe est stable parce que la sécurité absolue d'Israël ne menace pas la sécurité des États arabes avoisinants.

source (le blog de Vincent Eiffling)

4/ Mais à partir du moment où un autre pays de la région dispose de l'arme nucléaire (ou, comme je l'ai déjà dit, arrive au niveau de pays du seuil, ou affirme "ne pas être le premier pays à introduire l'arme nucléaire au Moyen-Orient", ou toute autre formule persane), il n'y a plus de sécurité absolue. Il y a une sécurité relative, forcément relative. Ce qui change radicalement l'équation stratégique : non pas que cela signifie que la survie d'Israël est en jeu : en effet, il faut comprendre que l'arme nucléaire est fondamentalement défensive, et non pas offensive. Mais à partir du moment où l'autre dispose également d'un moyen de pression sur vous, le dialogue change. Radicalement. Et l'attitude stratégique que l'on avait en est profondément affectée. C'est cette incertitude qu'Israël refuse, et cela motive son discours actuel anti-iranien.

5/ Au passage, que penser de l'agitation actuelle sur l'éventuelle frappe de l'Iran par Israël ? on lira à ce sujet l'excellent article de Natalie Nougayrède dans le supplément géopolitique du Monde de ce week-end (disponible en ligne aux abonnés uniquement, mis en ligne toutefois ici). J'ai quand à moi toujours été très circonspect envers ces rodomontades, et pour tout un tas de raison, dont voici la principale : un des éléments de la réussite d'une attaque étant la surprise, tant qu'on en parle c'est qu'elle n'aura pas lieu. Du coup, la chute de l'article pose le vrai critère : "tant que, dans les médias internationaux, un "buzz" intensif se poursuivra sur un risque de frappes en 2012, celles-ci ne seront pas imminentes. Le 6 février, les médias israéliens ont annoncé que Nétanyahou avait ordonné le silence à ses ministres à propos de frappes sur l'Iran." S'il y a silence sur la menace iranienne les prochaines semaines, alors, il y a un vrai risque de frappes.

6/ Mais revenons à notre sujet : on observe ainsi une sorte d'alliance objective entre les puissances du Golfe et Israël. Pour celles-là, il s'agit bien de la compétition idéologico-religieuse (plus que de la menace iranienne : regardez les budgets d'armement : 45 Mds € pour l'Arabie Saoudite, moins de 13 pour l'Iran, et je ne parle pas des autres pays du Golfe). Dans cette configuration, chacun fait effort contre son voisin éloigné qui se trouve être le voisin proche de l'allié : les pays du Golfe poussent contre la Syrie, voisine immédiate d'Israël. Israël pousse contre l'Iran, voisin immédiate des pays du Golfe...

7/ On n'a pas parlé, jusqu'à présent, du troisième acteur majeur de la région, la Turquie. En effet, celle-ci est vivement intéressée par ce qui se passe, puisqu'elle borde tout le nord de la dorsale chiite. Pourtant,j'ai l'impression que la Turquie ne sait plus que faire. Son tropisme de rassembleuse des sunnites l'incite à pousser contre la Syrie, mais la question kurde la freine. Au fond, elle est désormais neutralisée dans le grand jeu qui se déroule.

8/ Que peut-il alors se passer ?

  • Soit Israël ne frappe pas l'Iran, et celui-ci continue son cours, avec de plus une reprise en main des Khameynistes contre le clan d'Ahmadinedjad : celui-ci serait alors offert comme victime politique expiatoire pour expliquer que désormais, ce ne sera plus comme avant - même si bien sûr, les travaux de recherche nucléaire seront poursuivis. Autrement dit, la chute possible d'Ahmadinejdad demeure une carte aux mains des Mollah dans la négociation en cours. On parle beaucoup des élections israéliennes, il ne faut pas négliger les prochaines élections iraniennes.
  • Si Israël frappe l'Iran, on aura alors un regroupement national iranien, et pour le coup le régime sortira de l’ambiguïté et poussera les feux pour obtenir rapidement l'arme : car personne n'envisage qu'une frappe empêcherait durablement le programme iranien de se poursuivre. Au contraire, elle le justifierait plus que jamais et ressouderait la population autour du régime, dans une sorte de néo-gaullisme, aux cris de "plus jamais ça". Car j'ai du mal à croire qu'une frappe puisse arrêter durablement l'ensemble du programme iranien.
  • soit Bachar Assad (ou plus exactement, le système alaouite dont il n'est qu'un représentant, comme une balle de ping-pong en haut du jet d'eau) demeure en place, et l'axe chiite est durablement en place
  • soit il perd le contrôle de la Syrie. Alors, on assistera probablement à l'éclatement du pays. En effet, tout le monde part du principe que les frontières demeureront en place et que la Syrie persistera comme pays unifié et basculerait dans une orbite sunnite, comme l'Irak a basculé dans une orbite chiite. C'est ne pas voir un des ressorts profonds de la survie actuelle d'Assad, qui fait qu'il est encore en place : la garantie de la coexistence des différentes minorités. Les alaouites ne sont qu'une des nombreuses minorités qui, réunies, permettent de contrer la domination arabe sunnite. Et l'exemple irakien suggère bien que le maintien du pays demeure très aléatoire, pour ne pas dire artificiel. Rien ne garantit la survie de la Syrie en tant qu’État. Voir mon billet sur la Syrie.

source

9/ Un éclatement syrien pourrait en effet entraîner une profonde reconfiguration de la région. On peut en effet imaginer le processus suivant :

  • les Kurdes syriens rejoignent les Kurdes irakiens pour former un Kurdistan fédératif : menace terrible contre l'équilibre turc.
  • les arabes sunnites irakiens se réunissent avec les arabes sunnites syriens, dans une nouvelle "Mésopotamie arabe septentrionale" (sunnite). Dans le même temps, création d'un Irak arabe chiite, une "Mésopotamie méridionale", arabe, mais chiite.
  • les minorités du Levant se réunissent dans une confédération arabo-levantine, qui regrouperait le Liban actuel avec les minorités syriennes, pour beaucoup regroupées à l'ouest du pays et sur le rivage. Il s'agirait d'une alliance chiito-chrétienne qui prolongerait la configuration actuellement en place au Liban.
  • Le destin de la Jordanie serait posé : rejoindre la confédération arabe sunnite ? demeurer encore comme pièce d'équilibre ? ou reposer la question de la Cisjordanie ? d'autant que la Fatah et le Hamas semblent se réconcilier....

On le voit, la question géopolitique n'est pas simplement le sort de la révolte syrienne ou la probabilité d'une frappe israélienne : mais surtout leurs conséquences dans un Proche-Orient fragile. C'est au fond le gel des frontières issu de l'éclatement de l'empire ottoman qui est posé.

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 12 février 2012, 18:52 par Daniel BESSON

Bonjour ,
Cit : C'est au fond le gel des frontières issu de l'éclatement de l'empire ottoman qui est posé
Oui , cela s'appelle la " Greater Middle East Initiative " !
Cordialement
Daniel BESSON

égéa : remarque qu'on m'a déjà faite par ailleurs. A ceci près que je n'y mets, personnellement, aucune visée politique neo-con ou post-démocratique : je constate simplement que l'intangibilité des frontières peut être remise en cause, ce qui n'était peut-être pas au programme des néo-conservateurs. Accessoirement, à rapprocher de la Hongrie qui pose la question de la perpétuation du traité de Versailles ! Quant à la Turquie, elle fera attention à Sèvrres et Lausanne, à cause d'Alexandrette !

2. Le dimanche 12 février 2012, 18:52 par gilles74

excellente analyse olivier, certes les journalistes comme le fou chinois n'oberserve toujours que le bout du doigt du sage quand ce dernier montre la lune.
une analyse globale mais qui devrait aussi être étendue sur le plan économique en particulier des relations futures d'approvisionnement entre la chine et l'IRAN.
C'est toujours avec grand plaisir que je lis tes analyses

égéa : merci, Gilles : voici un message qui a des racines de fort loin en arrière, et qui fait bien plaisir ! A un de ces jours.

3. Le dimanche 12 février 2012, 18:52 par Chamaco

Casser, séparer, morceler à l'extrême (ethnie / religion), les prétendues "révoltes" 2011 n'ont pas d'autres buts : empêcher que les pays arabes insoumis à l'ordre sunnito-US-Israel puissent bouger en cas d'attaque contre l'Iran, trop occupés qu'ils seront pendant des années par leurs problèmes internes.
Ce ne sont pas seulement les "2 crises" qu'il faut analyser ensemble, mais la totalité des mouvements de 2011/2012 (commencés par l'Irak en 2003)

4. Le dimanche 12 février 2012, 18:52 par

Je vous transmets une fiche de lecture très partielle d’un rapport du CF2R sur la Syrie.Je ne m’attacherais qu’à la dimension internationale du conflit qui est traité dans ce document particulièrement riche:


Une image négative de la Syrie associée à celle de la guerre froide ? La Syrie a fait le choix de l’URSS en considérant que l’URSS pouvait aider à contrecarrer de leur point de vue la politique expansionniste (sans jeu de mot) d’Israël. Pourtant la Syrie a fait le choix du camp occidental contre l’Irak en 1991. Je ne suis pas tout à fait en accord avec cette analyse, qui se souvient aujourd’hui des pays ayant réellement collaboré avec le camp communiste contre l’occident ?


L’intervention de la Syrie au Liban ? Plus certainement, mais très vite, Damas va jouer son propre jeu et imposer sa Pax Syriana avec le soutien de Paris et de Washington. L’espoir secret de Damas ne serait-il pas d’espérer à une grande Syrie englobant le Liban et la Palestine? Dans ce contexte, il est indiqué à juste titre, que la Syrie accueille sur son sol nombre d’organisations terroristes. La Syrie reste l’Etat qui a entretenu une guerre civile particulièrement dure au Liban, sans compter le rôle que l’on prête à la Syrie dans l’assassinat de l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri, en février 2005 à Beyrouth. La piste syrienne reste ouverte. De mon point de vue est cela paraît tout à fait exact, la perception est donc celle d’un état terroriste, renforcé par l’opinion des néo-conservateurs qui ne font pas dans la nuance. Enfin il est souligné dans ce rapport que la Syrie qui fat partie du croissant Chiite entretient un partenariat stratégique avec l’Iran, ce qui renforce au passage la complexité de la crise Iran-occident à propos du nucléaire.

Or pour les Américains, frapper la Syrie c’est frapper l’Iran. Et en affaiblissant l’Iran, c’est faire de la Turquie la grande puissance régionale susceptible de stabiliser les frontières nord d’Israël. Et pour cela, et c’est une constance, les Etats-Unis continuent de jouer la carte des Frères musulmans réitérant ainsi, de mon point de vue, l’erreur stratégique faite en soutenant les talibans contre l’Urss en Afghanistan.

Mais les alliés objectifs ou de circonstances des Etats-Unis jouent aussi la carte de la déstabilisation de la Syrie. « Les pays du Golfe et de l’Union européenne font clairement figures d’auxiliaires de Washington dans la gestion de la crise syrienne » Le Quatar, meilleur allié des américains et qui possède la chaîne TV Al-Jazeera, élément d’information ou de désinformation au choix.. L’émir du Qatar, Al-Thani qui se présente comme un salafiste modéré, avec pour objectif plus ou moins avoué de supplanter l’hégémonie saoudienne dans le monde sunnite.. La ligue arabe qui s’est réveillé huit mois après le début de la crise et démontre une tendance à opposer les monarchies pétrolières aux « républiques » arabes ? La Turquie enfin, qui tapie dans l’ombre et meilleur allié des américains à tout à gagner en imposant son propre modèle dans les pays arabes. Mais reste prudente tant les risques sont grands de déstabiliser une région où les Kurdes sur leur propre territoire pourraient se soulever et où il possède des intérêts économiques importants avec la Syrie.

Restent les alliés de la Syrie, la Russie et la Chine et Bachar al-Assad fait très attention à ne pas mettre par des erreurs trop flagrantes ses alliés en difficulté. La Syrie offre à la Russie le seul port en eau profonde celui de Tatous pour sa flotte en méditerranée. Ce port a une valeur stratégique pour la Russie. On estime à 1000 le nombre de coopérants russes en Syrie. Quant à la Chine elle a une approche pragmatique, et pour l’instant elle joue la carte de Moscou par sa volonté d'entretenir de bonnes relations avec la Russie. Ainsi les « révolutions » se suivent sans se rassembler, le modèle syrien approuvé il n’y a pas si longtemps par les démocraties occidentales, survit par la violence dans un contexte international extrêmement difficile. Il existe probablement des modèles à inventer entre démocratie et démocrature. Mais l’avenir est plus que jamais incertain. C’est en tout cas l’un des enseignements que je retire de cette lecture très partielle d’un document passionnant.

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