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L'art français de la guerre (A. Jenni)

M. Jenni a "la carte" : ce laissez-passer qui vous permet d'être bien considéré par les médias et l'intelligentsia: vous savez, cet esprit ambiant et convenable, qu'on appelle parfois du politiquement correct. De plus, il raconte une belle histoire : je ne parle pas de celle de son livre (pas tout de suite), mais de l'histoire du "prof-de-biologie-de-province-qui-écrit-dans-un-café-qui -n'est-pas-le-Flore-et-qui-fait-un-premier-roman-qui-d'emblée-devient-le-prix-Goncourt". Simone est d'emblée séduite.

Bref, d'emblée, j'ai regardé avec circonspection ce roman. Et je ne suis pas déçu : de ma circonspection, veux-je dire. Car après l'avoir lu, je demeure circonspect. Au fond, Alexandre Jenni est le Paul Bourget de notre début de siècle.

1/ M. Jenni a du style, convenons en immédiatement : la langue est plaisante, classique, lisible. Bravo. Le sujet est nouveau (dans le monde de la grande littérature): la question de la guerre contemporaine. Avec un traitement qui est régulièrement intéressant.

2/ Du style et un sujet "pas à la mode" : comment peut-on avoir le Goncourt avec ces présupposés ? là est au fond le grand talent, mais donc la grande déception, de M. Jenni. Là où le bât blesse, et où il déçoit.

  • avec cette manie d'insérer entre chaque chapitre historique un chapitre "contemporain"
  • avec tous les défauts du style "contemporain" : le cru, dans tous les sens du terme. La fascination pour la "chair" : cette incroyable scène de "boucherie" et cette trop convenue scène pornographique : puisque désormais, la Littérature française, avec un grand L et des publications dans les maisons de Saint Germain, n'imagine pas un "roman" sans pornographie, puisque c'est désormais la convention qui montre que vous connaissez votre sujet.
  • avec cette description d'une France contemporaine clivée uniquement par la seule question du racisme
  • avec cette façon de voir que la guerre, c'est toujours la boucherie et, pour tout dire, la torture. Qu'elle soit un fait évident dans l'épisode algérien (d'ailleurs bien traité), vouloir à toute force la trouver pendant la deuxième guerre mondiale ou l'Indochine, c'est tiré par les cheveux. Privilège de romancier ? peut-être, mais le problème vient de ce qu'il s'agit de "l'art français la guerre" qui donne son titre à l'ouvrage. Et c'est au fond ce qu'il y a de plus déplaisant.

3/ Tout est-il pourtant à jeter ? Non, ce serait trop simple. Et puis un grand produit commercial comme le Goncourt n'est pas un film d'art et d'essai, il faut que ce soit lisible si on veut le vendre à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires. On a donc quelques bons moments :

  • d'une façon générale, lisez tous les chapitres historiques, avec l'itinéraire de Salagnon qui est passionnant, d'autant que ce personnage a une vraie profondeur, une pâte humaine, et des paradoxes si humains qu'on le suit tout au long.
  • sur les chapitres contemporains : sautez allègrement les passages lourdingues. Picorez et surtout : dans les deux premiers chapitres, les passages sur le dessin (la visite du marché au puces, la première leçon chez Salagnon, ...); dans le dernier chapitre, la critique jubilatoire du faux reconstitué, je veux parler de la bataille d'Alger, film de propagande.

Et puis voilà. Au fond, faut-il lire des prix Goncourt ? Car voici un roman qui tient plus du "story telling" que de la littérature, qui tient plus de l'opération commerciale que de la sélection du "meilleur talent". Un bouquin "convenable", dans l'air du temps, commercial. Pas inintéressant. Ce n'est pas du Lartéguy, pas non plus du Tom Clancy. Entre les deux ?

Références:

  • cette critique par François Chauvancy
  • le billet du 29 août où j'annonçais le Goncourt, avec deux mois d'avance
  • le billet du 2 novembre, où je pressentais déjà que ce livre n'était que l'expression del'air du temps.

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 8 mars 2012, 20:55 par azerty

Bonjour,
J'ai eu un vrai plaisir à le lire, et le plaisir de lecture, cela compte encore.
Pour les lourdeurs dans les commentaires, notamment ce qui est trop visiblement politiquement correct, je suis d'accord.
Excellente fin de semaine.

2. Le jeudi 8 mars 2012, 20:55 par AGERON Pierre

Vous semblez sévère avec Paul Bourget. J'ai un excellent souvenir d'"Un divorce", de même que la majorité des romans de Chardonne...

egea: je n'ai jamais lu Bourget. Je sais seulement que c'est une belle âme et qu'il fut à la mode. Et comme Jenni, il doit bien écrire: pas de succès sans ça. Donc ça se lit, je n'en disconviens pas .
3. Le jeudi 8 mars 2012, 20:55 par Stéphane Taillat

Merci Olivier. Je ne l'ai pas lu mais mon épouse a détesté.. Elle qui a passé deux ans à étudier les officiers français en Indochine et en Algérie, qui a un oncle dont la carrière est parallèle à celle du héros (Résistance, Indochine, Algérie) a trouvé que cela faisait très "faux"... On n'y croît pas une seconde. Sans compter que, ayant vécu en Afrique et dans les Antilles, elle ne comprends pas pourquoi l'auteur s'obstine à faire subir à son héros la moiteur et la chaleur auxquelles on finit par s'habituer relativement rapidement. Je passe sur les aspects idéologiques qui ont finit pas l'ennuyer et surtout le "story telling" convenu sur l'Algérie..
Bien à toi

égéa : je devine qu'elle a lu aussi le billet  et que c'est une réaction à deux. Amitiés

4. Le jeudi 8 mars 2012, 20:55 par F. Jaouën

J'ai craint le pire et je suis resté longtemps dubitatif. Mais après avoir tourné la dernière page, on s'aperçoit que Salagnon, qui passe de la Résistance à la torture, n'est en fait jamais critiqué, ni condamné, tant par l'auteur que le narrateur. Au contraire, le narrateur, qui lui vit une déchéance sociale et est dominé par la vacuité de son existence, se compare à Salagnon dont la vie est pleine, épique, certes de sang, de chair, de violence, mais d'une densité absolue jusque dans les extrêmes.
Dans le même ordre d'idée l'auteur nous montre que tout pays qui veut une armée doit avoir en son sein cette part de sang noir, capable d'aller jusqu'en enfer, quitte à y perdre son âme, au service du pouvoir, et donc du peuple dans nos démocraties.
C'est entre autres ce que j'ai voulu y voir.

égéa : oui, je suis d'accord, et c'est pourquoi il ne faut pas jeter le livre aussi rapidement qu'on pourrait le faire. Malgré les chapitres contemporains quand même...

5. Le jeudi 8 mars 2012, 20:55 par PL Lamballais

Ben déjà, comme c'est pas édité chez Economica, y'a forcément un doute. :)

Amitiés à tous

6. Le jeudi 8 mars 2012, 20:55 par Midship

C'est moi, où alors il suffit de regarder une poignée de films de Schoendoerfer pour avoir fait le tour du sujet ? Qu'ajouter au tryptique post-45, Indo, Algérie, qui est la toile de fond de ses films ? Qu'ajouter à la 317ème section, DBP, l'Honneur d'un capitaine (surtout celui-ci dans notre cas présent), le Crabe Tambour et Là haut, un roi au dessus des nuages ? Pour ceux qui préfèrent le papier, les derniers sont issus de romans par lui-même écrits.

En tout cas, je me les repasse en ce moment, et les trouve toujours d'une finesse particulière. Il ne me semble pas que, pour décrire le tout, l'ensemble, on puisse y ajouter grand chose. Bien sûr, on pourra préciser, revenir, par un travail historique qui est accompli par bien des ouvrages, sur des poins ponctuels ou sur des angles précis, mais Schoendoerfer, c'est la description de cette histoire du milieu du siècle, c'est la description au final de la France, ou c'est en tout cas la meilleure invitation à y penser.

égéa : les grands esprits se rencontrent : je rendrai compte bientôt d'un ouvrage que je vient de recevoir, par B Chéron, et qui analyse justement le cinéma de Schoendoerfer. Bientôt sur égéa

7. Le jeudi 8 mars 2012, 20:55 par

Oui je l'ai lu, juste pour voir, en me donnant des coups de pieds aux fesses, avec d'énormes à priori, je me méfie toujours des prix Goncourt, et je n'ai pas été déçu, je me suis ennuyé comme devant un film de guerre pour feuilleton à la télé, avec le béret de travers et le chevelu approximatif, bref Alain Delon jouant les officiers paras en Algérie.

Où es-tu Jean Pouget ? Pierre Schœndœrffer, Malraux, tiens, oui, j’ose.. Savoir écrire en utilisant le passé simple et l’imparfait du subjonctif n’est pas si commun, mais de là ? Ce n’est pas la pornographie qui me gène, même pas la violence, c’est l’à peu près, l’inexactitude, le treillis mal taillé, l’émotion inexacte. Qui citera demain « l’art français de la guerre » en référence, Nous avons tous des souvenirs d’émotion, mais voyez-vous, la description en Indochine d’officiers français réunis autour d’un autel dans une église en ruine.. Me fait marrer.. Je cite : « La sainte table était parfaitement dressée, avec nappe blanche et assiette de porcelaine à filet bleu.. Leur képi blanc impeccable posé à coté (au hasard Jenni le képi blanc est réservé aux soldats, les officiers et sous-officiers ont un képi noir), les officiers étaient servis par un planton à jaquette dont tous les gestes montraient la grande compétence.. »

Nous sommes si loin du crabe tambour.. Pardonnez moi je suis primaire, je ne saisis pas vraiment si l’art consiste à raconter des conneries. Quitte à lire des Goncourt, je préfère Michel Houellebecq, lui au moins il sait de quoi il parle, et il a du talent. Bref je suis réticent, je ne voudrais pas être cruel, ce n’est pas un mauvais livre, c’est un non livre. Je ne retiens du titre que son approximation du mot guerre, et son oubli de l’art. Il faut oser dire « qu’il suffisait d’avancer et de baisser la tête pour éviter les balles » « les chars Tigre avançaient en écrasant l’herbe » Chaque page que je tourne comporte ses outrances.. Page 216, la description d’un hôpital de campagne me transporte de joie.. L’infirmière en blouse blanche apportant des flacons et des pansements.. Tout cela respire le vécu, l’authentique, quand je vous disais, le synopsis de 632 pages d’un film à faible moyen où les explosions sont simulées par des pétards, les fumigènes mal orientés ne cachent pas le micro du perchiste qui a perdu son béret, d’où je suis ressorti aussi circonspect que j’y suis entré.

égéa : au titre des invraisemblances : le "un flingue à barillet. Un pistolet, très exactement" (p310) m'a bien fait rire. En revanche, j'ai bien aimé la description de De Gaulle romancier, p 557. Plus loin, pp 563 à 569, qq bonnes pages sur la construction identitaire, le eux et le nous, le rapport algérien à la France. Enfin, le bouquin mérite indulgence pour cette seule phrase : "la France est une façon de mourir" (p 326)

8. Le jeudi 8 mars 2012, 20:55 par yves cadiou

Pas non plus enthousiasmé par ce bouquin, je n’aurais pourtant pas l’outrecuidance de prétendre qu’un Goncourt est dépourvu de qualités littéraires. Par conséquent, c’est entendu : ce pavé présente des qualités littéraires. Il reste que j’y vois surtout une compilation lassante des clichés usés qui circulent depuis cinquante ans sur l’armée de la Quatrième République. Je préfère des travaux moins tapageurs et plus véridiques, des témoignages comme par exemple « prisons de bambou », paru en janvier 2011, écrit en 1952 par le Lieutenant Yves de Sesmaisons, aujourd’hui Général 2S, honorablement connu dans la profession (il a commandé le 1er Bataillon de Saint-Cyr en 1969/70) :

« Chef de section de combat au 6° Régiment de Tirailleurs marocains lors de la bataille de Vinh Yen, le Lieutenant de Sesmaisons est blessé trois fois dans la nuit du 17 janvier 1951. Il est alors ramassé sur le terrain par la vague d’assaut de la brigade viet minh n°308 qui a submergé la position tenue par sa compagnie.
Il connaît ensuite une captivité atypique ne le conduisant jamais au camp n°1, celui des officiers. Laissé sans soins et brancardé dans la jungle par ses compagnons captifs, il aboutit trois semaines plus tard à une grotte baptisée « hôpital » où il sera opéré sommairement. Après quatre mois, déclaré guéri, marchant pieds nus sur un parcours de quatre cents kilomètres, il séjourne successivement dans des prisons à Yen Té, Thaî Nguyen et Tuyen Quang. Puis il échoue, au mois d’août, au camp 15 avant de rejoindre le camp 113 non loin de la frontière de Chine. Dans ces lieux survivent péniblement sous-officiers et soldats.

Constatant l’effroyable mortalité, l’état sanitaire déplorable et de ce fait l’impossibilité de tenter l’évasion, il décide de jouer le jeu subtil et dangereux de la « libération inconditionnelle » proposée par les commissaires politiques. Il incite alors ses compagnons de misère à signer les manifestes. Il ignore qu’au même moment les officiers du camp n°1 le font aussi.

De la sorte certains de ses camarades seront libérés en janvier 1952 et ceux-ci, constatant son état de délabrement physique, se proposeront pour le ramener avec eux en le brancardant, lui sauvant ainsi la vie. »

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