Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Margin call : Glaçant, surtout la stratégie

J'ai vu l'autre jour Margin call, film américain racontant la chute de Lehman Brothers. Film passionnant et glaçant, mais passionnant. Est-ce simplement l'histoire de la banque spéculative ? Non, il y a plus....

1/ On connaît le scénario : un jour de purge de personnel, un des employés virés avec la sidérante brutalité américaine remet à un de ses collaborateurs une clef USB où se trouvent l'état de ses recherches. Le petit jeune bosse le soir et découvre l'impensable : la banque qui a monté un produit dérivé a accumulé des risques qui commencent à se révéler. Du coup, son compte-rendu monte la hiérarchie dans la nuit jusqu'à provoquer une réunion du CA à deux heures du matin.

2/ On remarquera la raison de l'erreur : la modélisation mathématiques à la base de la constitution du produit (mélange de bonnes créances et de créances pourries) est fondée sur des séries statistiques, auxquelles on a appliqué un ajout de 15 à 20 %. Voici l'illustration parfaite d'une cause de surprise stratégique, telle qu'égéa la mentionne depuis longtemps et que Philippe Silberzahn a bien expliqué : prolonger des courbes n'est pas le bon moyen d'anticiper l'avenir. C'est pourtant là-dessus que sont fondés tous les modèles, qui échouent tous à être fiables. Cela provoque alors l'échec des stratégies, et même de la considération pour la stratégie.

3/ Une anecdote : je discutais ce WE avec un proche qui a un très haut poste (N-1) dans une FMN importante (et américaine). Je lui posai la question de la stratégie, et de la direction de l'entreprise. J'ai bien senti que pour lui, c'était une question un peu fumeuse, que ce qui compte c'est le compte-rendu trimestriel, et que l'essentiel du métier de direction consiste à connaître tous les détails... Cela confirme la confiance dans le facteur humain. Et pour revenir au film, on s'amusera de constater qu'à chaque fois qu'on montait un échelon hiérarchique à qui on rendait compte du problème, celui-ci disait : ne me montre pas les chiffres et les formules, "speak English" : des professionnels de la banque refusaient donc cette logique de "chiffre et de formule".... Car ce qui fonde leur décision, ce n'est pas ce modèle, c'est la réalité et sa "signification". Elle repose sur des mots, non des équations...

4/ On passera sur les portraits des différents protagonistes, qui nous montrent leur humanité et leur cynisme et leur petitesse et leur soumission au système : c'est à la fois glaçant et amusant. Et on notera au passage la description de ce rôle emblématique (de bouc émissaire dirait presque René Girard) de la banque et du système financier, affublé de toutes les critiques et en même temps absolument nécessaire : à l'aube, dans un trajet en voiture en sorte de road movie bancaire, le petit chef explique aux rookies le pourquoi du comment.

5/ Mais finalement, le plus saisissant est le personnage joué par Jeremy Irons, au sommet (de son art, et de la banque). Je ne m'attarderai pas sur le cynisme, ni même sur la décision prise et la façon de la mettre en œuvre (il faut quand même que vous ayez envie d'aller voir le film...). Non, le plus fascinant c'est la rapidité de la décision, sa brutalité et sa radicalité. C'est une grande leçon. La stratégie, c'est d'abord le stratège, celui conduit la guerre. On peut y voir du cynisme absolu, qui rend le film glaçant. Mais pour les grandes batailles, pour les grandes décisions, il faut de grandes âmes. Et c'est une grande âme (je n'ai pas dit une âme bonne... : nulle éthique ou moralité là-dedans). Là encore, il demande qu'on lui parle anglais. Mais sa décision, absolument stratégique, ne repose pas sur les mots, mais sur la décision. Là repose l'essentiel, là repose le grand chef : l'esprit de décision, quasi instinctif, qualité qu'on ne peut enseigner, qui se fabrique par l'expérience, et qui vient beaucoup de la pratique du risque.

6/ Je crois que beaucoup de décideurs ont perdu l'habitude du risque. Ce que le film nous montre, c'est quelqu'un qui sait prendre des risques pour emporter la décision, donc la bataille. L'analyse stratégique vient après, quand on dépiaute cette décision pour comprendre ses voies et ses moyens.

Même si J. Irons expose, en fin de compte, la vraie règle qui l'a conduit à prendre cette décision : celle de l'inéluctabilité de la crise dans le système capitaliste. Ou plutôt des crises, répétitives et sans cesse surmontées. Voilà peut-être la seule loi stratégique qui l'inspire et qui fonde sa décision : la prolongation d'une série. Ce que justement, je dénonçais en entrée....

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 15 mai 2012, 19:09 par

Bonjour,

Peut-on quelque part le comparer au film Wall Street (1987) qui en son temps, la période des yuppies, avait jeté un regard tout aussi glacé sur les acteurs de l'une des plus grandes places boursières mondiales?

En tout cas merci pour l'analyse qui me donne bien envie de le visionner...

Cordialement

égéa : je n'avais pas vu Wall Street : je ne peux pas te répondre....

2. Le mardi 15 mai 2012, 19:09 par JEFF

Je ne suis pas sûr de comprendre votre point 3. Le fait que le chef demande des mots et pas des chiffres, vous trouvez cela bien, ou pas ?
Je trouve de mon côté cela gênant, au moins jusqu'à un certain point. Un chef qui demande juste des mots refuse de s'intéresser à la technique qui sous tend son activité. De fil en aiguille, cela participe de la déresponsabilisation et de l'aversion au risque dont vous parlez. Mais aussi à l'inverse, le modèle seul ne fonctionne pas ...

égéa : bonne remarque, à laquelle je n'ai pas de réponse tranchée. En fait, ils regardent les chiffres mais ils vont surtout à la conclusion. Après, il y a deux attitudes : celle de la négligence (...erdez-vous, dites moi ce qui m'intéresse) ou celle de l'ultra compétence (celle que signalait mon proche, qui conçoit le chef comme celui qui connait les détails) mais alors au risque du micro-management.

Cela étant, il semble que l'on fasse venir des ultra mathématiciens dans ces banques pour construire des modèles, mais que les décideurs ne sont pas des mathématiciens....

3. Le mardi 15 mai 2012, 19:09 par Colin L'Hermet

Bonsoir,
Pour avoir (un peu) oeuvré de part et d'autres des processus de décision, je dirais que le preneur de décision veut des mots, clairs, limpides, "opérationnels" (pardon, gros mot) mais qu'il faut lui démontrer rapidement que les éléments que l'on fournit au service de sa prise de décision ont été vérifiés, validés, et consolidés.
Du chiffre ou de l'argumentation, mais pas trop. La somme de 500 pages de calculs pour démontrer, il en faut le résumé en 4e de couv' façon bibiliothèque verte.
Bref : bref !
Ingrédients :
a) la réduction de l'incertitude dans la discrimination claire des éléments vers la décision ;
b) et en terme de temps, comment réduire à une formule simplexe (cf Alain Berthoz) un processus long et complexe.
c) la difficulté à "se décider à décider" peut également provenir de la distance de plus en plus grande entre individu et responsabilité. Outre la fumeuse technicité et la normativité à outrance que l'on verra rappelée, on a clairement aujourd'hui une problématique de l'appropriation de la responsabilité individuelle ; ne serait-ce que parce que sa logique poussée à l'extrême est tout également néfaste, illustrable par la caricature du décideur autoritaire et auto-nomos.
Bien à vous,
Cl'H

égéa : est-ce une faute de frappe ou le mot simplexe est-il utilisé à dessein ? si oui, pouvez-vous développer ? Quant à votre point c, je suis 100% d'accord avec vous et ne cesse de l'écrire (dans d’autres cénacles). LA responsabilité est aujourd'hui une question trop négligée.

4. Le mardi 15 mai 2012, 19:09 par Colin l'Hermet

Cher M. Kempf,
Navré du malentendu, je ne place pas assez de guillemets sur les mots clefs.
1) Aucune faute de frappe, donc : la simplexité est une contraction de simple et complexité. Aucune révolution copernicienne, en dépit du respect et de l'admiration que j'ai pour Alain Berthoz, son auteur.
Un mathématicien aurait parlé de dérivée ou de Laplacien de n-ordre ; Berthoz a "juste" eu l'intuition de le plaquer sur le vivant.
Exemple : le cerveau gère en semi-automatique la marche en tenant compte, et du visuel (obstacles, destination, but), et de l'inertie (rotation de la terre), plusieurs semaines sont nécessaires au bébé pour développer cette capacité "simplexe".
C'est le principe de la boite noire : ce qui se passe dedans est complexe, mais peut se réduire à une systématisation input-output.
Bref, la simplexité c'est un outil de la prise de décision : voir les input-output pour s'affranchir de la complexité du contenu de la boite noire.
2) Rapporté à notre propos, les chiffres, l'argumentation, l'explication à l'Autorité, ce sont les preuves-assurances que le contenu-processus de la boite noire est connu-maitrisé, donc que ses input-ouput sont systématiques et répétables sans variation (répétabilité de l'expérience, mêmes paramètres-causes donnent toujours mêmes effets, etc). Une fois assurée de cette stabilité, que l'échelon inférieur aura scrupuleusement contrôlé, l'Autorité peut prendre sa décision sur la base du résumé input-output.
3) En cela, il est amusant de constater que, dans la vision de l'entreprise ou de l'organisation humaine, le couple collaborateur-Autorité forme une boite noire dont les processus internes vont devoir être systématisés dans une optique d'optimisation quitte à créer des sous-systèmes externalisables (cf Ronald Coase tout au long de son oeuvre et de ses travaux).
4) Le souci de la stabilité de chacun de ces ensembles et sous-ensembles systématiques, c'est qu'elle devrait pouvoir être éprouvée à chaque usage ; or une mauvaise voie d'optimisation tend à privilégier la confortable confiance en une répétabilité infinie ("écoutons Maurice, il ne s'est jamais planté dans ses projections", "le modèle est bon", etc) ; les E-M, les consigliore et les think-tank rencontrent la même problématique de la rente de situation dès lors qu'un succès a été obtenu.
5) La simplexité est traitée par A.Berthoz du point de vue neurologique.
La cybernétique dans les années 1945-50 a exploité une approche de cette simplexité avec ses ensemble homme-machine puis capteur-homme-DCA-cible et les boucles de feedback (travaux de la RAND notamment).
L'interfaçage toujours croissant de l'homme avec la machine (le mécanique plaqué sur du vivant, cher à H.Bergson) pourrait nous conduire à reprendre le vocable simplexe, lorsque l'on voit les habitudes et lubies que fait naître la seule détention d'un GSM-balladeur-TV-messagerie-GPS-jeu ("tiens, je suis dans le métro, mettons mon téléphone dans ma main juste parce que j'en ai pris l'habitude")
Bien à vous,
Cl'H

5. Le mardi 15 mai 2012, 19:09 par

Excellent article, très intéressant. Je réagis à votre propos sur la connaissance du chef. La stratégie, c'est regarder l'ensemble, pas le sommet. Le manque de connaissance et de compréhension de leurs produits financiers par les dirigeants des banques est l'une des causes essentielles de la catastrophe: ces dirigeant n'avaient aucune idée des risques qu'ils prenaient. Cela est du à leur paresse intellectuelle et aussi au fait que les modèles utilisés pour mesurer le risque étaient viciés.
Ces modèles n'ont pas changé. En résumé, comme je le disais récemment lors d'un séminaire dans une grande banque:

1. Nos outils sont conçus pour le Mediocristan (linéaire, continuité).
2. Notre environnement économique est un Extremistan (pas linéaire, survenance de cygnes noirs).
3. Si nous ne changeons pas nos outils, les catastrophes continueront.
4. Êtes-vous prêts pour la prochaine?

Voir ici pour plus de détails sur mediocristan/extremistan: http://bit.ly/yGahfB

PhS.

6. Le mardi 15 mai 2012, 19:09 par Colin l'Hermet

Bonjour M. Kempf,

Maurice Allais (Prix de la Banque de Suède en sciences économiques 1988) a développé entre 1952 et 1954 la métaphore du voyageur de Calais, portant sur le cas "simple" de l'estimation du coût "d'un passager monté à Calais dans le train pour Paris".
(Le logisticien devrait apprécier).

Elle tend à illustrer que, plus que comme un coût d'un bien ou d'un service, il serait préférable d'envisager le processus de fixation du prix comme un coût de décisions successives dont les niveaux diffèrent et s'enchaînent comme des matriochki.
Il n'y a pas nécessaire linéarité, mais imbrication de proportions, avec d'éventuels grands sauts d'échelle (intégration d'hyper-paramètres pour coller à l'Extrémistan).

Maurice Allais illustrait ainsi que le coût dépend des conséquences de la décision et de l'échelon de la prise de décision : chaque système délimité apportait sa réponse propre ; les sous-systèmes se complexifiaient par le feedback, ici, du niveau supérieur.
Mais encore fallait-il qu'il soit convié à la réflexion pour apporter sa contribution.

Dans notre propos, en corollaire vient la question de l'appropriation assumée de la décision, certains diront la responsabilité des conséquences : Qui (interne ou externe) endossera le choix de l'échelon de décision ? Qui (interne ou externe) devra le cas échéant arbitrer entre les possibles échelons parties prenantes ? Qui s'assurera de la mise en œuvre de la décision ? Et qui s'acquittera de la gestion des conséquences (mauvaises comme bonnes) ?

Il semblerait en outre que les modélistes économiques ne raisonnent cependant pas en termes d'action mais en termes de situations statiques données : état A, puis état B, sans forcément prendre en compte le chemin emprunté et son effet entropique. Nietzsche n'aurait pas aimé. Le chemin comptait plus pour lui que la destination.
Le coût de décision ne serait donc ni naturel ni assuré aux modélistes économiques ; ils ne tireraient qu'à posteriori les conséquences logiques de ces décisions.
Pour compenser ce retard à la rétroaction, on a trouvé malin de chaîner les automates de mesure et de passage d'ordre, mais leur limite est atteinte car leur échelon de choix-décision est encore plus restreint.

L'outil fin nécessaire à aborder la mutation stratégique qui se manifeste en permanence et par degrés essentiellement imperçus, devrait intégrer une part de rétroingénierie pour casser la boîte noire, tenir compte du chemin des datas entre l'imput et l'output, estimer le coût (entropie) de chaque glissement, et permettre le remontage.
Comme le disent M. Silberzahn ou votre proche, regarder l'ensemble tout en connaissant les fondamentaux.
Pour pouvoir revenir construire-fonder dessus.
Et nécessité peut-être aussi d'"auditer" de temps à autres son propre fonctionnement pour déceler la désynchro entre l'outil et le contexte (et je ne parle pas de normation bétifiante avec des items abscons et sans signification).

Bref nihil novi sub sole.
Bien à vous,
Cl'H

egea : Pour M Allais, on dit simplement prix Nobel d'économie, même si c'est un prix suédois et non norvégien....

7. Le mardi 15 mai 2012, 19:09 par Colin l'Hermet

Bonjour M. Kempf,
Je ne souhaite pas nous embourber dans une incise trop annexe, mais il n'existe pas vraiment de Nobel d'économie. Les Nobel étaient institués à compter de 1901 sur la base du testament de Nobel ; or le prix en sciences écos a été créé en 1968 "à la mémoire d'Alfred Nobel". Certes pour être remis par le Roi de Suède au nom de l'Académie royale des sciences de Suède, comme les autres prix (sauf Nobel de la Paix, cf infra), d'où effectivement l'étiquetage commun "Nobel".
Tous les prix décernés par la fondation Nobel (dont celui-là) émanent de la seule Suède ; quant à la Norvège, elle n'intervient que pour le Nobel de la Paix en raison de la communauté des Couronnes au début du 20e s.
Si tout cela nous éloigne de la stratégie, cela vient néanmoins confirmer que nous vivons et construisons sur des briques (technologiques et/ou de savoir) dont nous ne maîtriserons jamais assez les détails, puisque cela nous est finalement impossible. C'est certes dommage mais convenons que s'abîmer dans a) le micro-management fait perdre de vue l'ensemble et b) dans l'encyclopédisme fait perdre du temps car aux dépens d'autres activités.
Bien à vous,
Cl'H

égéa : lol

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/1412

Fil des commentaires de ce billet