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Stratégie(s) au pluriel

Peut-on mettre un "s" au mot 'stratégie' ? Ou plus exactement : La stratégie peut-elle être plurielle ? C'est en évoquant les différents objectifs de la stratégie de défensen antimissile que je suis arrivé à ces interrogations.

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L’usage recommande d’écrire la stratégie au singulier. Comme elle est générale, d’ampleur et de long-terme, on la perçoit comme quelque chose d’unique, ou du moins d’unifiant. En fait, un stratège qui aurait des stratégies n’en aurait finalement aucune. La stratégie est le résultat d’une décision, d’un choix.

Pourtant, une stratégie doit s’adapter à un environnement : celui-ci est par nature complexe (ou compliqué) et c’est bien sa difficulté qui nécessite la stratégie. C’est parce que ce n’est pas évident qu'il faut choisir, c’est parce qu’il y a plusieurs facteurs qu’il faut se décider, sachant de plus que le brouillard et la friction nécessiteront des adaptations. Dès lors, il est d’usage de considérer que la stratégie peut avoir plusieurs lignes d’opération.

Par là, le stratège veut répondre à la complication de son environnement par la complication de ses réponses. A défis multiples, réactions multiples. Le rôle de la stratégie consisterait alors non seulement un définir un schéma général, mais aussi à définir des réponses particulières et surtout d’assurer, autant que possible, la cohérence entre ces différentes lignes.

Voici du moins la façon dont nous concevons, habituellement, la stratégie. Chacun trouve que cette multiplicité d’action et cette mise en cohérence constituent la vraie difficulté du stratège. Et que cette difficulté accroîtrait à mesure que les champs du possible augmenteraient en nombre. Or, la perception actuelle est celle de l’augmentation de ces champs du possible. Qu’on parle de mondialisation, de réticulation ou de complexification du monde, on veut rendre compte de cette nouvelle réalité. Et on perd pied à vouloir répondre à toutes les sollicitations simultanément.

Certes, les théoriciens ont inventé des façons de répondre à cette complexification du monde. L’Otan évoque l’approche globale justement pour couvrir cet élargissement du champ d’action stratégique dans la résolution des conflits. D’autres stratégistes s’intéressent à la pensée complexe et à la planification systémique (ce furent les opérations fondées sur les effets, c’est aujourd’hui la méthode COPD).

Il reste que je demeure un peu réticent devant ces approches. En effet, elles sont fondées sur une approche mécanique, directe, bijective ou au minimum surjective (le vocabulaire me manque). On considère que face à tel problème, je vais mener telle action qui obtiendra tel résultat. L’innovation de l’approche par les effets consiste à faire converger diverses actions pour obtenir un but particulier : il s’agit en quelque sorte de répliquer à l’échelon local ce que Clausewitz avait conçu au niveau stratégique : différentes lignes d’opération convergent vers le centre de gravité ennemi. A chaque fois, une méthode linéaire, binaire, liant un point A à un point B. Cela nous renvoie au fameux plat de nouilles qui était sensé décrire la situation afghane et qui avait suscité, en son temps, l’ire du général Mc Chrystal.

Tout le monde avait ri, mais personne n’avait proposé de solution alternative. On avait augmenté la puissance des calculateurs, fondés sur une logique binaire : soit 0, soit 1. Or, on ne voit pas que la stratégie instrumente l’ambiguïté, et refuse en fait le binaire. Je m’en suis fait la réflexion avec mes étudiants, alors que nous évoquions la défense anti-missile. Une question vient : « Monsieur, on a bien compris que l’Iran était un prétexte, et que l’initiative de ce bouclier était américaine, mais alors, quelle est l’intention réelle de ce bouclier ? »

Et moi de répondre : Tout d’abord, il y a peut-être une mesure de précaution contre l’Iran, mais une telle précaution ne justifie pas à elle seule l’ampleur du projet. Il y a bien sûr le besoin américain d’une protection absolue et qui est inhérente à la culture stratégique américaine : la BMD n’est que la rénovation du projet de troisième site qui avait causé la colère russe en 2007. Car au-delà, une des raisons de la BMD réside bien dans le contrôle de l’appareil nucléaire russe, d’autant plus que celui-ci a été énormément réduit en volume à la suite des différents traités START et qu’on n’est pas sûr de sa qualité (et donc de sa capacité de saturation : il est donc eut-être contrôlable). Il y a probablement la pression du complexe militaro-industriel américain qui a besoin de grands projets pour maintenir les dépenses de défense à un haut niveau. Il y a la volonté de lancer une course aux armements avec la Chine, pour reproduire le même schéma qui avait permis de triompher de l’URSS. Il y a enfin le véritable enjeu qui est celui de la guerre dans l’espace, constituant probablement la nouvelle frontière stratégique du 21ème siècle.

En improvisant cette réponse, je me suis aperçu (et je l’ai dit immédiatement à mes étudiants) qu’une ligne d’opération peut agir dans plusieurs champs, avoir plusieurs effets simultanés. Et que cette densification des effets permet justement de renforcer la pertinence stratégique de la ligne suivie. Subitement, ce n’est plus 0 ou 1, c’est 2, 3 ou 4 ou 5….

On répond à la complexité non pas en essayant de découper cette complexité en autant de champ séparés, selon une méthode analytique. On y répond par une complexité équivalente, synthétique et structurellement adaptative.

Du coup, comme cette ligne stratégique vise plusieurs effets simultanément, elle est à la fois directe et indirecte. Mais ce n’est pas une stratégie indirecte à la Liddl Hart, qui raisonnait toujours selon une approche analytique et binaire, et théorisait en fait la loi stratégique du contournement. L’indirect dont il est ici question réside dans l’accumulation des objectifs, au point qu’on ne sait plus vraiment lequel est le plus important. C’est le triomphe de l’ambiguïté, qui n’exclut pas, contrairement à ce qu’on croit, la force ni la détermination ni la volonté. Mais alors, l’ambiguïté n’est pas un refus de choix, comme on le croit trop souvent. Elle est un instrument stratégique, un stratagème de niveau supérieur.

La stratégie se met au pluriel, sans perdre de son unité.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 25 avril 2012, 18:09 par oodbae

Bonjour

Un parent qui travaille développe sa stratégie professionnelle et sa stratégie pour l'éducation de ses enfants. Elles sont liées, puisqu'on a besoin de l'argent pour nourrir ses enfants et on a besoin de la réussite de ses enfants pour réussir au travail. Pourtant, elles sont nettement dissociées en termes d'effets et d'efforts.

D'où l'enseignement sociologique que les généraux qui campent sur une stratégie une et unique ont privilégié leur carrière professionnelle sur leur famille.

cordialement,
Oodbae

2. Le mercredi 25 avril 2012, 18:09 par oodbae

(re-) bonjour,

D'une part ,l'usage recommande peut-être de dire "la" stratégie parce qu'il est déjà si rare qu'on en ait une, qu'on ne veut pas se restreindre encore plus.

De plus, pourriez vous s'il vous plaît indiquer ce que vous entendez par stratégie "plurielle" de défenses anti-missile? Sans sous-entendu, je n'arrive pas à comprendre dans votre billet quels buts vous assignez à une stratégie, lesquels permettraient peut-être d'en différencier plusieurs, de stratégies. Bref, quelle est la définition, sinon votre définition, de la stratégie.

D'autre part, à mon humble avis, l'approche globale est une pirouette sémantique pour justifier d'un élargissement des domaines d'intervention et d'une centralisation des moyens au sein de cette organisation (afin de couvrir ces domaines d'intervention plus nombreux). D'un point de vue critique, on peut craindre que, se fondant sur la théorie du chaos avec l'exemple du battement de papillon provoquant un ouragan, les tenants de l'approche globale se fondent sur leur vision globale pour intervenir où bon leur semble, c'est à dire pour servir des intérêts égoïstes, en invoquant la sécurité globale comme argument imparable, imparable pour quiconque sert d'abord un intérêt particulier tel que celui de sa nation, puisque celui qui a une approche globale, lui aussi , est forcément d'accord avec l'autre, puisqu'ils veulent tous deux la sécurité globale, à moins de vouloir l'insécurité globale, donc de devenir l'ennemi, soit un ennemi global, qui peut intervenir en tous les points à petite échelle pour atteindre des objectifs globaux. Durant la dernière décennie, le terrorisme en a fait un bel exemple, contre lequel la "guerre contre le terrorisme" de Bush a fourni une référence en matière d'approche globale (Patriot Act et accords bilatéraux, guerre d'Irak, soutiens aux régimes du Moyen Orient ou pas, loi LOPPSSI en France, pour ne citer que ces éléments)

merci d'avance,
cordialement,

oodbae

égéa : stratégie plurielle parce que la même ligne stratégique (je développe un bouclier antimissile) cherche à atteindre des objectifs multiples. Quant à la définition, ne varietur, celle de Beauffre : "Dialectique des volontés". La vraie question n'est pas "ce qu'est la stratégie?" (quels objectifs, quels moyens) mais "comment on la met en œuvre?". Au fond, on disjoint souvent ces deux questions (ou plus exactement, on les traite séquentiellement) et l'objet de ce billet consiste justement à essayer de les réunir, de les intégrer.

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