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L'individu, acteur stratégique du cyberespace

Commencer la description des acteurs stratégiques par l’acteur individuel pourrait surprendre : en effet, la stratégie évoque plutôt des organisations structurées (les armées, voire les entreprises) ou des masses (le pôle de l’opinion publique relevé par Clausewitz, ou la population au sein de laquelle on fait la guerre depuis les expériences récentes de contre-insurrection). Et les seuls individus mentionnés dans l’étude stratégique classique sont clairement identifiés et qualifiés. Il y en a deux : Le décideur politique, et le chef militaire. D’ailleurs, ces deux-là entretiennent entre eux un dialogue particulier, chacun devant répondre à une masse dont il est responsable : le peuple pour l’homme politique, l’armée pour le chef militaire. Ils sont en fait des personnes plus que des individus anonymes.

La nouveauté du cyberespace vient du rôle prééminent de l’individu, qu’on ne peut plus collectiviser comme autrefois sous le terme de masse. L’extrême facilité avec laquelle les individus s’assemblent dans des groupes qui se font et se défont constitue un premier trait de l’individu. Surtout, chacun peut très vite devenir émetteur d’une information, d’un jugement ou d’une analyse qui pourra se répandre de manière virale jusqu’à provoquer des mouvements d’opinion. Enfin, certains individus peuvent être des acteurs conscients du cyberespace, qu’ils vont investir pour servir des calculs stratégiques qui leur sont propres. En fait, le cyberespace permet techniquement de développer une évolution séculaire d’individualisation, la poussant à son terme.

L’individu revêt ainsi plusieurs attitudes simultanées, qu’il convient de décrire succinctement.

L’internaute

La première fonction de l’individu sur le cyberespace est bien évidemment l’internaute, au sens large : c’est-à-dire l’utilisateur de réseaux informatiques, qu’ils soient reliés à l’Internet ou qu’ils en soient distincts, comme un réseau bancaire. Grâce à cette fonction de plus en plus partagée, l’individu accède à une communication qui modifie sa vie. Et si on pense surtout à la pratique des sociétés développées, on ignore bien souvent à quel point le cyber modifie la vie des sociétés africaines : grâce au développement de réseaux de téléphonie mobile, appuyés sur des infrastructures beaucoup plus légères que les infrastructures traditionnelles, l’individu qui était autrefois le plus isolé peut enfin se « relier », accéder à l’information mais aussi valoriser ses échanges grâce à des systèmes de banque dématérialisée. Cela entraîne un bouleversement social insoupçonné car il introduit l’individu dans des organisations sociales jusque-là collectives.

Cet exemple illustre bien que le cyberespace n’est pas simplement le résultat de l’individualisation, il en est aussi le stimulant. Pour autant, cet individu n’est pas seul : il est relié, et au fond bien moins isolé qu’il ne pouvait l’être autrefois. La qualité des liens peut être discutée : ainsi, un « ami » sur Facebook ne représente pour la plupart des lecteurs certainement pas la même qualité d’amitié que l’ami d’enfance avec qui vous avez découvert le monde. Pourtant, l’augmentation du nombre de liens de toute sorte multiplie l’influence, même faible, de chaque individu.

(à suivre, peut-être)

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par Colin L'hermet

Bonjour Dr Kempf,

J'étais justement en train de relire Norbert Elias, La société des individus, dans une édition qui présente les adjonctions de 1986-1987.
Pourquoi lier un si vieux bouquin au sujet ?
Parce que nous semblons "revenir aux fondamentaux" (ou toute autre tournure qui semble similaire, cf Y.Cadiou) avec la question du temps, de l'interfaçage avec le milieu, et de lien inter-individuel.
Or Norbert Elias a justement vécu des périodes charnières en terme de liens interindividuels, si vous me passez l'euphémisme pour une guerre mondiale et un holocauste, avant une guerre froide promettant-assurant une destruction mutuelle et finalement l'émergence de la télé couleur pour toutes les nations de propriétaires.
Je me disais qu'il y avait du basculement dans notre époque (tournant de l'émergence des BRICS, fin d'ère post-coloniale via des révoltes dans les états autrefois décolonisés, fragilisation des entités européennes de l'UE à l'Eurogroupe), alors pourquoi ne pas relire les sociologues qui ont vécu de tels basculements.
D'autant qu'Elias est un penseur de l'Etat comme organisateur du social, un agrégateur des individualités. Bourdieu aimait y faire référence.

Certes la cyberstratégie apparaît comme centrée sur la puissance-nuisance de l'individu connecté.
Mais elle devra probablement être pensée puis mise en oeuvre par les Etats si doit se réaliser une exploitation du potentiel de cet espace naissant au bénéfice du commun.
Un penseur du lien individu-groupe au sortir de la 2nde Guerre mondiale m'a paru jusque-là intéressant.
Je me permettrai de vous faire passer un mémo sur ce que j'en aurai (éventuellement) compris.

Sur un autre point, le précédent post Guerre robotisée et le commentaire de P.Bayle.
La robotisation évoquée me fait penser au cyborg de Klyne et Clynes (1960) et à la cyborguisation qui en a été théorisée (terme très moche qui peut signifier "humain pourvu de prothèses cybernétiques lui donnant accès à un champ de perception-action informationnel").
L'individu d'aujourd'hui, électronomade, serait un protocyborg, à ceci près que ses prothèses sont encore visibles et non greffées.
Mais elles lui permettent bien de surfer sur le mythe de l'homme augmenté.
Or on pourra observer que l'internaute est certes un homme augmenté selon un point de vue, mais qu'il demeure un sous-être dans l'espace cyber, à la merci de la moindre action hostile, car son avatar statistique ne lui appartient pas en propre.
Cet avatar se formerait d'IP, cookies, data, et autres packets, et déambulerait dans l'espace informationnel.
L'imperfection de la connexion entre individu et avatar statistique-numérique serait cause d'une grande part de l'inattention-exposition aux risques.
Si l'individu "ressentait" plus son avatar statistiques, il réduirait de lui-même une part des soucis de sécurité informatique (le maillon faible est entre la chaise et le clavier, tout le monde le sait). D'autres comportements dangereux naîtraient probablement, mais une portion non négligeable des utilisateurs réduirait ses "comportements à risque", un peu comme face aux menaces de VIH-SIDA.

Il pourrait donc être bon de voir émerger un "habeas corpus numérique" qui puisse faire le lien entre individu, données, espace informationnel, Etat et Juge.
Les CNIL en sont un prototype, mais elles n'abordent que l'aspect juridique sans trop avancer sur le plan technique "d'appropriation sensorielle" par les individus qu'elles protègent.

Mais je dois filer, je vous en reparle bientôt.
Bien à vous,
Cl'H

egea : Norbert Elias : j'ai aussi pensé à Crozier, L'acteur et le système... Pour le cyborg, j'y pense, cela devrait venir en conclusion de l'ouvrage, je pense, car c'est logiquement l'étape d'après.

2. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par oodbae

Au fond, ce que vous voulez dire, c'est que le cyber-espace introduit la cinquième dimension

egea : intéressant...

3. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par Colin L'hermet

Bonsoir,

Lorsque j’étais en maths, au-delà des calculs intégros-idiots et des développés-pas-couchés de Fourier, j’avais été énervé par les diagonalisations de matrices et le calcul matriciel que l’on nous faisant réaliser.
Ca ne me servait à rien, sauf à vouloir-pouvoir le plaquer sur le Cube d'Erno Rubik qui me résistait trop à mon goût.
Et donc je m’étais battu à savoir si je devais mettre mes chiffres dans les cubes du cube ou au milieu des carrés qui composaient les faces, et j’avais ensuite mené mes calculs de déterminants dans les 3 dimensions, pour en arriver à établir des hyper-déterminants et des hyperper-permutations.
Après 10-20 tests apparemment concluants (des calculs, pas de résolution du Cube en 17 secondes, hein !), j’avais imaginé une généralisation à l’ordre supérieur, et puis une martingale valable pour les ordres n, car en mathématique, on peut jouer sur des univers à n dimensions, c’est cela qui est dément.
Tout fier j’étais allé montrer cela à mon prof, petit fayard que j’étais. En vérité, je voulais surtout savoir si je venais de me crâmer définitivement la câblerie cérébrale, version bouzelôf, ou si mes lubies étaient recevables. Lequel prof m’avait répondu que c’était du calcul hypermatriciel tout bête, que mes 3 feuillets griffonnés n’avaient pas l’air trop faux à première vue, mais que l’on verrait cela dans le cursus les années suivantes, et avez-vous terminé l’exercice 32-C, petit rigolo ? je ramasse dans 10 min !

Tout cela pour vous dire que j’en ai retenu une seule chose :
On peut dériver les univers à n dimensions :

d(3Dim)/dDim = 2Dim
2 exemples :
. interception des 3D par un plan P donne une forme 2D, une empreinte sur le plan de la forme 3D, c’est logique
. interception de 2 plans P1 et P2 donne une droite D s’ils ne sont ni parallèles ni confondus

d(2Dim)/dDim = 1 Dim (<= interception d’une droite D par un plan P donne un point S)

à contresens :
d(4Dim)/dDim = 3Dim
la dérivée d’une réalité R de 4 dimensions par rapport au temp t donne l’instantané de cette réalité ; c’est ainsi que la physique non quantique donne au temps la valeur de 4eme dimension

Toute cela pour en arriver à quoi, dans notre sujet ?

I) Et si l’information i constituait une 5eme dimension ?
En effet, l’information n’est représentable dans aucune des 4 autres dimensions appréhendées.

Plus encore que "introduire la 5eme dimension", comme le suggère Oodbae, =notre= cyberespace serait un dioptre entre l’Information et la 4D.
On observera que l’information se "dérive" (mathématiquement) selon bien des variables
En 1er lieu que la dérivée de l’information par rapport à notre espace donne… le temps.
En effet, c’est le temps (et les effets perçus de ce que l’on appelle son passage) qui constitue la variable de glissement entre 2 états de notre réalité, lesquels états sont qualificatifs plus que quantitatifs (plus vieux, plus âgé, rouillé) si l’on ne recourt pas à une numération du temps.
Et donc on aurait d(5Dim)/d3Dim = t

(Rq : là-dessus il faudra s’interroger sur le phénomène entropique qui fait que les états temporels soient nécessairement en accroissement et que les Primitives par rapport au temps nous soient inaccessibles, astrophysiciens et thermodynamiciens qui lisez ce blog, merci de vos lumières).

II) Pour en finir avec ces propos qui m’ont entraîné bien loin d’une cyberstratégie opérationnelle proposable à l’EdG, il faudrait en conclusion considérer que notre cyberespace n’est qu’une reproduction technique et humaine de la 5eme dimension, une accrétion-incursion que nous sommes en train de mener en son sein.

a) En effet, nos sociétés ont constitué un champ informationnel artificiel, similaire à l’ADN dans le domaine vivant. Nous parvenons à l’exploiter brins par brins au moyen de capteurs adaptés, tout comme les divers types d’ARN et les transcriptases le font. Les vecteurs en étaient avant-hier la parole, hier le livre et les écrits, aujourd’hui les charges électriques-électroniques. Le Logos hybridé par la Tekné.
Toujours dans le parallèle, nous nous étonnons encore, sans trouver de réponse, de la volonté qui se manifesterait derrière cette opération naturelle et immaîtrisée de codage-décodage (cf les maladies exprimées ou non, les cellules souches, les cellules multi-fonctionnelles, la mort programmée, etc).
Pourtant nous avons fini par cohabiter avec cet état de fait informationnel du domaine du vivant, dont nous pensons que nous percerons un jour la question du Pourquoi puisque nous en avons à peu près compris le Comment.
Pourquoi ne pas se résoudre à la même posture avec le cyberespace ? Laissons-nous le temps de l’appréhender, de décortiquer ses "mécanismes" et observons les tactiques avant de penser à une stratégie. Quoique conçu et alimenté par nous, ce champ informationnel artificiel-technologique nous échappe lorsque l’on souhaite le modéliser : limites ? localisation Vs ubiquité. fixe ou fluent ? figé ou rythmé ? et alors rythme unique ou infinité de rythmes ?

b) Donc notre champ informationnel artificiel-technologique serait un dioptre que nous accolerions au champ informationnel global et "naturel".
En cela notre cyberespace serait effectivement une "introduction" à la 5eme dimension, un sas vers une plus grande acception-appréhension de l’Information lorsque nous aurons compris sa nature intrinsèque en tant que dimension.

c) Ce sas est de notre fabrication : les couches physiques et les protocoles logiques de communication nous permettent d’y entrer ; l’intelligibilité de cette poche informationnelle est assurée par la sémantique que nous y avons employé-diffusé.
Donc notre cyberespace se scinde en 2 choses distinctes : le sas, et le milieu vers lequel il dirige.
Dans la lutte sous-marine, je pense que l’attaque du sas et la manœuvre dans le milieu seraient 2 tactiques distinctes.

d) De plus en plus d’objets communiquent désormais entre eux, sans que l’Humain soit partie prenante dans l’opération de mise en communication. C’est ce que d’aucuns appellent l’Internet des objets.
Cette interconnexion informationnelle des objets procure une complexité supplémentaire puisque ce sont autant de sas entre le cyberespace et monde matériel habité.
Ces sas démultipliés constituent donc autant de levier pour des effets recherchés dans une confrontation entre belligérants : ils doivent faire l’objet de repérage et d’emploi à fins de conflit, inversement ils doivent faire l’objet d’une cartographie, d’une veille et d’une sécurisation, soit humaine soit automatisée soit mixte, mais en temps réel.

e) Car la cyberstratégie consisterait en 4 pans complémentaires, distincts, mais non exclusifs :
. interdire à l’adversaire l’accès au milieu, détruire son-ses sas : notamment par attaque contre ses infrastructures physiques et par attaque contre ses protocoles logiques de connection ; une telle stratégie est celle mise en œuvre par les RGE et institutions type cybercommandements de combat contre les structures critiques de communication, elle constitue le 1er des 2 pans de la cyberguerre ; la contremesure passe notamment par le durcissement et la redondance, dans une moindre mesure par la dissimulation des structures.
. détruire l’adversaire dans le milieu : actuellement peu parlant, on ne peut pas détruire les Russes, les Chinois ou les Français dans l’Information ; on en revient à interdire les accès (cf supra) ou à griller les réputations (cf infra).
. corrompre le milieu pour le rendre létal à l’adversaire : faute de tuer l’adversaire dans l’Information, on peut corrompre l’information pour rendre inutile-contreproductive son incursion dans le champ informationnel, voire l’intoxiquer avec cyberbaryum et autres attaques à l’e-réputation ; une telle stratégie chevauche majoritairement le champ de l’IE puisqu’elle se concentre sur l’Information plus que sur l’adversaire, dans le champ cyberinformationnel et relayée dans le champ sémantique réel (cf les vilains cyberespions Chinois, les incontrôlables Anonymous, et autres images d’Epinal).
. endommager-détruire-dérégler les objets connectés au champ cyberinformationnel ou dont les liaisons cheminent à travers lui : une telle stratégie constitue le 2nd pan de la cyberguerre où les effets du conflit rejaillissent dans le monde matériel habité ; la contremesure demande d’assurer un contrôle de l’étanchéité entre le cyberespace et le monde matériel habité afin de quantifier et qualifier, en temps réel, et avec capacité de coupure, les flux entrant et sortant.

Donc :
- Le cyberespace serait un dioptre avec le champ cyberinformationnel.
- Lequel champ cyberinformationnel n’est rempli que de ce que nous y avons mis, et de quelques interférences de quelques Kelvin et autres éruptions solaires.
- Notre cyberespace nous sert de sas vers le champ cyberinformationnel, restreint à ce que nous savons en exploiter par les protocoles sémantiques que nous y employons.
- L’interconnexion informationnelle des objets procure une complexité supplémentaire et un levier pour l’expression de la conflictualité.
- La mise en oeuvre de la conflictualité se concentre donc :
. sur la guerre à l’accès au champ cyberinformationnel ;
. sur l’exploitation de ce même champ ;
. et sur la corruption des objets possédant des connexions au champ cyberinformationnel qui relaye ainsi les attaques.

Une grande part de ce qui est développé ci-dessus figure dans votre ouvrage sur les stratégies dans le cyberespace, mais "pas dit pareil".
Manifestement, des chemins différents pour parvenir à des conclusion similaires ou proches.

Bon, je persiste et signe : le cyberespace est l’antichambre de la 5eme dimension.
Ce sont les transhumanistes et les fans de Temps-X qui vont être contents de me lire !

Bien à vous,
Cl’H

egea: L'info comme 5ème dimension : j'adhère, l'idée me plaît bien. Il faudra ensuite creuser la distinction entre cyberespace et espace cyber informationnel, l'un servant de sas à l'autre. Surtout, cela nécessité une théorie de l'information... (d'où vos quatre types d'attaques doivent encore être rpécisées pour telle ou telle). Poursuivez.

4. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par yves cadiou

Je vais vous dire franchement : pour moi qui ne suis pas matheux, les élucubrations ci-dessus me font doucement réagir. Seulement cinq dimensions ! Cinq dimensions, c’est sûrement très intelligent mais ça me dépasse : en faisant ce que je peux je n’en suis qu’à sept dimensions.

Un cerveau humain normal, c’est-à-dire ni trop primate ni trop matheux, adapté à son environnement, pense en sept dimensions : haut, bas, devant, derrière, droite, gauche, temps. C’est pourquoi nous avons inventé le dé à six faces, la septième dimension étant représentée par le dé qui roule. Cette septième dimension nous gêne pour divers motifs et notamment à cause de notre incapacité à nous y déplacer comme nous voulons. Nous sommes seulement capables de la mesurer. Le cerveau humain normal est incapable d’aller plus loin. C’est sans doute pourquoi la septième dimension (le temps) est la plus intéressante. Quelques uns de nos congénères sont incapables d’être à l’heure, prouvant ainsi que cette notion est une limite : or c’est toujours aux limites qu’il se passe des choses intéressantes (dans des domaines multiples allant de l'optique à la conchyliculture).

Dans vos vingt-six billets sur le cyber (26, c'est écrit dans la colonne de gauche), vous abordez le cyberespace sous des angles divers : l’individu, le temps, la différence entre défense et sécurité, les frontières du cyberespace, sa matérialité, sa symétrie, etc. Le temps (qui n’est de l’argent que pour les anglophones) me semble un sujet essentiel de réflexion. Mes observations de béotien feront peut-être avancer le schmilblick.

Le temps m’a toujours fait « gamberger », je veux dire par là « réfléchir sans conclure » (la gamberge est à la pensée ce que le yaourt est au fromage) : je me demande si le temps est une donnée matérielle ou seulement une vue de l’esprit. Le temps, on peut croire que c’est une donnée matérielle parce qu’il est mesurable. Mais il est possible aussi que le temps soit seulement une vue de l’esprit parce que nous sommes incapables de concevoir le temps sans l’associer à une autre donnée : la vitesse (donc la distance) ou un processus (donc un classement des actions).

Cependant le nombre sept n’est présent nulle part dans la nature alors que tous les autres nombres y sont (je laisse le lecteur faire l’inventaire). La semaine de sept jours correspond certes à un quartier de Lune mais c’est déjà très intello. Mon copain qui est héron sur l’Erdre est très à l’aise dans les six premières dimensions mais il ne connaît que vaguement, d’instinct, quelques unités de temps : la fraction de seconde pour se nourrir, le jour, les saisons et donc l’année, peut-être les lunaisons mais certainement pas la semaine de sept jours qui est purement une vue de l'esprit depuis la Genèse.

Nous avons donc un problème de conception avec cette septième dimension qui est le temps. D’ailleurs « l’Huma », qui est d’une certaine façon un journal de référence http://www.humanite.fr/social-eco/l... , exploite ce problème quand il explique à ses lecteurs les méfaits des logiciels boursicoteurs : ils sont naturellement générateurs d’une lutte des classes (comprenez inégalité) entre ceux qui ont les moyens de se payer ces logiciels et ceux qui n’en ont pas les moyens. Ces vilains logiciels capitalistes réagissent en cent millisecondes, nous dit l’Huma : c’est évidemment inhumain. C’est surtout un effet de style qui montre en quelle piètre estime ce journal tient ses lecteurs : on peut supposer qu’en disant un dixième de seconde au lieu de cent millisecondes, ce qui pourtant est exactement la même chose, on aurait fait référence à une unité de temps moins inhumaine parce que le dixième de seconde évoque des records olympiques.

Ces cent millisecondes de l’Huma, et donc la critique que je peux faire ici de leur usage, sont un aspect non négligeable du cyberespace : la gratuité de l’information que monsieur tout-un-chacun (vous voyez que je reste dans le sujet) peut y récolter, son universalité pour qui connaît plusieurs langues ou dispose d’amis qui connaissent plusieurs langues, et surtout la possibilité de répondre ouvertement à des assertions fausses ou présentées malhonnêtement. « Internet, c’est le domaine de la rumeur » disait il y a quelques années un élu local nantais devenu récemment Premier ministre. Au contraire c’est plutôt un domaine où l’on peut trouver des preuves qui démentent les fausses nouvelles : souvenons-nous de la Libye, où le chiffre de cinquante mille morts avancé par le CNT et par les envoyés spéciaux de la presse a été clairement infirmé par les vidéos de toutes origines qui ont circulé sur la Toile.

Pour finir, et bien conscient que vous n’avez peut-être pas lu la tartine qui précède (c’est bien pourquoi je me permets de la présenter : parce que vous en faites ce que vous voulez), je reviens à vos cinq dimensions : je comprends que vous en comptez trois dans l’espace alors que j’en compte six et que votre cinquième dimension serait pour moi la huitième, au-delà du temps et de ma propre imagination.
Hmm’ouais… mais dites- moi : alors que nous savons mesurer les dimensions connues (en mètres et en secondes dans le système MKS), quelle unité de mesure affectez-vous à cette dimension supplémentaire ?

5. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par oodbae

@L'Hermet: je crois que comme moi au moment où j'ai fait mon commentaire, vous étiez éméché, sauf que vous, vous ne vous êtes pas censuré!

@Cadiou: "haut, bas, devant, derrière, droite, gauche" ne correspondent qu'à trois dimensions, dans le contexte que vous décrivez. Vous confondez dimension et orientation. Les dimensions désignent en mathématiques les directions indépendantes les unes des autres permettant de se positionner de la manière la plus concise et la plus générale possible. Ainsi, il y a trois dimensions spatiales pour nous, et en haut ou en bas correspond à la même dimension, celle du déplacement vertical, avec une orientation positive ou négative. Mais je cesse les explications parce que vous les prendrez mal.

@egea: En bref, ce que je voulais dire, c'est que vous parlez du cyberespace comme d'un espace où l'on agit sur l'environnement. On y agit instantanément, donc indépendamment de la dimension temporelle, et sans se déplacer, donc indépendamment des trois dimensions spatiales, suggérant donc une cinquième dimension de l'univers selon laquelle on décrit les interactions entre objets du monde réel.
Evidemment, ce n'est pas une dimension dans laquelle on court le 100m. Mais c'est une dimension "mathématique", qu'on pourrait qualifier d'informationelle, qui a le mérite de se concevoir aussi à l'ère pré-informatique. Par exemple, la Bible, partagée par des dizaines de millions de croyants à la Renaissance, a permis de fédérer des millions d'âmes autour de projets communs, politiques ou autres. La radio puis la télévision puis l'internet ont amplifié l'importance de cette dimension informationelle.
Il n'y a là rien de bien nouveau. Tous les google, facebook, CNN, et autres Viadeo ou Publicis n'auraient pas rencontré leur succès si ils n'avaient pas formalisé ces concepts plus tôt pour convaincre les investisseurs.
Les outils de télécommunication ont complexifié la circulation de l'information, permettant la personnalisation des comportements.

D'où la remarque d'egea sur la modification des sociétés africaines par le cyber et la téléphonie mobile, avec laquelle je suis d'accord . D'ailleurs, j'avais lu que l'une des grosses oeuvres de Gaddhafi fut de placer en orbite des satellites de télécommunications qui avaient permis justement de couvrir l'Afrique par le téléphone, en s'affranchissant des monopôles américano-européens tant vis-à-vis des prix que de la disponibilité du réseau. Etait-ce sur Alliancegeostrategique ou bernard-lugan? Je ne sais mais ceci nous rappelle le rôle de la circulation de l'information, auquel on était déjà initié à l'école en apprenant que Charlemagne avait inventé la charge des missi-domonici afin de faire sentir sa souveraineté partout dans le royaume. Et l'on se souvient même de l'origine du marathon, du nom de cette ville où eut lieu une bataille antique et au cours de laquelle on chargea des coureurs de... courir... le plus vite possible pour communiquer les résultats au roi. Plus près de nous, on connaît cette légende sur l'origine de la richesse des Rotschild, d'après laquelle le baron aurait su avant tous les autres la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815, achetant en masse les actions sous-évaluées que les autres investisseurs avaient vendues, croyant à une victoire napoléonienne et donc à des faillites à venir. Déjà, certains acteurs savaient utiliser l'information pour eux. Avec l'internet, les masses ont pu l'apprendre aussi et rendre l'exploitation de l'information accessible et profitable, ou nuisible selon les cas mais alors en tout cas utilisable, aux plus simples individus.

Finalement, pour faire le lien avec mon commentaire d'origine, le cyber-espace a introduit la cinquième dimension dans notre quotidien, comme une dimension dans laquelle on agit, et non comme une dimension neutre pour les masses [populaires].
Et à ce propos, je rejoins l'ouverture d'egea dans son dernier paragraphe. Les masses s'individualisent à travers le cyber. On pourrait croire à la réalisation de la révolution des classes, par analogie, où le prolétariat ne serait plus soumis à la bourgeoisie par les liens économiques du capitalisme, parce que le prolétariat se libérerait au moyen de l'internet. Mais il est fort probable que certaines communautés trouveront les moyens de contrôler l'action des individus dans le cyber-espace pour leur rendre leur caractère de masse, de cyber-masse si je puis dire. Pensons à twitter qui par nature limite toute complexité de raisonnement, et constatons que la "révolution verte" en Iran a permis de coordonner des centaines de milliers d'individus pour leur permettre d'atteindre le caractère de ... masse.

Cordialement

6. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par Colin L&#39;hermet

bonsoir à tous,

@ YvesCadiou
Veuillez croire que je force ma nature à m'ainsi tournebouler l'esprit à essayer de penser autrement. J'aurais tendance autrement à simplement dire : cyberstrat, yakafôkon protéger avec des murs et tirer avec des virus. Je sais le faire, je pourrais m'en contenter.
Mais justement, ce blog hospitalier est l'occasion de pousser les feux de la réflexion... quitte à faire péter la chaudière, il est vrai.

@Oodbae
Mon blason familial dit que certains osent tout, que c'est à cela qu'on les reconnaît. Alors je porte haut ces couleurs, et avec fierté en plus, "en souriant, comme un imbécile" (P.Desproges).
Bon, comme le laisse apercevoir le maintien des commentaires de ce blog, il y a de la retenue et de la civilité.
Pas de la censure, ce serait dommage. En tout cas pas d'autocensure ; je m'en remets au jugement d'O.Kempf pour filtrer si jugé nécessaire et au jugement des lecteurs pour me dire que j'aurais dépassé quelque borne.
Dont acte de votre remarque, je serai plus timide la prochaine fois.

@le sujet
Oodbae évoque la diffusion via les supports écrit puis radio puis télématique. Il ne mentionne pas la parole, mais elle figure bien en tête de cette liste.
Justement, le cyber ne fait que prolonger ce phénomène ; il n'est donc pas propre à cet espace que l'auteur du blog essaye de cerner faute de le pouvoir définir.
La relation à l'information est vieille comme le monde, avec le langage ; et il est intéressant de voir que le logos chez Platon évoque tant la parole que la Raison du monde, son ordre divin, puis par extension la rationalité.
Donc le cyber ne mobilise rien d'absolument nouveau ; nous sommes juste face aux mêmes interrogations que les tenants des dogmes et habitus de l'époque de l'émergence de cette imprimerie démultiplicatrice et source de déstabilisation des équilibres des forces d'alors. Y'a des copistes qui l'ont mal pris, et des révolutions qui ont mûri de l'échange d'infos sur la recherche théologique et le droit impérial.

L'accès à l'information et l'interdiction de son accès, le détournement ou la corruption de l'info utile en ce qu'elle vient alimenter des dynamiques "du monde réel" seront probablement les enjeux de la cyberstratégie.

L'IE, qui aura tant peiné à démarrer et être un tant soit peu reconnue, sera possiblement au centre des concepts de cyberconflits. Pas de leur mise en oeuvre (quoiqu'un pan conséquent de l'IE repose sur la captation et la défense) mais a minima du côté qualitatif de l'information.

Mais je suis bien péremptoire alors que je n'y connais rien.
Un lecteur ou spécialiste des (vieillissantes, Shannon en 1948, ça date pour le cyber) théories de l'information pourrait nous être d'un certain secours ?

Bien à vous tous,
Cl'H

egea : il me paraît logique qu'une dimension, si elle est réellement la cinquième, existe depuis toute éternité : la qualifier de 5ème ne serait qu'un classement qui viendrait d'une prise de conscience : ce serait ce qu'apporterait le cyber, de même qu'on a "découvert" le temps comme 4ème dimension au début du 20ème. Or, le temps existait avant qu'on le découvre...

Pour l'IE et la guerre de l'information, cela fait évidemment partie de la cyberstratégie, ce qui justifie d'ailleurs ma description du cyberespace en trois couches....

7. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par yves cadiou

On pourrait se chamailler au sujet du nombre de dimensions : ça me rajeunirait en me permettant de me livrer à ce qui était autrefois, en corniche, l’une des distractions favorites des lettreux : brocarder les matheux.

Je concède que ce comportement était un peu lâche parce que trop facile tant ils sont mal à l’aise avec le vocabulaire. Par exemple une droite qu’ils désignent comme « normale » n’est pas du tout normale : au contraire c’est une droite placée dans une position particulière. Quand ils nous parlent d’angle plat, ils sont marrants aussi parce que la contradiction ne leur saute pas aux yeux.

Ce sont des gars qui mettent les inconnues en équations au lieu d’essayer de faire leur connaissance. Au moins, s’ils tentaient à ce moment-là une de ces démonstrations par l’absurde dont ils ont le secret, ça pourrait marcher avec les inconnues en les faisant rire : mais non, ils sont tellement bêtas qu’elles resteront éternellement des inconnues.

Ce sont des gens qui vous parlent sans réfléchir de nombres réels, irréels, imaginaires. Sans réfléchir parce que s’ils réfléchissaient ils sauraient que tous les nombres sont, par nature, imaginaires. Les matheux qui disent « une équation du deuxième degré à deux inconnues » au lieu de dire tout simplement « un cercle », ont forcément un problème de contact avec leur environnement physique ou un problème de vocabulaire.

Maintenant ils m’expliquent que mes six dimensions ne sont en fait que trois. Je sais depuis longtemps qu’ils appellent ça l’abscisse, l’ordonnée et la cote. On peut dire aussi, c’est plus techno pour épater le badaud : l’axe des X, l’axe des Y, l’axe des Z. On arrive à six quand-même parce que les matheux, ces petits malins, multiplient trois par deux en disant « oui mais sur chaque axe on peut aller dans les deux sens ». Par conséquent, on est d’accord : ça fait six. Plus une : le temps, donc sept. Mais disons trois si vous voulez. Plus une : le temps, toujours lui, donc quatre.

On pourrait dire aussi que ça fait deux : une dimension, l’espace où l’on se déplace comme on veut à condition de ne pas rencontrer d’obstacle ; et une autre, le temps où l’on ne se déplace pas comme on veut.

Cet axe du temps continue de me tracasser, alors plein d’espoir je demande aux matheux parce qu’ils savent sûrement : « comment expliquez-vous que l’on aille dans un seul sens sur l’axe du temps ? » La réponse arrive aussitôt, nette, convaincante : « ben, euh… parce que c’est comme ça. » Réponse éclairante sinon convaincante : ils ne savent pas. Je suis déçu-déçu-déçu.

Tout ça pour dire que chercher une dimension supplémentaire alors qu’on n’est pas encore au clair avec les dimensions précédentes, c’est peut-être un peu prématuré. Chaque chose en son… temps.

D’ailleurs l’abscisse, l’ordonnée et la cote s’appellent des repères cartésiens : un peu de méthode, s’il vous plaît. On en reparlera quand reviendront les matheux à qui j’ai suggéré d’aller vérifier le postulat d’Euclide. Ils y sont partis sans comprendre que c’était une variante de la clé du champ de tir. Ils sont gentils.

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Je redeviens sérieux sans attendre le retour des expéditionnaires euclidiens (une éternité pour aller, plus une deuxième éternité pour revenir, c’est long). Du fait qu’Olivier Kempf parle parfois de cinéma sur ce blog, je me permets de recommander un film qui exploite de façon très sympa le thème des univers parallèles : « Jean-Philippe », français, 2006. http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-P...) http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Philippe_%28film%29
C’est, notons-le, un film quasi-euclidien parce que les univers parallèles se rencontrent à la fin.

8. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par Colin L&#39;hermet

@ Yves cadiou,
Bonsoir !

Les matheux, dès lors qu'ils ont dérivé mollement de leurs espaces, n-dimensionnés à grand renfort d'hormones, finissent souvent par atterrir sur une sphère céleste, dont ils découvrent hor-rif-fiés qu'on leur a menti : le monde est toujours étriqué, irrémédiablement plat et habité de surcroît par des primo-résidents qu'ils appellent primitives et qu'ils tentent maladroitement d'amadouer en leur refilant des trucs clinquants ou en dessinant de jolies figures tarabiscotées z'et leibniziennes sur tous les supports qui leur passent sous les deux mains gauches (oui le matheux est comme cela, Nabla, son dieu, l'a conçu à son image alors il a deux mains gauche, ne nous plaignons pas il aurait pu, en plus, avoir un physique ingrat ! au lieu de quoi il a juste un physique particulier...).
Mais ça ne marche pas car, non, ils ne parlent décidément pas le même langage.
Alors le Complexe de Gulliver frappe le matheux. Pas de chance (pardon : mauvaise distribution des espérances) déjà qu'il avait passé un segment important de son enfance à être frappé.
Et alors, peut-être à cause de cette réminiscence, il commence de se recroqueviller et rapetasser dans une dernière expérimentation pour aller voir de près si zéro est positif ou négatif.
Comme pour la barbe d'Alphonse Allais, au-dessus ou en dessous.
(mais ne leur parlons pas d'A.Allais, ils ne connaissent que Maurice Allais, le contrôleur fou du train Calais-Paris)

Enfin, ne désespérons pas des matheux, avec du temps et un peu d'exercice on peut en faire des physiciens !

Et cette amélioration incroyable, les faisant renaître au monde sensible, leur permettra de répondre à cette lancinante question que vous nous faites partager : "comment expliquez-vous que l’on aille dans un seul sens sur l’axe du temps ?"

Et là, la révélation, enfin, musique divine à vos oreilles, la levée du fardeau sur votre âme et du voile devant vos yeux (qui s'embueront alors de larmes, donc en fait vous ne verrez pas de changement, mais bon, c'est magique et beau, faut pas critiquer la magie et le beau) :

"ben, c'est l'entropie !"

Quand je vous disais que c'était une amélioration !
Bien à vous,
Colin.

9. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par yves cadiou

L’entropie ! Encore un mot que je ne connaissais pas. Je l’avais déjà rencontré deci-delà, mais sans y prêter attention : je le classais a priori dans les mots à la mode qui n’apportent rien, ces mots que l’on peut remplacer par « truc », « schtroumpf » ou « machin » sans changer le sens de la phrase. Mais l'entropie, au contraire de truc, schtroumpf ou machin, il faut savoir la placer dans les conversations mondaines pour avoir l’air sérieux. Cette fois, subodorant vaguement qu’il pouvait avoir un sens, j’ai cherché ce que veut dire « entropie ». J’ai trouvé plusieurs définitions tarabiscotées.

Je cite wikipedia, pas totalement incompréhensible : « la thermodynamique statistique (inventée au XIX° siècle) a fourni un nouvel éclairage à l’entropie, grandeur physique abstraite : elle peut être interprétée comme la mesure du degré de désordre d'un système au niveau microscopique. Plus l'entropie du système est élevée, moins ses éléments sont ordonnés, liés entre eux, capables de produire des effets mécaniques, et plus grande est la part de l'énergie inutilisable pour l'obtention d'un travail ; c'est-à-dire libérée de façon incohérente. »
Je n’invente pas : il aura fallu des millénaires pour que les scienteux découvrent qu’on n’arrive à rien dans la pagaille.


Cependant, insatisfait par une vision aussi simpliste des choses, j’en ai parlé à mon copain qui est héron sur l’Erdre, bien certain que sa sagesse me serait très utile.
Je l’ai trouvé ce matin dans l’un de ses affûts favoris, droit et immobile sur la rive. Je me suis approché doucement pour ne pas effaroucher ses proies éventuelles.

C’est lui qui a entamé la conversation, tournant très peu la tête pour m’apercevoir du coin de l’œil : « tu voulais me dire quelque chose ?
---- Excuse-moi de te déranger : je veux, plus exactement, te demander quelque chose.
---- Si c’est pour me demander un truc dans le genre B4 / B5, effectivement tu me déranges pour rien. Si c’est pour autre chose, ‘faut voir.
---- C’est au sujet de l’entropie.
---- L’entrequoi ?
---- L’entropie »

Je lui explique ce que j’ai appris sur wikipedia. Bien que j’aie l’habitude de son air hautain, cette fois il me surprend par sa réponse abrupte : « C’est de l’intellectualisme » laisse-t-il tomber sans détour.
Un peu interloqué, j’attends une explication qui arrive assez vite : « Vous autres les humains, vous êtes handicapés par votre cerveau trop gros, ça vous gêne pour réfléchir.
----- Peut-être mais explique-moi pourquoi tu qualifies ‘intellectualiste’ l’idée que l’entropie d’un système gêne l’utilisation qu’on peut en faire ?
----- Parce que c’est complètement coupé de la réalité. J’ai tous les jours, à chaque instant, la preuve du contraire.
----- Tu m’intéresses, explique.
----- Comme tu as pu voir, je sais voler.
----- Avec une habileté certaine, oui, j’ai vu.
----- Et sur quoi je m’appuie pour voler ? Sur l’air qui est un élément totalement entropique : toi, tu ne peux pas imaginer l’agitation des petites billes qui forment l’air parce que tu as un gros pif qui ne sent rien. Mais moi je les sens bien sur mon bec fin quand je vole, les petites billes d’air qui s’entrechoquent dans tous les sens.
----- On appelle ça des molécules et un mouvement brownien.
---- Si tu veux. Mais en tout cas, ça marche : l’air est totalement entropique et je m’appuie dessus. D’ailleurs vous le savez depuis longtemps : vos girouettes, vos bateaux à voile, vos moulins à vent tirent de l’énergie, faible ou forte, de l’air dont les petites billes s’entrechoquent de façon désordonnée. Et maintenant, avec vos trop grosses têtes, vous dites que ce n’est pas possible. Vous réfléchissez trop.
----- Mais toi : comment fais-tu pour penser ?
----- Je n’y ai aucun mérite : c’est tout simplement parce que mon cerveau n’est pas trop gros et parce que je ne suis jamais allé à l’école. »

Sur ces mots il s’envole, démentant à grands battements d’ailes toutes les théories qui concluent qu’on ne peut rien faire d’un système entropique.

10. Le mardi 7 août 2012, 21:55 par Auguste Rodin

C'est parce qu’il ne porte pas de slip que le héron est capable de penser.

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