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A propos de Tilly

Ayant un petit devoir à rendre (je vous en reparlerai), j'ai effectué quelques recherches pour retrouver la citation exacte de Tilly, dont nous avons déjà parlé ici, à propos de sa citation célèbre sur la guerre et l'Etat, qui est une sorte de palindrome (pas exactement, en fait, mais je n'ai pas retrouvé comment désigner cette figure de style : "Histoire de la philosophie, philosophie de l'histoire"). Et le texte original suscite quelques commentaires.

source (on remarquera donc que cette illustration inverse la proposition originelle de Tilly !)

Voici donc la citation originalle :

  • War made the state, and the state made war.

In Charles Tilly, “Reflexions on the history of European state-making”, (pp. 3.83), in Charles Tilly (dir.), “The formation of national states in Western Europe”, Princeton University Press, 1975, p. 42.

  • NB : Dans le même volume, il écrit également la conclusion : “Western state-making and theories of political transformation”, pp. 601-638.

La guerre a fait l’Etat, et l’Etat a fait la guerre : voici la traduction exacte de la phrase souvent citée de Charles Tilly, le sociologue américain qui s’est très tôt interrogé sur la construction des États, à partir de la fin du Moyen-âge. Qu’elle soit au passé ne saurait étonner, puisqu’il s’agit d’une recherche historique. En revanche, le sens de la citation peut surprendre. En effet, la citation passe la guerre en premier, et l’Etat en second. La guerre précèderait l’Etat ? Mais l’apparition de l’Etat n’est elle pas due, originellement, à plusieurs facteurs (complémentaires de la seule sécurité) ? On pourrait ainsi évoquer par exemple des raisons religieuses ou économiques, ce que suggèrent par exemple les premières expériences en Mésopotamie, en Égypte ou en Chine (même si l'on vient de me signaler l'exemple de populations proprement anarchiques aux confins du Laos, et qu'il ne faut pas oublier les peuples nomades de toute sorte qui n'obéissent pas à la logique de l'Etat). Cet Etat primitif déjà faisait la guerre. L’apport de Ch. Tilly est de révéler à quel point le durcissement de la guerre, au tournant du Moyen-âge et de la Renaissance, a été la source essentielle de la transformation de l’Etat, et donc l’invention de l’Etat moderne, qu’on le dise « Etat-nation » ou Etat westphalien. Si cette perspective est juste, il vaudrait donc mieux affirmer, à rebours de Tilly, : « L’Etat fait la guerre, et la guerre fait l’Etat ».

Ainsi, la guerre est une tâche essentielle de l’Etat, et dans le même temps elle révèle l’Etat. Ces rapports étroits de l’Etat et de la guerre méritent d’être précisés, en essayant de concilier deux approches, intérieure et extérieure. En effet, l’Etat est responsable de la « souveraineté ».

La souveraineté est une notion duale qui est essentielle à l’Etat. Elle est duale, car elle recouvre à la fois la souveraineté intérieure et la souveraineté extérieure, ce qui est rarement associé alors que le lien entre les deux est indissoluble. La souveraineté intérieure exprime le consentement des citoyens, c’est la « souveraineté populaire » mentionnée par les juristes, celle qui est à la source du contrat social. La souveraineté extérieure manifeste l’indépendance du pays, c’est la souveraineté nationale, celle qui justifie sa place à l’ONU. Et les deux sont indissolublement liées. Elles le sont par cette « séparation » biface, qui détermine aussi bien ce qui est dedans que ce qui est dehors : elle unifie autant qu’elle sépare, elle unifie parce qu’elle sépare. L’un n’existe que parce qu’il y a un autre. Cette séparation s’appelle une « frontière », qui comme toutes les frontières est plus ou moins linéaire (il y avait, autrefois, des « fronts », zones imprécises et marches vagues séparant les principautés), et qui surtout est poreuse. La frontière étanche n’est d’ailleurs qu’une illusion récente, une sur-interprétation contemporaine de la construction étatique westphalienne.

L’Etat est ainsi le moyen de la souveraineté, et il a partie liée à la guerre : aussi bien la guerre intérieure (la guerre civile) que la guerre extérieure (guerre de conquête, guerre de défense).

Analyser les rapports entre l’Etat et la guerre impose donc non seulement d’examiner leurs déterminations réciproques, mais aussi selon le double point de vue de l’intérieur et de l’extérieur. Nous y reviendrons quelque jour.

Références:

  • Le premier billet sur la question, ultra court mais ayant suscité 15 commentaires, un record à l'époque (et encore maintenant, c'est un bon score, hein !).
  • Un billet complémentaire envoyé par Ch. Richard, grand admirateur de Tilly et qui n'a eu de cesse de me signaler Fortmann : ça y est, j'ai emprunté les Ides de mars et m'y suis mis !.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 27 février 2013, 23:04 par Magnus

Monsieur Kempf,

vous m’étonnez. Rien à voir avec un palindrome. Il s'agit d'un chiasme.

Magnus

2. Le mercredi 27 février 2013, 23:04 par Magnus

Autre exemple, pour rester dans le sujet :

Paul Valéry : « La guerre, c’est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent, mais ne se massacrent pas. »

Magnus

3. Le mercredi 27 février 2013, 23:04 par gm

c'est un chiasme ... dans sa variante "antimétabole"

égéa : merci à vous deux pour ces précisions savantes. Antimétabole ?

4. Le mercredi 27 février 2013, 23:04 par BQ

Et si nous, à l'Ouest de l'Europe et ailleurs, avions une acception et une représentation limitatives de la guerre?
Appel à anthropologue!

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