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La carte et le territoire

Décidément, je fais des progrès en vue de combler mes gigantesques lacunes et défauts. J'étais atteint d'une double maladie : d'une part, je n'avais jamais lu Houellebecq. Omettre Musso et Lévi (vous savez, celui qui est à la littérature ce que BHL est à la philosophie), passe encore, mais Houellebecq ! et en plus, je n'arrivais pas à lire un Goncourt en entier. Il fallait faire quelque chose. J'ai donc attendu deux ans que le bouquin paraisse en livre de poche et miracle, je l'ai lu en entier ! Guérissant d'un coup les deux maladies.

source

1/ Ainsi, le livre fut lu en entier. Pour tout vous dire, autant on a une espèce de jubilation assez amusée dans la première partie, autant on continue à lire avec intérêt la deuxième, autant la troisième perd de son intérêt.

2/ Pourquoi la première : car outre l'émergence de l'artiste contemporain, ce qui constitue une belle figure de style, l'auteur donne une "lecture" des cartes Michelin qui est à coup sûr de l'art : "jamais il n'avait contemplé d'objet aussi magnifique, aussi riche d'émotion et de sens que cette carte Michelin au 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne. L'essence de la modernité, de l'appréhension scientifique et technique du monde, s'y trouvait mêlée avec l'essence de la vie animale. Le dessin était complexe et beau, d'une clarté absolue, n'utilisant qu'un code restreint de couleurs. Mais dans chacun des hameaux, des villages, représentés suivant leur importance, on sentait la palpitation, l'appel, de dizaines de vie humaines, de dizaines ou de centaines d'âmes -les unes promises la damnation, les autres à la vie éternelle" (p. 52). D'accord : un peu trop de virgules mais cela a du style.

3/ D'où le titre de la première exposition, celle qui lance l'artiste, inscrite en majuscules : "LA CARTE EST PLUS IMPORTANTE QUE LE TERRITOIRE". (p. 80). Ce qui est en soi une grande leçon de géopolitique, qui mériterait dissertation. Je serais membre du jury de l'école de guerre, voilà un sujet de culture générale que je donnerai aux candidats.

4/ Et plus loin, évoquant le schéma de l'aéroport de Shannon, en Irlande, desservi par Ryanair, cette compagnie aérienne low-cost : "aucune capitale d'Europe occidentale n'était desservie, à l'exception de Paris et Londres, respectivement par Air France et British Airways. Il n'y avait par contre pas moins de six lignes à destination de l'Espagne et des Canaries : Alicante, Gérone, Fuerteventura, Malaga, Reus et Ténériffe. La compagnie low-cost desservait également six destinations en Pologne : Cracovie, Gdansk, Katowice, Lodz, Varsovie et Wroclaw. (...) Ainsi, le libéralisme redessinait la géographie du monde en fonction des attentes de la clientèle, que celle-ci se déplace pour se livrer au tourisme ou pour gagner sa vie. A la surface plane et isométrique de la carte du monde se substituait une topographie anormale où Shannon était plus proche de Katowice que de Bruxelles, de Fuerteventura que de Madrid." (p. 148) On s'aperçoit alors que la carte est support à bien des dessins, à bien des desseins !

5/ Mais au fond, le projet de Houellebecq est énoncé tranquillement dans la dernière page du livre. Et les quelques allusions cartographiques faites ici ou là et patiemment relevées ici dans ce billet s'efface devant le vrai propos géopolitique de l'auteur : "une méditation nostalgique sur la fin de l'âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine". Ce qui fait probablement que c'est réellement un artiste, dépeignant avec talent le monde qui lui est contemporain. Houellebecq est un futur classique, et on le lira dans cent ans comme un témoignage de la littérature "début de siècle"...

O. Kempf

NB : Ces propos n'engagent que moi et aucune des organisations pour lesquelles je travaille.

Commentaires

1. Le samedi 7 avril 2012, 21:33 par AGERON Pierre

En fait ce que souligne Houellbecq dans votre 4/, plus que les rapports entre cartes et territoires, ce sont les rapports entre réseaux et territoires, où la vision topologique du monde, l'emporte sur la topographique, la distance-temps et distance-coût important plus que la distance euclidienne.
Ces distances sont remodelées en permanence par les stratégies des acteurs publics et privées de l'aménagement du territoire et des transports.

2. Le samedi 7 avril 2012, 21:33 par AGERON Pierre

Se pose alors la question du "marché" comme acteur géopolitique.
Le marché du transport aérien étant en fait un ensemble de clients aux demandes diverses qui doivent rencontrer l'offre d'un transporteur.
La différence avec le marché de biens manufacturés classique, c'est que l'offre n'est pas très élastique: il faut un avion, un créneau de décollage, un équipage, etc... La latence minimum dans ce secteur de pur service est au minimum de 6 mois, les Cies changeant leurs plans de vols deux fois par ans. Ce délai est impensable ds l'industrie...
Tout ceci ne s'applique évidement qu'aux vols low cost évoquées par Houelbecq pratiquant des vols point à point, les Cies "traditionnelles" proposant un systeme de hub and spokes pour multiplier les Origines/Destinations potentielles.
De plus, je viens de vérifier sur le site d'Air France : plus de vols direct vers Shannon, tout comme BA. Seules demeurent en flagship companies United vers Newark et Delta vers JFK (Aer Lingus est dans une position intermédiaire entre low cost et compagnie nationale)
Force de la diaspora et des liens économiques...

3. Le samedi 7 avril 2012, 21:33 par GM

une belle évocation de la métaphore cartographique filée dans la littérature .... via Borgès, ses prédécesseurs et ses commentateurs ou pasticheurs http://cybergeo.revues.org/5233 et une autre qui intègre aussi les questions de dématérialisation et de numérisation http://mondegeonumerique.wordpress.... ... et pour le plaisir, voir " Le cycle du Non-A " de A.E Van Vogt ... qui m'a appris que la carte n'est pas le territoire ...

4. Le samedi 7 avril 2012, 21:33 par

Ce que j’ai retenu de Houellebecq est moins le contenu que le contenant.. Sa petite musique est de celle qui caractérise les bons auteurs, ceux qu’on lit avec bonheur, parce qu’ils savent provoquer chez le lecteur cette connivence et ce désir, d’entrer dans le jeu, de baisser la garde, au risque de se mettre en danger. Alors parfois le miracle se produit, au détour d’une phrase, on se prend du plaisir en plein cœur, j’allais dire en pleine gueule.. Je me fiche donc de savoir si « la carte est plus importante que le territoire » ce qui m’importe c’est sa petite musique, qui tient autant de l’anecdote que de la pensée profonde, Houellebecq ne parle que de nostalgie, c’est à la fois morbide et jubilatoire, vain, inopportun, iconoclaste et terriblement convenu.. Bobo et néocon.. Cela me plait parce que sa réalité prend forme et fini par exister.

J’ai lu le texte d'Alexandre Jenni dans la revue de la défense nationale, cela me réconcilie, un peu, avec le personnage, mais pas avec son « L’art français de la guerre », mais cela n’engage que moi, j’ai n’ai pas trouvé de petite musique, même pas un murmure, mais je l’ai déjà dit.

égéa : oui,  le plaidoyer de Jenni dans la RDN est excellent. Et moi non plus, je ne retire rien à ce que j'ai écrit sur son "roman" puisqu'il insiste sur ce caractère de roman...

5. Le samedi 7 avril 2012, 21:33 par yves cadiou

Merci pour cette fiche de lecture qui me permettra d’ajouter ce livre à la longue liste des livres dont je connais le contenu mais que je n’ai pas lus (comme des millions de gens, j’ai été élevé au Lagarde et Michard).

D’abord une observation pour montrer qu’on vous lit attentivement : les cartes Michelin sont le plus souvent au 1/200 000 et non au 1/150 000, même pour la Creuse et la Haute-Vienne.

Ensuite une critique adressée à ce livre que je n'ai pas lu : il semble ignorer totalement deux autres formes de cartes particulièrement utiles que sont la carte marine http://fr.wikipedia.org/wiki/Carte_... et la carte aéronautique http://www.google.fr/search?q=carte...

Pas de territoire sur la carte marine qui vise seulement à donner au navigateur des indications, rarement des obligations ou des interdictions, pour ne pas s’échouer sur des écueils invisibles.

Au contraire la carte aéro reprend principalement des règlements, des interdictions et des obligations de voler en-dessous ou au-dessus de telle altitude à tel endroit parce qu’il y a un couloir réservé à tel type d’activité aérienne ou parce que certaines activités au sol ne supportent pas d’être survolées de trop près.
Par conséquent ce livre (que je n’ai pas lu, ce qui relativise beaucoup mon appréciation) me semble ignorer une large partie de la question qu’il annonce traiter.

Enfin je note une curieuse coïncidence (volontaire ou non ?) : la parution de ce livre intervient à une période de l’histoire où la carte est en voie d’être périmée, remplacée par le GPS. Alors que la carte, avec ses imprécisions, fut longtemps un problème majeur et l’objet d’interrogations seulement techniques (notamment pour les longitudes au XVIII° siècle), c’est au moment où sa péremption approche qu’elle fait l’objet d’interrogations philosophiques.

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