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Turquie et Syrie, après le F4 abattu

Ainsi donc, voici un avion turc abattu vendredi 22 juin par la défense sol-air syrienne. La chose n'est évidemment pas anodine, et révèle des enjeux internationaux qui dépassent la "simple" crise syrienne. Explications et hypothèses.

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1/ Ainsi, un F4 décolle de la base turque de Malatya / Erhac à 10h30 vendredi. A 11h 58, on a perdu le contact. Il a été abattu par la défense anti-aérienne sol-air, aux alentours d'Attakié (ou Lattakié, l'ancienne Antioche). L'avion est-il entré dans l'espace aérien syrien, comme le prétend Damas (et comme en est convenu Ankara un temps) ? ou est-il demeuré dans l'espace aérien international, comme l'affirme désormais Ankara (voir ici) ? le fait demeure flou.

2/ Il reste que la promptitude de réaction des Syriens lors de ce survol de leur territoire ne laisse pas d'étonner. Certes, les relations se sont tendues entre les deux pays, notamment depuis l'éclatement de la crise syrienne. Damas ne supporte pas, en effet, que la Turquie organise des camps de réfugiés de l'autre côté de la frontière, et tente de coordonner les mouvements de résistance au régime de Damas, voire de participer aux approvisionnements d'armes de l'ALS.

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3/ Ouvrons immédiatement une parenthèse : comme je l'ai déjà expliqué par ailleurs, le sunnisme est une des explications de la crise, par rapport aux nombreuses autres minorités demeurant en Turquie, dont les Alaouites qui forment le principal soutien de Bachar Assad : celui-ci bénéficie de l’assentiment, plus ou moins résigné, des autres minorités qui refusent que les sunnites, à peine majoritaires, prennent les rênes du pays. Surtout si ces sunnites, qui peuvent être inspirés de loin par l'Arabie ou le Qatar, revêtent le visage du turc qui n'est pas arabe, mais qui a hérité la réputation de la domination ottomane dans les siècles passés : autrement dit, les Turcs n'ont pas laissé de très bon souvenirs au Proche-Orient, ce qui est une des raisons de la réaction syrienne. Autrement dit encore, le facteur religieux n'est pas le seul à l’œuvre dans l'affaire syrienne. D'autant plus que la France avait donné, en 1939, le sandjak d'Alexandrette à la Turquie alors qu'il était traditionnellement syrien, ce que Damas n'a jamais oublié. Une des frégates turques envoyées à la recherche de l'épave du Phantom s’appelle Iskenderoun - le nom turc d'Alexandrette !

4/ La première réaction turque a été apaisante, ce qui m'a surpris. J'ai un temps pensé à une équation de politique intérieure (même si les nationalistes de l'opposition devraient, logiquement, s'enflammer contre une telle atteinte à la souveraineté turque). Je me demande (mais il s'agit là d'une hypothèse, donc sujette à caution et démentir et repentir) si plus que les faits (violation ou non de l'espace aérien) il n'y avait pas une autre activité cachée dans cette mission.

5/ On a appris en effet que l'avion n'était pas un banal avion de chasse, mais un avion de reconnaissance : en bon français, un avion qui récupère des informations : photos, vidéos, radar, guerre électronique (je ne sais pas comment il était équipé). Un avion qui "observe" pour ne pas dire qu'il espionne.

6/ Ainsi, la journée de samedi se déroule dans une volonté d’apaisement de part et d'autres comme le rappelle N. Gros-Verheyde (ici). Puis, dimanche, la Turquie hausse le ton et appelle à la réunion de l’alliance Atlantique, en sollicitant l'article 4 du traité, celui qui prévoit des consultations "chaque fois que, de l’avis de l’une d’elles, l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou la sécurité de l’une des parties sera menacée". Une précédente affaire (un tir d'artillerie syrien qui s'était abattu en Turquie, voir ici) avait provoqué quelques frayeurs début avril (on préparait alors le sommet de Chicago, les Turcs avaient un moment évoqué l'article 5, et les Américains les avait calmés en leur disant qu'il faudrait d'abord passer par l'article 4).... Ce que j'écrivais alors demeure d'actualité, même si cette fois on est allé un peu plus loin (voir ci-dessous)

7/ Entre-temps, on a appris que l'épave de l'avion reposait dans les eaux internationales, à plusieurs centaines de mètres par le fond (voir ici). Autrement dit, pas récupérable à court terme.

8/ Formulons alors deux hypothèses (pas forcément contradictoires, d'ailleurs). La première, évoquée par Ice station zebra, constate que cette semaine, un Mig 21 syrien s'est enfui jeudi pour la Jordanie où il a demandé l'asile politique. "On" aurait alors utilisé les codes identification ami-ennemi (IFF) pour les monter sur un appareil turc afin d'aller vérifier de plus près ce qui se passait auprès des systèmes syriens (fiables, ou leurrables ?) : visiblement, ça n'a pas marché. Cette hypothèse suppose une coopération jordano-turque : il est probable qu'alors elle aurait utilisé l'entremise d'un tiers agent, proche des deux parties...les Etats-Unis par exemple. Je ne connais pas les caractéristiques techniques des IFF et ignore donc si un tel scénario est plausible.

9/ L'autre hypothèse consiste à rappeler que les Russes ont installé au printemps une station d'observation à Kessab (voir ici). Juste en retrait de la côté, elle permet d'observer ce qui se passe en Turquie, par exemple les activités des soutiens de l'ASL, dans cette zone juste au nord du réduit alaouite. Un avion approchant de trop près de cette base pourrait être gênant, et la fermeté manifestée par le tir anti-aérien serait un message envoyé non par les Syriens, mais par un tiers. Par exemple, Moscou.

9/ Alors, cela signifierait que l'incident dépasse un simple différend syro-turc. Et que nous serions entrés dans une phase plus active, qui serait peut-être celle de l’internationalisation du conflit. La tension demeure ainsi vive, et si la Turquie hausse le ton (réunion du conseil de l'Atlantique nord mardi matin, voir ici), la Syrie ne reste pas sans réagir puisqu'elle déclare, ce dimanche, avoir tué des "terroristes" à la frontière turque (voir ici).

10/ Toutefois, la Syrie n'a pas intérêt à une internationalisation du conflit, me semble-t-il : en effet, elle est trop occupée à réprimer la rébellion intérieure pour pouvoir ouvrir en plus un autre front extérieur, surtout contre la Turquie qui bénéficierait certainement de l'appui, plus ou moins direct, des alliés. Même si ce pourrait aussi être le moyen de "remobiliser la nation" face à un ennemi turc qui serait présenté comme plus ou moins héréditaire (voir par exemple cette analyse qui le suggère). Dangereux, et je n'y crois pas vraiment.

Ce ne sont là qu'hypothèses, échafaudages, spéculations, commentaires de blogueurs. Mais c'est donc un gros jeu qui est actuellement joué par les acteurs du conflit. Et quand on hausse le ton, c'est le début de l'escalade. Alors qu'elle n'était que verbale, elle est désormais armée. A suivre...

Est-il besoin de le préciser ? Ce billet n'engage que son auteur.

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 24 juin 2012, 19:54 par

Bonsoir,

intéressante synthèse sur une potentielle escalade.

Je ne suis pas du tout convaincu par le point 8/ en revanche.

D'abord parce que ni la Jordanie ni la Turquie n'ont intérêt à aller tester les défenses Syrienne de cette façon. (et d'autres puissances disposent pour cela d'autres vecteurs plus performants)

Ensuite le système IFF est une boite à la technologie connue et dont tout le monde dispose (même les modèles russes). L'identification de ce système est dans le code que l'on rentre et pas dans le "hardware". (Sauf pour le mode 5 qui a une partie cryptographique mais dont il n'est pas question ici: techno occidentale)

Enfin, connaissant votre appétence pour le cyber, j'en profite pour rappeler que tout système cryptographique reposant en tout ou partie sur le matériel ou l’algorithme(Enigma..) est facilement déchiffrable, c'est le principe de Kerckhoffs. http://en.wikipedia.org/wiki/Kerckh...

Cordialement

égéa : sur l'IFF, j'ai indiqué que je n'étais moi-même pas très convaincu. Toutefois, l'hypothèse mérite d'être mentionnée : sinon l'IFF, peut-être d'autres éléments ?

2. Le dimanche 24 juin 2012, 19:54 par Aks

Bonjour,

Merci pour ces informations et conjectures. Toutefois vous n'évoquez pas l'Iran dans votre billet, or j'ai cru comprendre que Téhéran a demandé à Ankara de faire "preuve de retenue" (selon Le Monde).

Vous écrivez que la Syrie " n'a pas intérêt à une internationalisation du conflit", ce qui me semble assez pertinent. Mais est-il possible que la suite des évènements lui échappe si l'Iran et la Russie montrent trop leurs muscles dans la partie de poker qui peut se jouer ? Surtout si, comme vous le supposez, les Américains et Russes sont passés à une phase de coopération plus active avec les acteurs de cette zone de tension...

3. Le dimanche 24 juin 2012, 19:54 par Fyd

Un conflit entre la Turquie et la Syrie peut-il permettre à la Turquie de bloquer le passage du Bosphore aux navires Russes de la Mer Noire ? Cela imposerai à Moscou des bases de soutien beaucoup trop lointaines pour pouvoir intervenir "correctement".

égéa : mais alors, c'est tout le Bosphore qui serait bloqué. N'est-il pas sous le régime des eaux internationales ? ou plus exactement "domaine maritime international" ?

4. Le dimanche 24 juin 2012, 19:54 par Masquator

Un F4 même Wild Weassel et qu'à moitié modernisé par Israël n'aurait pas apporté grand chose d'utile comme données additionnelles. Tout le monde joue dans un mouchoir de poche là-bas compte tenu de la géographie locale. Mais le russe a décidé d'éternuer cette fois, à moins que ce soit un bon syrien consciencieux qui ait appuyé sur le joystick...

Jeu de mains, jeu de vilains; jeu de couilles, qui les tiens?
- les dirigeants de la plupart des régimes, quel que soit leur type, doivent "faire de la croissance" pour rester en place. C'est vrai qu'avec une bonne guerre, cette contrainte devient secondaire et en plus se réalise a priori alors. Et le prétexte pour la guerre, lui, il est quaternaire.
- pour l'AKP, c'est ...iant. Sont en pleine guerre avec leur propre armée depuis plusieurs années, et là m..., certains voudraient bien en avoir besoin...
- re-...iant: le prob no 1 pour les turcs, c'est les kurdes. En plus, sont déjà cernés par la Grèce, la Méditerranée des russes, la Géorgie, l'Arménie, l'Iran, l'Irak, le coin Méditerranée des israéliens... Z'aimaient bien le Bachar, un mec stable et fiable. Mieux que l’israélien, changeant et dont il avait fallu s'éloigner.

Quant aux zigzags turcs depuis vendredi, ils oscillent au gré des pressions US, qui cherchent quelque chose...et ce n'est pas une épave.

La perspective d'une sortie en Syrie par l'exclusion de 2 ou 3 familles sans changement de régime (les analyses de Joseph Bahout depuis début 2012 sont nominales) se rapprochait.
Sergueï indiquait qu'une solution sans Bachar était impossible; oui, mais une contre-partie utile pouvait faire bouger la situation. L'abandon d'une partie d'un projet d'ABM "régional", trop gros; une base pérenne à la Guantanamo, plus plausible.

Les pouvoirs régionaux en place recherchent le statu quo; et aucun n'en est à quelques rigoles de sang près pour cela.
D'autres factions régionales, bien travaillées par les Grands de ce Monde, ont elles un autre intérêt.

Le changement, c'est maintenant?

5. Le dimanche 24 juin 2012, 19:54 par Catoneo

Les trajectoires publiées par BBC News et offertes (ai-je compris) par l'AA syrienne indiquent que le Phantom "travaillait" parallèlement à la côte nord de la province de Lattaquié sur un axe Hatay - cap Apostolos Andreas. Il a pu être facilement "fixé" par le radar de poursuite. On le voit ici :
http://i43.servimg.com/u/f43/11/63/...

Mais le virage à gauche lors du 3è passage est étonnant. Soit il vire ainsi pour passer sous un missile et ne pas offrir les tuyères, et venant à la côte à basse altitude il a été allumé au canon, mais alors les débris sont quasiment sur la plage et pas à plus de mille mètres de fonds, voir les sondes. En ce cas, les pilotes s'en seraient vraisemblablement sortis.
Mais si on ne les trouve pas, c'est le missile le plus suspect, lors du 1er, 2nd ou 3è passage.

Dit en passant pour amortir le commentaire, la province de Lattaquié est le futur "sandjak" alaouite que négocient les Russes pour la Assad & Co.

6. Le dimanche 24 juin 2012, 19:54 par Midship

L'occasion était belle pour le régime syrien de montrer à tout pays BHLisé qu'il ne s'en tirerait pas, comme en Libye, sans pertes. C'est peut être la part la plus importante, en terme d'opinion publique (cf http://lavoiedelepee.blogspot.fr/20...).

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