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Mali : et maintenant (2)

Poursuivons notre analyse du cas malien (voir billet précédent), et tout d'abord en examinant "l'ennemi". Car si les autorités françaises le désignent aisément par le mot "islamistes" ou "terroristes", appellation commode (c'est "de bonne guerre"), la chose est bien évidemment plus compliquée....

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1/ Le monde contemporain est avide de simplifications, car elles sont facilement portées par les médias. Elles sont évidemment trompeuses... Surtout, elles ne prennent pas en compte une réalité qui est celle de la multiplicité des identités. Vous, moi, nous ne sommes jamais simplement "un Français" ou "un stratégiste" ou "un plombier" ou "un bourgeois" ou "un Européen" ou "un analphabète" : nous sommes tout cela simultanément, et même si nous privilégions à tel moment telle part de notre personnalité, nous les possédons toutes. En ce sens, l'analyse géopolitique moderne doit faire ce travail "multi-factoriel" qui seul permet de mieux appréhender les "parties" (et donc les "partis") en présence.

2/ Tout ceci pour dire que le facteur religieux n'est que le dernier venu en cette affaire : quant au terrorisme islamiste, il n'est bien sûr qu'une des expressions de ce facteur. Vouloir réduire l'adversaire à cette seule qualification, c'est aller à coup sûr dans l'erreur.

3/ Le premier facteur, en effet, est ethnique. Mot bien élevé et aujourd'hui admis pour ne pas en utiliser d'autres, même si les Maliens n'ont pas ces embarras et expliquent, à qui veut l'entendre (mais nos bien-pensants ont des surdités sélectives), que les envahisseurs étaient des peaux claires, par opposition aux peaux noires. Voici en effet la première fracture, séculaire, celle qui oppose les populations "arabes" (mais il y a des arabophones, mais aussi des bérbérophones etc...), ou, plus exactement, les populations maghrébines du Nord. Nous incluons dans cette "méta-catégorie" les populations nomades du désert. On a coutume de les désigner par "Touaregs" mais je crois qu'il ne faut pas oublier les Maures ou, tout simplement, les Arabes.

4/ Or, une habitude "séculaire" voit l'exploitation des populations du sud du Sahara par celles du nord. "Le même mot arabe, 'bid, désigne en effet le Noir et l'esclave" (1). Depuis toujours, les "Arabes" (exactement : les populations à peau blanche plus ou moins établies) ont mené une exploitation des populations noires du sud. La frontière n'est pas une ligne, mais un espèce de "front" bordant le fleuve Niger, même si les rezzous ont pu descendre bien plus au sud pour "razzier" (au sens premier) des esclaves. Tombouctou a longtemps été la capitale du transit des esclaves... L’offensive des "islamistes" (excusez-moi pour cette abondance de guillemets, mais comprenez que les mots sont piégeux) de l'an dernier jusqu’à l'ultime rezzou de janvier s'inscrit dans cette tradition séculaire. Et il faut d'ailleurs comprendre les demandes d'autonomie touareg comme une réaction à l'inversion de leur perception du rapport de puissance : désormais en effet, ils ont le sentiment de vivre sous la férule du sud. Ce rapport, très enraciné dans l'histoire, explique la difficulté des négociations à venir puisqu'il faudra bien trouver un compromis satisfaisant cette demande touareg... Même si cela pose la question de toutes les populations nomades du Sahara, jusqu'aux confins du Maroc et de la Mauritanie d'un côté, de l'Algérie au centre, de la Libye, du Niger, du Soudan et du Tchad enfin.

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5/ Le deuxième facteur est celui du nomadisme. Le Sahara est un espace lisse, une mer de sable que des navigateurs traversent, afin d'organiser des échanges de part et d'autres. Or, ce modèle économique vit fondamentalement du trafic. Cette mer est un espace libre, non borné, qui n'admet les frontières linéaires et westphaliennes auxquelles nous sommes accoutumés. Le trafic est essentiel et immémorial. Autrefois il s'agissait d'or et d'esclaves, aujourd'hui il s'agit de drogue et d'armes (et d'otages), mais l'essentiel est là : du trafic. Les adversaires sont des "pirates" qui n'obéissent pas à une logique territoriale, mais à une logique réticulaire. L'armée française ne s'y est pas trompée : elle vise les moyens de cette navigation sableuse, à savoir les réserves en carburant qui permettent l'autonomie. Puisque l'adversaire n'a pas de place-forte, son centre de gravité est donc ce qui lui permet de mettre en œuvre son réseau, c'est sa capacité de déplacement. C'est sa logistique, qui est son centre de gravité.

6/ Le troisième facteur, enfin (enfin seulement), est religieux. Ou plus exactement politico-religieux. En effet, autrefois la religion appartenait à un ordre traditionnel. Elle a remplacé le débat politique (voir ce passionnant entretien du sociologue Gilles Holder, accordé au Monde). Elle a donc opposé un islam "traditionnel", acculturé, à un islam "rénové", néo-traditionnaliste et donc moderniste, qui constitue une importation d'une vision radicale et moderne, trouvant ses origines hors de la zone. Peu importe qu'on le dénomme salafisme ou islamisme : il est une tentative idéologique venant de l'extérieur, mais qui a réussi une certaine implantation en recouvrant d'une part les deux facteurs précédents, mais aussi avec une dynamique propre : celle de la recherche identitaire d'une partie des populations du nord voulant trouver du sens dans l'islam politique. Le fait qu'il apparaisse comme le principal "refus de l'Occident" et qu'il soit appuyé par les pétro-dollars jouent de plus. Car voici un des derniers aspects : cet "islam radical" bénéficie non seulement des trafics, mais aussi de financements islamistes qui permettent de payer des servants d'arme. Ceux-ci, dans la situation de pauvreté et de précarité de l'entre-deux sahélien, acceptent volontiers de prêter main forte, contre rémunération, à ces partis si puissants. Que ceux-ci connaissent des défaites, et beaucoup des soldats de fortune les abandonneront. (voir l'article d'Olivier Roy dans Le Monde d'hier). Deux dernières remarques : AQMI n'est pas "enraciné", il est global et moderniste et a déjà disparu, car il est un parasite de l'Occident. Et il y a aujourd'hui plus d'islamistes radicaux "à peau noire" à Bamako que dans tout le nord du Mali.

7/ L'adversaire est donc composé de personnes qui s'attachent probablement aux trois déterminants identifiés : ils mélangent des motivations ethniques, économiques et religieuses. L’agrégation s'était faite à la faveur du succès. L'opération de police réalisée par l'armée française a désagrégé cet amalgame. Toute la question est désormais de savoir comment empêcher qu'il se reconstitue à nouveau.

Nous examinerons ce sujet dans un prochain billet.

O. Kempf

  1. L. Martinez, "Peut-on appeler un chat un chat ? sur le jargon de Babel", Commentaires, été 2012, p. 433

Commentaires

1. Le lundi 4 février 2013, 22:01 par Hans

Très intéressant.

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