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Courage intellectuel (suite)

J'avais évoqué le sujet, mais là il faut vraiment que je livre le texte... J'ai quelque peu ruminé, et vos commentaires m'y ont bien aidé (et désolé si l'expression même de courage intellectuel fait rire Yves). Intéressons nous tout d'abord au courage intellectuel, avant de la comparer à d'autres activités....

source

1/ Le courage, tout d'abord, est une activité qui est généralement individuelle : le courage est l'affaire d'un individu. Où avais-je lu que dans les actions héroïques d'unités militaires, il fallait en fait qu'une très faible proportion de leaders adoptent l'attitude courageuse pour que le groupe suive, dans une véritable "dynamique de groupe". Alors, pour surmonter la peur, le groupe est un refuge et on fait comme les autres. Le groupe est courageux mais le plus courageux est celui qui s'est, le premier, lancé en avant. Souvenez vous de Bonaparte sur le pont d'Arcole : certes, l'image a été retravaillée après (on pratiquait déjà la propagande, si on ne connaissait pas le mot) mais elle renvoyait à une réalité connue et expérimentée.

2/ Hormis ces cas collectifs, nous avons plutôt à l'esprit l'image d'un courage individuel. Je me souviens du livre de Deniau qui s'est beaucoup intéressé au sujet (Était-ce dans Mémoires de sept vies ? dans Histoires de courage ?) et les anecdotes sont toutes individuelles. Le courage est d'abord l'affaire d'un individu, ce qui aura des conséquences pour la suite du raisonnement.

3/ Raisonnement : voici un beau mot, et gardons-le tout d'abord pour évoquer ce courage. Le courage est-il irréfléchi ? instinctif ? ou peut-il être une affaire de raison ? Là encore, nous avons plutôt à l'idée quelque chose qui vient des tripes, même si pourtant la chose n'est pas aussi évidente. Là encore, Deniau. Le jeune aspirant est de quart, la nuit, sur un bateau traversant le Pacifique. La route est connue, et pour une raison ou une autre, après avoir mis la barre sur pilotage automatique, il part faire sa ronde et ... tombe à l'eau. Et il voit le navire poursuivre sa route. Et il calcule : * il est quatre heures du matin. Je connais le pacha, dès qu'il se rendra compte que je ne suis plus à bord, il fera demi-tour pour revenir sur la route à ma recherche. Il devrait s'en apercevoir à 6h30, une demi heure pour effectuer des recherches, il ne devrait revenir sur zone que d'ici 10h00. Donc, je dois nager pendant six heures. Dans six heures trente, cela ne servira plus à rien.

  • A 10h15, il voit apparaître au loin le bateau, réussit à être repêché, ce qui nous permet d'avoir aujourd’hui l'anecdote : la pensée est utile au courage.

4/ Pourtant, c'est un cas un peu rare, et tous ceux avec qui j'ai pu parler évoquent une certaine inconscience, tout d'abord pour mobiliser des ressources (mentales et physiques) qui accompagnent le reste des facultés, y compris les facultés intellectuelles.

5/ Passons à la chose "intellectuelle" : je la mets au féminin pour insister sur l'adjectif (le substantif viendra ensuite..). Intellectuel, c'est une activité de l'esprit. Et là encore, elle est d'abord individuelle. Cogito ergo sum se dit à la première personne du singulier. Bien sûr, cette activité intellectuelle s'appuie sur d'autres pensées, elle s'y confronte, ne serait-ce que par nécessité de comparaison, de débat, de dialectique.

6/ L'activité intellectuelle exige une insatisfaction devant l’explication couramment admise. Comme dit Guitton, il faut aussi nier pour avancer : c'est le rôle de l’antithèse. ça ne suffit pas (l'antithèse est placée après la thèse et avant la synthèse, mais la synthèse n'est possible que parce qu'il y a eu antithèse, donc opposition. Le progrès est certes dépassement, mais à la suite d'un refus.

Ainsi, la nécessité de l'antithèse suggère, dans un développement intellectuel, une forme de courage. Car il faut nier. Il faut se "révolter". Cela ne suffit pas à définir le courage intellectuel, mais il est important de souligner cette part de courage dans toute activité intellectuelle.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 5 septembre 2012, 21:04 par

La clef du courage intellectuel est dans ta conclusion. Le courage n'est pas dans le "raisonnement rationnel" (pléonasme délibéré) mais dans un mélange de rationnel et d'irrationnel qui permet de voir au-delà de l'obstacle, contre toute évidence immédiate.
Il faut une sacrée dose d'irrationalité pour aller dire à Londres, quand tout est perdu, que la France se relèvera par son Empire.
Il faut avoir une inconscience totale pour jurer à Koufra, petit fortin perdu au fond du fond du désert tchado-libyen, qu'on ne déposera les armes qu'après avoir planté les couleurs nationales sur la cathédrale de Strasbourg.
Idem j'imagine pour l'aspirant Deniau, qui s'impose le raisonnement par l'absurde car sa tête devait moins dépasser de l'océan qu'une aiguille d'une botte de foin.
Idem pour le jeune Bonaparte qui, avant de courir sur le pont d'Arcole avait commencé à utiliser les canons, à contre-emploi et contre les règlements tactiques de l'époque, pour sortir les Anglais de Toulon. Le courage d'oser contre tout le monde.
Ce qui m'amène à affirmer, sans esprit de provocation, que la plus belle vertu militaire est la désobéissance, qui permet de surmonter la contingence et de transcender la mission. De Gaulle et Leclerc que j'ai cités, mais il y en a bien d'autres, ont été condamnés comme traîtres par leurs pairs car ils étaient rebelles. L'Histoire leur a donné raison, mais plus encore l'éthique dont ils étaient porteurs.
Le courage intellectuel tel qu'on devrait l'enseigner dans les écoles militaires, encore plus que dans les autres, c'est d'oser penser tout seul, envers et contre tous les règlements et toutes les hiérarchies...

egea : ta formule m'a fait rire : elle renvoie à un billet que j'avais publié en février 2011, intitulé L'indiscipline, force principale des armées, et qui avait occasionné un très beau débat (31 commentaires, je crois que c'est un des records sur egea).

2. Le mercredi 5 septembre 2012, 21:04 par yves cadiou

Peut-être n’avez-vous jamais vu un héron danser le charleston : c’est que vous n’êtes jamais venu aux Fêtes de l’Erdre, à Nantes le premier weekend de septembre : c’est du jazz non-stop sur les rives de l’Erdre. L’autre jour, alors que je m’y promenais, j’ai vu sur le toit d’une péniche de plaisance une bande de hérons qui se trémoussaient en cadence, croisant frénétiquement leurs genoux d’échassiers et tordant leur long cou en rythme. Je n’ai pas tout de suite repéré mon copain, c’est lui qui m’a interpellé : « hé, Yves ! Belle ambiance, hein ? » Je lui ai aussitôt répondu, forçant le ton pour couvrir la musique : « oui, c’est du délire ! »

Un éléphant rose qui passait à ce moment-là a confirmé : « du délire ? Oui, on peut le dire : vous avez trouvé le mot juste. » Les éléphants roses générés par les vins de Loire ne manquent pas de finesse.

Je crie, à l’adresse de mon copain le héron qui n’arrête pas de danser : « Quand tu voudras souffler un peu, viens me voir, s’il te plaît, je te poserai une question de la part d’Olivier Kempf.
----- D’accord, attends-moi, je viens : tu vas encore me demander ma stratégie à long terme alors qu’on est en plein swing ? Vous les TGC, vous avez toujours des questions inattendues.
----- Les TGC ?
----- Les Trop Gros Cerveaux : c’est comme ça qu’on vous surnomme, avec mes copains. C’est quoi la question, cette fois ?
----- C’est au sujet du courage intellectuel » criai-je pour couvrir la musique. Là, j’ai apprécié la politesse des hérons. Peut-être n’avez-vous jamais vu une bande de hérons se retenir de rigoler : c’est que vous ne leur avez jamais demandé ce qu’ils pensent du courage intellectuel.

Un instant plus tard mon copain le héron m’avait rejoint, encore essoufflé : « le courage intellectuel ! Quelle idée ! D’abord le courage, ça ne sert à rien : je te recommande plutôt la prudence, c’est beaucoup plus intelligent. Le courage, ce n’est pas intelligent : alors comment veux-tu qu’un comportement qui n’est pas intelligent puisse être qualifié d’intellectuel ? L’autre jour, ton Olivier Kempf voulait savoir si j’ai une stratégie à long terme et à l’Amicale des hérons de l’Erdre c’est devenu une blague ultra-classique : quand il y a un nouveau, on lui demande quelle est sa stratégie à long terme. Qu’est-ce qu’on se marre !
Alors le courage intellectuel, hein ? Tu m’as demandé mon avis, je te le donne franchement : le courage, c’est de la fiente. »

Cette opinion abrupte est un peu choquante, trop différente de ce que j’ai toujours appris. J’y ajoute foi cependant et je remarque : « Olivier Kempf est sûrement de ton avis parce qu’il écrit que le courage, c’est quelque chose qui vient des tripes.
----- Ah, tu vois ! Et d’après ce que tu m’as dit de lui, il n’a certainement pas écrit ça par inadvertance.
----- Sûrement pas.
----- Par conséquent, nous sommes bien d’accord. D’ailleurs, réfléchis : si nous, les hérons, nous étions courageux, notre espèce serait éteinte depuis longtemps. Mais heureusement pour nous, nous ne sommes ni courageux, ni intellectuels ni même intelligents et c’est pour ça que nous existons depuis beaucoup plus longtemps que vous.
----- Donc tu es trouillard ?
----- Non, parce que je ne suis pas intelligent. Pour être trouillard, il faut être intelligent. Moi, c’est par principe que je ne suis pas courageux : c’est ma stratégie à long terme. Vous les TGC, affublés d’un cerveau qui vous empêche de réfléchir, vous devriez quand-même une bonne fois comprendre qu’avec votre petite ancienneté de cinq millions d’années (ancienneté, je rigole ! lol !) vous êtes les petits jeunots de la Création.
Mais si vous persistez à être trop intelligents et trop courageux vous serez, de toutes les espèces disparues, celle qui aura duré le moins longtemps sur cette planète.
Laisse tomber le courage intellectuel, c’est une invention de TGC. Non seulement ça ne sert à rien mais c’est dangereux. »

Ainsi parla le héron de l’Erdre avant de retourner danser le charleston, manquant de se faire renverser par l’éléphant rose qui était de retour.

egea : surtout, Yves est de retour et ça nous manquait. Dire que le courage intellectuel vient des tripes est une bonne conclusion. Mes compliments à votre héron.

PS : si;, j'écris beaucoup par inadvertance

3. Le mercredi 5 septembre 2012, 21:04 par JLC

Le courage intellectuel c'est d'abord savoir que ce que l'on fait ou l'on va faire n'est pas forcément conforme à la norme. Le courage intellectuel permet de créer la surprise. Si les Anglais savaient que les Français utilisaient leurs canons d'une certaine façon, ils pouvaient positionner leurs troupes de façon à limiter les pertes. Si brusquement la règle change. L'ennemi est dans l'inconnu. Le problème survient quand dans un camp aucun des chefs artilleur, sapeur ou fantassin ne respecte la règle en même temps. Alors c'est le chaos. Le courage intellectuel ne peut être que ponctuel.
Pour revenir sur les remarques de Pierre: je ne sais pas si Leclerc avait du courage intellectuel ou du moins si les exemples qu'il donne sont appropriés. Ne s'agit-il pas plutôt d'audace? Mais est-il nécessaire d'avoir l'esprit audacieux pour faire preuve de courage intellectuel? Est-ce que ceux qui ont fait preuve de courage intellectuel à un instant donné, sont prêt à accepter celui de leur subordonné le moment venu? Je n'ai pas l'impression que dans un cas comme dans l'autre, mais ce n'est qu'une impression, ils en aient fait preuve.
Le courage intellectuel en matière de stratégie, c'est peut-être simplement être capable de rompre les habitudes et d'accepter d'être critiqué parce que l'on sort de la norme.

4. Le mercredi 5 septembre 2012, 21:04 par Colin L'hermet

Bonsoir M. Kempf,
Bonsoir à tous,

Lors de votre précédent post sur le sujet, un point n'avait été que vaguement esquissé, celui de l'échec issu d'une bouffée de courage intellectuel.
Tel Diagoras de Melos face aux ex-voto de Samothrace, on ne voit guère que ceux qui ont réussi. Pour les autres vae victis et passez muscade.
On avait bien eu droit au prolongement, i.e. l'amalgame entre forme de courage intellectuel et habillage-dépit face à l'incompréhension du plus grand nombre.

Or donc l'expression de "courage intellectuel" ne me parle pas du tout.
En revanche cela fait des années que je fais référence à "l'honnêteté intellectuelle".

J'avais tendance à employer cette expression pour appeler au rejet de la mauvaise foi.
Elle collait aux situations où l'avis, pensé, desservirait apparemment son auteur, du seul fait qu'il serait finalement exprimé.
Par exemple admettre dans un débat, que l'on a tort. Un véritable sabordage.
Pour cela, il faut en vérité écouter les autres.
Mais la grandeur (la candeur) exigerait cet exercice suicidaire.

Quid de la dimension contreproductive d'un courage intellectuel
qui consiste à aller contre ses propres intérêts bien entendus de court terme (dictés par la lecture du contexte immédiat)
pour en viser un à plus long terme (la Vérité, l'Honneur, etc.) ?
Tout cela juste parce qu'un principe sublimateur le commanderait.

Et quelle épiphanie !, lorsque le but lointain, visé par l'honnête, se révèle aux yeux des autres, ses contempteurs !
Alors là, oui, tous de louer autant sa clairvoyance que son refus de plier face à leur nombre.
C'est là le courage qu'on lui reconnaît.

Alors, l'honnêteté intellectuelle est-elle ce que vous appelez courage intellectuel ?
Est-ce la même chose ?
Y-a-t'il un lien entre les 2 ?

Si différence il y a,
ne tiendrait-elle pas au fait que
le courage s'éprouve dans la dialectique (des armes, des volontés, des discours, etc.)
tandis que mon "honnêteté intellectuelle" ressortit de la seule rhétorique ?

Ou encore, que l'honnêteté intellectuelle devient courage intellectuel après la victoire, faute de quoi elle demeure de l'ordre du fair-play ou de l'inconscience tactique ?

Dans bien des cas, on conviendra de toute manière, avec les hérons cendrés grisés, que l'honnêteté intellectuelle "non seulement ça ne sert à rien mais en plus c'est dangereux".
Sauf à suivre Michel Montaigne dans sa défense De l'art de conférer (Essais, Liv.3 Chap.8), que pourraient relire nombre de nos contemporains, en ces temps de recherche forcenée de consensus déresponsabilisants.

Bien à vous,
Cl'H

5. Le mercredi 5 septembre 2012, 21:04 par oodbae

Bonjour,

A t on déjà rencontré quelqu'un possédant un courage musculaire? ou au moins un courage physique?

Se sentir obligé de préciser que son courage est intellectuel, c'est probablement L'avoir si bien caché que personne n'a pu l'observer.

Cordialement.

6. Le mercredi 5 septembre 2012, 21:04 par yves cadiou

En bref (par tph mobile) :
le courage vient des tripes et le courage intellectuel vient des boyaux de la tête.

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